Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XV

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CHAPITRE XV

Les Tuileries. — Palissy décore les jardins. — La grotte des Tuileries. — Si le plan qu’on en a est authentique. — La grotte du Veillon. — Nicolas et Mathurin Palissy. — Le livre de dépenses de Catherine de Médicis. — Les fours de Palissy. — Où il habitait à Paris. — Palissy gouverneur des Tuileries.

Le palais des Tuileries déjà commençait à s’élever. L’emplacement, situé au delà du Louvre, avait été, en 1518 acheté par François Ier pour Louise de Savoie, de Nicolas de Neuville qui reçut en échange le château de Chanteloup. On lui donna le nom d’une fabrique de tuiles qu’il remplaçait. Ainsi on appelait Céramique un des plus beaux quartiers d’Athènes, parce que là s’étaient jadis installés de nombreux établissements de potiers. Catherine de Médicis, après la fin tragique de Henri II, avait pris en aversion les Tournelles, où son époux, le 10 juillet 1559, avait rendu le dernier soupir. L’hôtel Saint-Paul, les hôtels de Bourgogne, d’Artois, le Petit-Bourbon, avaient été, dès l552, aliénés moyennant des rentes perpétuelles. De plus, par édit daté de Saint-Maur-les-Fossés — 28 janvier 1564 — le roi, ayant ordonné que tous les lieux à lui appartenant, et qui n’étaient point occupés, fussent vendus, Catherine profita de l’absence du roi pour faire démolir les Tournelles, remplir les fossés, abattre les murailles, et créer à la place un marché aux chevaux. Il fallait réparer toutes ces pertes. La reine mère reprit l’ancien projet. Le Louvre n’était pas trop loin des Tuileries. Elle laisserait son fils régner au Louvre, et se retirerait aux Tuileries. Elle pourrait ainsi se mêler aux affaires, tout en y paraissant rester étrangère. C’est sans doute dans cette intention qu’elle songea, selon l’historien Christophe de Thou[1], à réunir par une vaste galerie le Louvre aux Tuileries, projet grandiose qui n’a été réalisé que sous le second empire.

Elle acheta donc quelques bâtiments adjacents en 1564, et, la même année, fit creuser les fondements du palais. La première pierre fut posée par Charles IX, le 11 janvier 1566 — Félibien dit mars — et celle du boulevard des Tuileries, le 11 juillet suivant. Son goût artistique trouvait moyen de se satisfaire. Elle allait pouvoir réaliser son idéal d’architecture ; elle qui se plaisait, comme le dit Philibert de l’Orme, « à esquisser les plans et profils des édifices qu’elle faisait construire. » La direction des travaux fut confiée à ce même de l’Orme secondé de Jean Bullant. « Le palais de Catherine de Médicis[2], fut une des conceptions les plus heureuses de l’école franco-italienne. Nulle part les lignes n’avaient été combinées d’une façon plus pittoresque, les effets d’ombre et de lumière plus harmonieusement distribués. Cette élégante architecture, déjà, selon l’expression de Chateaubriand, « gâtée par les ouvrages lourds dont elle a été chargée et écrasée » au dix-septième siècle, a été complètement défigurée de nos jours, au moins du côté du jardin. Catherine de Médicis ne jouit pas longtemps de son œuvre. En 1572, effrayée de prédictions sinistres, elle alla habiter l’hôtel de Soissons qu’elle avait fait bâtir par Pierre Lescot.

C’est à sa nouvelle construction des Tuileries qu’elle employa Bernard Palissy. L’architecture, la peinture et la sculpture étaient à l’œuvre ; l’émaillerie devait avoir sa part. Il fallait que tous les arts contribuassent à l’embellissement de ce magnifique séjour. La reine voulait que tous réunis en fissent une merveille comparable à Blois, à Madrid ou à Chambord. Le potier dut appliquer son talent à l’ornement du jardin.

En 1570, Palissy construisit la célèbre grotte des Tuileries. M. Anatole de Montaiglon a donné[3] la description d’un dessin qu’il croit être celui de la grotte des Tuileries. L’original appartient à M. Hippolyte Destailleurs, architecte, qui possède une très-précieuse collection de dessins d’architecture. Il est à la plume et légèrement lavé de bistre. Au bas, on lit en caractères cursifs du seizième siècle.

« Le portrait de la grotte rustique qui sera en terre environ quinze piet et le tout sera faict de rustiques tant les anymault que la massonerye et laquelle crotte a esté inventé par madame La Grand. » Suivent les indications diverses : « le pot pour liaux, la plasse où l’on peult mettre des émailles de terre cuite, l’ascostoys (margelle), le boys, le ras des terres ; le puits servant de fontayne, » etc.

Qu’est-ce « madame La Grand ? » M. de Montaiglon y voit un nom commun, comme qui dirait madame la grande écuyère, ou la grande maîtresse des filles d’honneur. Ainsi appelait-on, sous Henri II, Diane de Poitiers « la grande sénéchale, » et sous Louis XIII « Monsieur le Grand, » Henri Coiffier de Ruzé, marquis de Cinq-Mars, grand veneur. On trouve encore le nom de « Madame La Grand » donné à Françoise de Brosse, femme de Claude Gouffier, grand écuyer de France (22 octobre 1546) qu’on appelait aussi « Monseigneur Le Grand. »

Du reste, il n’est pas rare de voir des femmes chargées par le roi de surveiller des travaux. Par exemple, le marché passé, le 9 mai 1554, avec Mathurin Venuelle, Toussaint le Bleu, Jehan Pezay, Jehan de Boys, René Poullet et Martin le Heurteux, maçons et tailleurs de pierres, pour construire et sculpter certaines parties du château de Chambord sous la direction de l’architecte Jehan de Cogneau, est au nom de « demoyselle Anne Gedoyn, vefve de feu Jehan Breton, seigneur de Villandry. » C’est du reste une dame du Péron, ainsi qu’on le verra plus loin, qui ordonnance les payements pour les travaux de la grotte. On peut donc penser que « madame la Grand » signifie madame du Péron, grande surveillante ; et le mot « inventé par » serait simplement une adroite manière d’être courtisan, en laissant entendre à la reine qu’elle a réellement imaginé le plan de l’édifice comme Philibert de l’Orme qui voudrait nous faire croire que Catherine de Médicis a élevé les Tuileries.

L’écrivain de la Monographie de l’œuvre de Palissy a lu « Inventée : pour. » Dès lors la grotte de M. Destailleur, ne serait pas celle de la reine mère, mais bien d’une dame Legrand ou Lagrand. Elle et la dame du Péron seraient deux personnes distinctes. Pour le prouver, M. Sauzay promet sur cette dernière une pièce importante qu’il ne donne pas. Peut-être cette dame du Péron est celle dont parle Brantôme en sa Vie de Charles IX. Catherine de Pierrevive, dame du Perron, épouse d’Antoine de Gondy, mère d’Albert de Gondy, maréchal de Retz, fut faite par Henri II gouvernante des enfants de France. Le Discours merveilleux d’Henri Estienne donne la même version et n’appelle Gondy que le sieur du Perron[4].

Selon M. de Montaiglon, la façon dont figurent dans la décoration de la grotte, et coquillages, et homards, et écrevisses, et serpents, l’importance donnée par l’artiste à leur emploi, puisqu’il met les animaux à l’égal de la maçonnerie, le mot de rustique prouvent, à n’en pas douter, que le croquis est bien celui de l’ouvrage de Palissy ; car, lui mort, ses héritiers furent indignes de lui.

Nous ne répéterons pas ici le parallèle du dessin de M. Destailleurs et du livre de maître Bernard. Renvoyons aux Archives de l’art français, et bornons-nous à dire, après un examen attentif, que, s’il y a des ressemblances, il y a aussi des différences notables. Cette grotte rustique n’est certainement pas celle qu’avait rêvée l’artiste. Pas de fleurs, il en voulait. Les animaux ne sont pas exactement ceux qu’il désirait. L’émail ne se trouve pas partout ; c’était pourtant un point essentiel dans son plan. « Quand le cabinet sera ainsy massonné, dit-il (p. 60), je le viendray couvrir de plusieurs couleurs d’émails depuis le sommet des voutes iusques au pied et pavé d’iceluy ; quoy fait, ie viendray faire un grand feu dans le cabinet susdit, et ce iusques à temps que les dits esmails soient fonduz et liquéfiez sur la dite massonnerie ; et ainsi les esmails en se liquéfiant couleront, et en coulant s’entremesleront, et en s’entremeslant ils feront des figures et idées fort plaisantes ; et le feu estant osté du dit cabinet, on trouvera que les dits esmails auront couvert les jointures des briques desquelles le cabinet sera massonné ; et en telle sorte que le dit cabinet semblera par le dedans estre tout d’vne pièce... »

Au lieu de cela des médaillons ovales d’empereurs romains, les douze Césars en chlamyde, des aigles, des dauphins, bien qu’en 1570 il n’y eut pas de dauphin, puisque le duc d’Anjou, frère du roi, ne porta point ce titre, et que Charles épousa, seulement cette année, Élisabeth d’Autriche. Les animaux y sont plus rares que sur la légende. C’est une façon de boudoir, plutôt qu’une grotte. Le mot rustique brille sur l’étiquette ; mais il n’est guère que là. Si Palissy a conçu et exécuté le plan de cette grotte, ce ne peut être que sous le règne de Henri III. Il est dans sa dernière manière, et date de 1574 au plus tôt. « Ses premières conceptions architecturales étaient différentes et purement rustiques. »

Le pendant de la grotte de M. Destailleurs a existé. Sur les bords de la mer, à quelque distance de Talmond en Vendée, s’élève encore, quoique défiguré sous prétexte de réparations, le manoir du Veillon, bâti au quinzième siècle. À la fin du dix-septième, le propriétaire, suivant la mode du jour, orna sa gentilhommière d’une grotte et d’une fontaine rustiques. La grotte a disparu ; la fontaine subsiste en partie ; elle peut donner une idée de la grotte. Des pierres couvertes de cristaux, des cailloux de mer revêtus d’une couche vitreuse, des coquillages naturels, des fragments de poterie en revêtaient la façade. Deux niches contenaient Mars et Vénus, en terre cuite émaillée. N’est-ce pas là assez exactement ce que représente le dessin en question ? Or, un débris de plat montre la lettre H couronnée, initiale du nom de Henri IV. Le style des ornements du reste indique cette époque. Il est donc bien clair que la grotte de M. Destailleurs n’a pas été celle de Catherine de Médicis, et qu’elle lui est postérieure.

Il y a plus. Les Archives de l’histoire de la Suisse ont, en 1864, publié à Zurich la relation latine d’un voyage fait en France, l’an 1555 et 1557, par des ambassadeurs de la nation helvétique. M. Nicard a communiqué, le 15 mars 1866, à la Société impériale des antiquaires de France un fragment de ce récit que la Compagnie a transcrit page 83 de son vingt-neuvième volume.

« 11 maii. — Mane profecti sunt Legati ad hortum Reginæ, dictum la Tuillerie... »

Le 11 mai au matin, les ambassadeurs se rendent au jardin de la Reine nommé la Tuilerie pour présenter au roi leurs lettres de créance et solliciter la paix. Le jardin sans doute alors s’étendait jusqu’au Louvre. Tout naturellement ils en font la description. Le jardin est fort vaste et très-agréable. Une large voie le partage en deux parties, plantées de chaque côté d’arbres élevés, ormes et sycomores, qui fournissent de l’ombre aux promeneurs. Il s’y trouve un labyrinthe tracé avec tant d’art qu’une fois entré on en sort difficilement. On y voit des tables faites de branches et de feuilles, des lits, etc. Ce qui est étonnant, c’est que ce labyrinthe est presque en entier formé de cerisiers courbés. Dans ce jardin sont plusieurs fontaines avec des nymphes et des faunes qui tiennent des urnes d’où l’eau s’échappe. Une surtout est remarquable. C’est un rocher sur lequel courent divers reptiles, serpents, limaçons, tortues, lézards, crapauds, grenouilles, et toute espèce d’animaux aquatiques. Eux aussi versaient de l’eau. Même on eût dit que du rocher lui-même suintait de l’eau. C’est à grands frais et avec beaucoup d’habileté qu’on est parvenu à faire tout cela. Et pourtant, parce que personne n’en prend soin, la destruction en est imminente[5].

M. Anatole de Montaiglon a voulu voir là la célèbre grotte de Palissy aux Tuileries. Il nous est impossible de partager ce sentiment. D’abord c’est une fontaine, fons, non une grotte. Puis, il y a des nymphes, des faunes et des animaux qu’un potier a façonnés dans l’argile, ex opere figulinario. Mais, où est le vernis polychrome qui caractérise les rustiques figulines ? L’émail appliqué aux lézards, aux serpents, aux grenouilles, aux êtres infimes de la création, était alors si nouveau, que les voyageurs suisses n’eussent certainement pas manqué de s’émerveiller, eux qui s’extasiaient sur l’art admirable, miro artificio, qui a formé le labyrinthe et construit les fontaines. Enfin, nous sommes en 1555, et 1557 au plus tard. Déjà l’ouvrage abandonné menace ruine. À quelle époque maître Bernard l’aurait-il fait ? En 1563, il prie Catherine de Médicis de l’employer à la décoration de ses jardins, et il parle des commandes du Connétable. S’il eût à ce moment travaillé déjà pour les Tuileries, il se serait empressé de le rappeler. Ce n’est qu’après 1566, date de la fondation du château, que la reine mère songea vraiment à orner le jardin. Il est à croire que la fontaine, déjà en ruine vers 1557, aura été remplacée par la grotte émaillée. En tous cas elle ne peut être cette grotte elle-même.

Mais Palissy n’a point seulement fait des grottes pour Écouen et les Tuileries. Les grands seigneurs de l’époque lui en demandèrent ; et tout parc à la mode dut avoir ce genre d’ornement.

Philibert de l’Orme avait construit celle de Meudon. Les Della Robia, avant de l’Orme et Palissy, en avaient élevé. On sait que Pierre, fils de Cosme de Médicis, l’un des premiers qui aient commandé à Lucca des terres cuites colorées, lui fit exécuter la voûte d’un cabinet d’études pour l’été, dans le palais bâti par Cosme. La phrase suivante qu’ajoute Vasari prouve que, s’il était allé plus loin, maître Bernard avait été déjà devancé dans l’art de réunir en un bloc des parties diverses. « C’est assurément une merveille que, malgré les difficultés et les précautions qu’exigeait la cuisson de la terre, la voûte aussi bien que le pavé, tant a été parfaite l’exécution, semblent être non de plusieurs morceaux mais d’un seul[6]. »

Si on a construit des grottes avant Palissy, ses élèves, ses imitateurs en ont pu élever après. La mode de la faïence dans les jardins subsista longtemps. Sous Louis XIV, le premier Trianon, pour avoir eu son couronnement décoré de vases émaillés, ne s’appelait-il pas la maison de porcelaine ? et les grossières statues de bergers appuyés sur des bêches, de bergères portant des fleurs, si abondantes au dix-huitième siècle, ne seraient-elles pas, demande M. de Montaiglon, l’agonie de l’usage introduit par Palissy dans les jardins du seizième ? Lui-même a peut-être conformé ses plans au goût de ceux qui les lui payaient. Jusqu’à ce que des preuves plus fortes nous arrivent, il faudra prendre avec réserve, pour celui des Tuileries, le devis de M. Destailleurs dont la Monographie de B. Palissy a publié en 1868 une coupe verticale. Si c’est celui de Palissy, on doit avouer que l’artiste a bien modifié ses plans primitifs.

En 1842, dans le Cabinet de l’amateur, M. Champollion-Figeac signala à la curiosité des érudits un manuscrit de la Bibliothèque royale ; c’est un état de dépenses de la reine Catherine de Médicis en 1570, dépenses faites pour l’embellissement de son palais et de son jardin des Tuileries. Après les articles relatifs à la « massonnerie, aux mathériaux, » conduits et robinets de cuivre qui devaient amener l’eau de Saint-Cloud aux Tuileries, on lit le chapitre suivant :

« Autre dépense faicte par ce dit présent comptable à cause de la grotte émaillée.

« Paiement fait à cause de la dite grotte en vertu des ordonnances particulières de la dite dame du Péron.

« À Bernard, Nicolas et Mathurin Palissis, sculpteurs en terre, la somme de 400 livres tourn. à eux ordonnée par la dite dame du Péron en son ordonnance signée de sa main, le vingt-deuxième jour de janvier 1570, sur et tant moins de la somme de 2,500 livres tourn. pour tous les ouvrages de terre cuite émaillée qui restaient à faire pour parfaire et parachever les quatre pons au pourtour de dedans la grotte encommencée pour la royne en son palais, à Paris, suivant le marché fait avec eux, selon et ainsi qu’il est plus au long contenu et éclairé en la dicte ordonnance, par vertu de laquelle paiement a été fait comptant au dessus dicts, ainsi qu’il appert par leur quittance passée par devant les dits Vassarts et Yvert, notaires susdits, le vingt-deuxième jour de février au dict an 1570, escripte au bas de la dicte ordonnance ci-rendue. Pour ce cy en dépenses la dite somme de... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IIIIe l. »

Voici une seconde mention ; elle est de février :

« Aus dicts Palissis ci-dessus nommés pareille somme de 400 livres tourn. à eux aussi ordonnée par la dicte dame du Péron en son ordonnance signée de sa main le vingt-deuxième jour de février 1570, et ce en outre et par-dessus les autres sommes de deniers qu’ils ont par ci-devant reçues, sur et tant moins de la somme de 2,500 livres tourn., pour tous les ouvrages de terre cuite émaillée qui restent à faire pour parfaire et parachever les quatre pons au pourtour de dedans la grotte commencée pour la royne en son palais lès le Louvre à Paris, suivant le marché de ce fait avec eux, ainsi qu’il est plus au long contenu et éclairé en la dicte ordonnance, par vertu de laquelle paiement a été fait comptant aux dessus dits, ainsi qu’il appert par leur quittance passée par devant les dits Vassarts et Yvert, notaires au Chatelet de Paris, le vingt-sixième jour de février du dit an 1570, écrite au bas des dites ordonnances ci-rendues. Pour ceci en dépense de la dite somme de... »

Enfin, la troisième pièce n’a pas date ; comme les deux précédentes portent 22 janvier et 22 février, on peut croire qu’elle est du 22 mars.

« Autre paiement fait à cause de la dite grotte en vertu des certifications du dit de Chapponay, ordonnance non rendue en quittances, ci-après rendues comme il s’en suit :

« Aux dits Bernard, Nicolas, Mathurin Palissis ci-devant nommés, la somme de 200 livres tourn. à eux ordonnée être payée et ce outre et par-dessus les autres sommes de deniers qu’ils ont ci par-devant reçues sur et tant moins de la somme de 2,500 livres tourn. pour tous les ouvrages de terre cuite émaillée qui restent à faire pour parfaire et parachever les 4 pons au pourtour de dedans de la grotte encommencée pour la royne en son palais lès le Louvre à Paris, et ce en suivant le marché de ce fait et passé avec eux selon et ainsi qu’il est plus au long contenu et déclaré en la dite ordonnance de la dite dame du... »

Ces trois mémoires, que reproduit M. de Montaiglon, devaient faire suite à d’autres, puisqu’il n’y est point question de la grotte, mais seulement de quatre ponts. Ces quatre ponts, exécutés dans le même genre que la grotte elle-même, conduisaient de la terre ferme à l’espèce d’îlot où s’élevait cette rustique fantaisie. Champollion-Figeac avait lu pans. M. de Montaiglon affirme qu’il y a bien pons. Cela se comprend mieux.

On voit par ces actes que la grotte était presque terminée en 1570 ; Palissy y travaillait au moins depuis 1569. Ils nous révèlent en outre les noms des associés du maître : « Nicolas et Mathurin Palissis, sculpteurs en terre. » Qui sont ces Nicolas et Mathurin ? Des frères, des neveux, des fils ? L’opinion la plus vraisemblable est que Nicolas et Mathurin furent ses fils. On sait que le potier saintongeois éleva une nombreuse famille : « Les vers m’ont fait mourir six enfants, » dit-il (p. 247). Mais il ajoute plus loin (p. 315) : « J’avois ordinairement deux enfants aux nourrices. » Quand les commandes arrivèrent avec la célébrité, maître Bernard associa quelqu’un à ses travaux. Il dut prendre ses proches, et avant les autres ses enfants. Ainsi faisaient en Italie les Della Robia qui se transmettaient religieusement et leurs secrets et leur clientèle.

On a cherché en quel lieu des Tuileries s’élevait cette merveilleuse grotte. Dans le jardin assurément. Or, le plan de ce jardin, par Androuet du Cerceau, indique deux emplacements où elle aurait pu se trouver ; l’un au commencement de la terrasse actuelle des Feuillants ; l’autre dans un carré de bois situé sur le bord de ce qui est aujourd’hui le grand massif de droite, du côté de l’allée centrale, et à peu près aux deux tiers. C’est ce dernier qu’adopte M. de Montaiglon : car, le premier est situé près des écuries, tandis que le second moins vaste est en outre entouré d’un petit bois. En 1855, les journaux, notamment le Constitutionnel du 25 septembre, parlèrent bien de fragments de poterie de Palissy trouvés dans le jardin des Tuileries, en faisant une tranchée pour réparer le tuyau du jet d’eau. M. Riocreux recueillit alors et conserve au Musée de Sèvres un de ces débris. L’endroit où la pioche les avait rencontrés ne fut pas indiqué d’une manière précise. Cette révélation ne peut donc jeter aucune lumière sur l’emplacement de la grotte. Des fouilles pratiquées dans le sous-sol en feraient très-probablement découvrir les restes.

Le domicile de Bernard Palissy à Paris n’est pas connu d’une manière certaine. Mais la tradition nous guide mieux que pour la grotte des Tuileries. Maître Bernard a été muet sur ce sujet ; il invite seulement (p. 134) le lecteur qui désirerait de plus amples explications à se « retirer par deuers l’imprimeur et il lui dira le lieu de sa demeurance. » Ailleurs il nous apprend qu’il habitait vis-à-vis la Seine. En 1864, l’édilité parisienne a donné le nom de rue Palissy à la petite rue Taranne qui communique à la rue du Dragon. Cette rue du Dragon, au n°24, a une maison, aujourd’hui pauvre hôtel d’étudiants. Au dessus du rez-de-chaussée, encastrée dans le mur, est une plaque en faïence émaillée représentant Samson déchirant le lion. Cette légende l’entoure : Au fort Samson. On en a conclu, et tous les Guides de Paris le répètent, que l’artiste avait réellement séjourné là. Faut-il y voir la demeure de Palissy ? Ce bas-relief est-il du maître ? Indique-t-il son habitation ? Ne serait-ce pas plutôt une enseigne ? Alors presque toutes les maisons en portaient une, et elles en eurent jusqu’en 1768, où fut ordonné, à Paris, leur numérotage, qui, par l’opposition des grands et des marchands, blessés de se voir assimilés ou confondus, n’était encore que partiel et très-irrégulier vingt ans plus tard.

Il y a peut-être un moyen de trouver cette habitation ; ce serait de mettre la main sur quelque procuration, acte d’achat ou vente qu’ont dû rédiger pour maître Bernard, Yvert et Vassart, ses notaires ordinaires. Mes tentatives pour obtenir de fouiller leurs minutes ont été infructueuses.

Grâce à une découverte récente, on est mieux renseigné sur l’endroit où l’architecte de la grotte des Tuileries avait ses ateliers. Les chantiers de travail établis pour la construction du palais n’avaient pas encore entièrement disparu sous Louis XIV. Au commencement de son règne, des plans manuscrits montrent dans les cours du château la place des fours et des baraques en bois. Or, au mois de juillet 1865, une tranchée ouverte dans la cour d’honneur des Tuileries pour la fondation de la nouvelle salle des États qui fera partie de la galerie restaurée des Tuileries et du Louvre, à 20 mètres de la porte située à gauche de l’arc de triomphe du Carrousel, mit à découvert une construction en briques, ayant l’apparence d’un cul-de-four. La tranchée devait l’effleurer à peine ; et comme on avait déjà rencontré deux autres fours sans intérêt, on allait passer outre. Heureusement M. Adolphe Berty, l’auteur de la Topographie historique du vieux Paris, était là, suivant ces déblais avec l’œil inquiet et vigilant du chercheur. Il obtint qu’on donnât quelques coups de pioche de plus. On reconnut bien un four de potier. Des briques vitrifiées, des carneaux, ouvertures pratiquées à la voûte, des gazettes, étuis dont se servait maître Bernard pour préserver ses pièces d’accident, ne laissèrent plus de doute. Enfin, pour achever l’évidence, il y avait des fragments de moules de figures et de plantes. Un des creux montrait un buste de fantaisie, quelques monstres composés de coquillages, même les traits du visage et les yeux. D’autres laissaient voir des membres pris sur le vif, avec les poils mêmes du corps, ou bien des costumes d’étoffes à raies.

La trouvaille était importante. Elle jetait cependant un peu dans l’embarras. Quelles sont ces matrices ? appartiennent-elles bien à Palissy ? La question devait être résolue. Pour cela il n’y avait qu’à lire le projet de grotte que maitre Bernard avait tracé pour Catherine de Médicis et qu’a publié M. Benjamin Fillon dans ses Lettres écrites de la Vendée.

« S’il plaisoit à la Royne, dit l’inventeur des rustiques figulines, me commander une grotte, je la voudrois faire en la forme d’une grande caverne d’un rocher ; mais, afin que la grotte fût délectable, je la voudrois aorner des choses qu’il s’en suyt. Et premièrement au dedans de l’entrée de la porte je voudrois faire certaines figures de termes divers, lesquelz seroient posez sur certains pieds d’estraz pour servir de colonne… Il y en auroit un qui seroit comme une vieille estatue, mangée de l’ayr ou dissoutte à cause des gelées, pour démontrer plus grande antiquité. Il y en auroit un autre qui seroyt tout formé de diverses coquilles maritimes, sçavoir est les deux yeux de deux coquilles ; le nez, bouche, menton, front, joues, le tout de coquilles, voire tout le résidu du corps… Pour faire émerveiller les hommes je en vouldrois fère trois ou quatre vestus et coiffés de modes estranges, lesquels habillements et coiffures seroient de diverses linges, toiles ou substances rayées, si très approchans de la nature, qu’il n’y auroit homme qui ne pensast que ce fut la mesme chose que l’ouvrier aurait voulu imyter... Je vouldrois fere certaines figures après le naturel, voire imitant de si près la nature, jusqu’aux petits poilz des barbes et des soursilz, de la même grosseur qui est en la nature, seroient observez... »

En présence d’un texte aussi formel, il n’y a plus à douter. Les moules trouvés au Carrousel, le four qui les contenait sont bien les moules et le four du potier saintongeois.

On a cru que l’artiste avait habité près de ces ateliers. Le fait n’a rien d’impossible. Les autres ouvriers ou employés pouvaient venir travailler là le jour et s’en retourner le soir chez eux. Palissy, lui, devait être sans cesse à ses fours, surveiller jour et nuit la cuisson de ses pièces et diriger la fusion de ses émaux. Il a donc pu fort bien se construire une demeure provisoire, et l’occuper tout le temps qu’il a construit la grotte et décoré le jardin. C’est ce qui expliquerait le nom de « Bernard des Tuilleries » qui lui fut donné. Le savant conseiller au parlement d’Aix, que ses libéralités envers les savants firent appeler par Bayle le procureur général de la littérature, Nicolas-Claude Fabry de Peirese, en 1606, visitant Écouen avec le premier président du Vair, depuis garde des sceaux de France, n’appelle Bernard Palissy que « maître Bernard des Tuilleries. » De plus, une main anonyme mais contemporaine a écrit sur un vieux parchemin qui recouvre son volume de 1563 la Bibliothèque impériale :

LE LIVRE DE MAÎTRE BERNARD DES TUILLERIES.

Il est donc certain qu’il fut connu sous cette dénomination. Et même, S. Geraud Langrois, en 1592, met dans son livre le Globe du monde : « Maître Bernard Palissy, ci-devant gouverneur des Tuilleries. »

Gouverneur des Tuileries ! l’expression peut surprendre d’abord. Mais enfin Palissy était chargé de décorer les jardins du palais ; ce titre pouvait sous-entendre la direction des travaux.


  1. Tome IV, livre XXXVI, p. 638.
  2. Dit M. Henri Martin, tome IX, page 383 de son Histoire de France.
  3. Page 14 de la septième année des Archives de l’art français.
  4. V. Champollion, État de dépenses, p. 313.
  5. Il faut citer le texte latin qui donne ces derniers détails : « Sed inter cæteras fuit exstructus fons instar rupis, in qua rupe ex opere figulinario erant confecta varia animalis, veluti serpentes, cochlæ, testudines, lacerti, crapones, ranæ et omnis generis animalium aquatium. Quæ animalia aquam ex ore fundebant. Quin ex rupe ipsa videbatur exsudare aqua. Hæc maximis impensis et miro artificio fuerant parata ; munc autem, quia nemo exeolit, ruinam minantur
  6. Monographie des Della Robia, traduction de H. Henri Barbet de Jouy.