Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XVII

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CHAPITRE XVII

La Saint-Barthélemi. — Palissy échappe au massacre. — Sedan et les la Marck. — La duchesse de Bouillon. — Voyages à Meaux ; — en Valois. — Le sol de la Lorraine. — Le cristal de Fribourg. — Les poissons métallisés de Mansfeld. — Les faluns de la Touraine. — Voltaire se moque de Palissy et de Buffon. — Les brûlis des Ardennes. — Liège. — Spa. — Anvers. — La Normandie. — Retour à Paris. — Quatrième période. — Pièces apocryphes. — Pièces authentiques.

Arrive la nuit hideuse du 24 août 1572. Effrayé par sa mère, qui, aidée du comte dé Retz, du chancelier Birague, du duc de Nevers et du maréchal de Tavannes, ce dernier, seul Français parmi ces quatre astucieux Italiens, lui représente sa mort comme imminente s’il ne se délivre des réformés, Charles IX, après une épouvantable lutte d’une heure et demie contre ces fanatiques, laisse échapper l’ordre du massacre. Au son de l’horloge de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui sonnait deux heures, et dont la reine mère avait avancé l’aiguille pour ôter à son fils le moyen de revenir sur sa concession, les huguenots sont égorgés. Le roi approuve les assassins, « non pas, comme le dit un calviniste fanatique d’alors, non pas qu’il y mist la main, » mais donnant des ordres, mais permettant ce qu’il pouvait empêcher, et encourant par là la lourde responsabilité d’une boucherie inutile et odieuse.

Palissy échappa au massacre ; et pourtant « maistre Bernard des Thuilleries, » celui qui ornait les jardins royaux, était un personnage assez en vue. Il n’avait jamais dissimulé sa religion. Ses écrits, son arrestation antérieure étaient des preuves suffisantes. Il évita pourtant le poignard. Comment, on l’ignore. Si l’on en croyait Sully et Brantôme, qui a raconté deux fois la même erreur dans ses Hommes illustres au Discours sur l’amiral Coligny et à celui sur Charles IX, Ambroise Paré seul aurait été sauvé par le roi... « Et n’en voulut jamais sauver aucun, sinon maistre Ambroise Paré, son premier chirurgien et le premier de la chrétienté ; et l’envoya querir et venir le soir dans sa chambre et garde-robe, lui commandant de n’en bouger, et disait qu’il n’étoit raisonnable, qu’un, qui pouvait servir tout un petit monde, fut ainsi massacré, et si ne le pressa point de changer de religion, non plus que sa nourrice. »

Brantôme est inexact. D’abord Charles IX fit partir de Paris, deux jours auparavant, Henri Robert de la Marck ; et d’après Marguerite de Valois sa sœur[1], il voulut qu’on épargnât Louis de Teligny, gendre de Coligny, la Nouë, la Rochefoucauld et même l’amiral. Ensuite, le roi n’eut pas grand mérite à sauver Ambroise Paré, ni de grands efforts pour le convertir, puisqu’il était catholique, comme cela demeure prouvé par plusieurs passages de ses Œuvres et par sa sépulture dans l’église de Saint-André des Arcs, au moment où le plus fougueux des ligueurs, Aubry, en était curé[2]. Je sais bien que le catholicisme de Paré n’est pas une raison suffisante pour qu’il ait échappé au massacre. Le deuxième fils du connétable, Henri de Montmorency, très-zélé catholique, n’évita pourtant alors le trépas qu’en se réfugiant dans son gouvernement de Languedoc ; tant il est vrai que les haines particulières cherchèrent à se satisfaire sous prétexte de religion.

Peut-être la protection de Catherine de Médicis s’étendit-elle encore une fois sur le potier saintongeois. C’est elle[3] qui envoya avertir Jean Goujon de ne pas sortir de chez lui, bien que les romanciers de notre temps aient fait périr l’illustre sculpteur sur son échafaudage du Louvre, d’une balle lancée par Charles IX lui-même. Il est possible que Bernard Palissy ait reçu de la reine le même avis. Elle avait l’astuce, la dissimulation, la perfidie des Italiens ; mais elle était artiste comme une Florentine. Son émailleur, l’auteur de sa grotte au jardin des Tuileries, trouva sans doute grâce devant elle. L’art sauvait une seconde fois Bernard Palissy.

Le potier fut reconnaissant. On n’en peut dire autant des écrivains ou des artistes de son temps, obligés comme lui de la reine mère. « Ils ont été, dit Brantôme, paresseux ou ingrats : car elle ne fut jamais chiche à l’endroit des sçavants qui escrivoient quelque chose. J’en nommerois plusieurs qui ont tiré de bons biens, en quoy d’autant ils sont accusez d’ingratitude. »

Toutefois, comprenant que ce serait tenter Dieu que de rester à Paris, exposé plus longtemps à l’arquebuse d’un fanatique, et voyant que, dans ce tumulte effroyable, il n’y avait plus place pour l’art paisible, Bernard Palissy prit le sage parti de céder à l’orage. Il quitta donc ses fourneaux, ses travaux commencés, pendent interrupta opera, et partit.

Il y avait alors à Sedan un prince qui favorisait ouvertement les calvinistes. Henri-Robert de la Marck, duc de Bouillon, prince souverain de Sedan, descendant du fameux Guillaume de la Marck, le Sanglier des Ardennes, petit-fils du célèbre maréchal de Fleuranges l’Aventureux, et fils aîné du maréchal de Bouillon, avait, en 1558, épousé Françoise de Bourbon, fille de Louis II de Bourbon, duc de Montpensier, qui, malgré son père, mais sur les instances de sa mère, Jacqueline de Longwy, morte en 1561, assistée du ministre Malot, ci-devant curé de Saint-André des Arcs, avait embrassé le calvinisme. Un an après, Henri-Robert, comme un autre protecteur de Palissy, Antoine de Pons, séduit par les grâces et l’esprit de sa jeune femme, avait abjuré le catholicisme. En vain, le duc de Montpensier avait tout fait pour ramener à la foi de ses aïeux sa fille rebelle ; un jour, c’est une conférence qu’il ménage à Paris, chez le duc de Nevers, devant sa fille, son gendre et l’amiral de Coligny, entre deux ministres réformés, Jean de l’Épine et Hugues Sureau du Rozier, et deux théologiens catholiques, Simon Vigor et Claude de Sainctes, chanoine séculier de Saint-Chéron, évêque d’Évreux en 1575 ; une autre fois (4 novembre 1572), c’est le même Hugues du Rozier, converti au catholicisme, qu’il lui envoie avec le jésuite Maldonat. Ses efforts avaient été inutiles. La duchesse de Bouillon et son mari travaillèrent énergiquement à établir la Réformation dans leur principauté de Sedan et y réussirent. Les Terres-Souveraines, comme on les appelait, devinrent le refuge des protestants persécutés ailleurs. On y avait vu le savant Louis Coppel, professeur d’hébreu à l’Université protestante de Saumur, le diplomate-théologien Duplessis-Mornay, Calvin lui-même, lorsque, contraint de quitter la France, il se dirigeait de Paris sur l’Allemagne. Ce fut bien autre chose quand le tocsin sanglant de la Saint-Barthélemi eût effrayé les huguenots.

Le prince de Sedan, nous l’avons dit, s’était retiré dans ses domaines, et derrière les hautes murailles de sa ville capitale, il mettait à l’abri ses coreligionnaires qui lui venaient demander asile. Le nombre en fut grand. C’étaient des gens de lettres et de sciences, des jurisconsultes habiles, des philosophes, des ministres distingués. Bernard Palissy s’y trouva. Outre la communauté de croyance, il rencontrait à la petite cour une sympathie particulière. La princesse de Sedan n’était-elle pas Louise de Bourbon la fille du duc de Montpensier, qui l’avait si heureusement protégé en Saintonge et qui l’avait tiré des prisons de Bordeaux ? L’artiste saintongeois n’était donc pas un réfugié ordinaire. Peut-être même avait-il été directement appelé par la duchesse.

Le séjour de Bernard Palissy à Sedan ne lui fut pas inutile à lui-même et à la science. Son esprit ne pouvait rester oisif ; il avait soif de s’instruire ; il se mit à parcourir le pays. C’est à cette époque qu’il faut rapporter ses excursions dans les Ardennes, en Allemagne, dans les provinces rhénanes et en Flandre. Dans son premier ouvrage publié en 1563, il n’est pas fait mention de ces contrées. Au contraire, leurs noms reviennent à chaque page dans le volume qu’il imprima en 1580.

Bernard Palissy quitte Paris, où sa vie n’est pas en sûreté. Il part et va consacrer à la science le temps qu’il faut donner aux soins de ses jours, et qu’il voudrait laisser tout entier à ses émaux. En route il examine, il observe et s’arrête, si quelque curiosité naturelle l’y invite. C’est ainsi que nous aimons à nous le figurer, allant çà et là, un peu à l’aventure, au gré de ses fantaisies scientifiques. Suivons-le donc dans cet itinéraire, que nous lui imaginons.

À Meaux, en Brie, il apprend que dans la maison des Gillets deux individus descendus dans un puits viennent d’y périr, et qu’un troisième s’est à grand peine échappé. L’esprit encore tout plein des préjugés huguenots, et les idées du moyen âge aidant, Bernard croit à l’infection des puits. Comme si l’accumulation de gaz délétères au fond de certains trous ne suffisait pas à asphyxier les imprudents qui s’y aventurent sans précaution ! Ne blâmons pas trop l’ouvrier de son explication fautive. Est-ce que, pendant le choléra, les mêmes bruits d’empoisonnement des sources ne coururent pas dans Paris ?

Dans la Brie, Bernard remarque que la marne est blanche, ainsi qu’en Champagne et en Valois, tandis qu’en Flandre et en Allemagne elle est grise ou jaune. C’est avec une argile semblable que Troyes façonne des creusets très-recherchés des orfèvres. À Montreuil, dans le Valois, petit pays de l’Ile-de-France, dont la capitale, Crespy, n’est plus qu’un chef-lieu de canton du département de l’Oise, près d’un prieuré de bénédictins, le voyageur a remarqué des coquillages qui n’étaient encore qu’à moitié pétrifiés. Près de Soissons, ces coquilles fossilisées sont en si grande quantité dans la montagne, qu’on en trouve en quelque endroit qu’on creuse. Il dit vrai. Tout le Valois, en effet, est plein de corps marins, vis et cammes, d’un volume considérable ; tellines, limaçons à bouche ronde et à bouche aplatie, en quantité. La Champagne lui offre des espèces de pourpres et de buccins, dont il a été obligé de faire chercher les pareils jusque dans les Indes et en Guinée ; car, par suite de changements atmosphériques et de révolutions géologiques, certaines espèces de végétaux ou d’animaux disparaissent des contrées qui les produisaient jadis. L’homme s’unit aux éléments pour une guerre à mort contre la création. Il s’acharne surtout avec tant d’âpreté à la poursuite des animaux comestibles, qu’il en détruit même la semence. Aussi est-il forcé de se nourrir de ce dont autrefois il n’aurait pas voulu manger. « De mon temps, continue le voyageur, on dédaignait grenouilles et tortues, pieds, têtes et ventre de moutons ; ce sont maintenant des mets très-friands. »

En Lorraine, il voit faire le sel (page 259). Là sont des puits dont l’eau est salée ; cette eau est recueillie dans une énorme chaudière de 30 pieds de long, autant de large, maçonnée sur un four. C’est par l’évaporation qu’on obtient le précieux condiment. Mais quelle dépense ! Aux deux gueules du four se tiennent deux hommes, dont l’unique occupation est d’alimenter le feu. De nombreux chariots amènent le bois des forêts, où un plus grand nombre de bûcherons l’abattent. Quatre mille arpents sont destinés à l’entretien de la fournaise ; la coupe est d’un quart par année. Palissy calcule que les Lorrains agiraient plus sagement s’ils vendaient du bois pour acheter du sel ; ce sel leur revient trois fois plus cher qu’en France, et encore ne vaut-il pas celui de la Saintonge : car aux Saintongeois qui n’ont point de bois pour faire leur sel, Dieu prête libéralement son soleil. Mais les Lorrains cependant ne se plaignent pas trop du leur, et y trouvent une source inépuisable de bénéfices.

Ce n’était pas assez de parcourir la France ; l’Allemagne offrait un champ vaste à ses investigations. Il franchit la frontière. À Fribourg-en-Brisgau, il admire (page 295) « ce beau cristal qui se trouve ès montagnes, auxquelles il y a de la neige presque en tout temps, » ce qui lui fait croire, d’après les anciens, que le cristal « ne se fait que par abondance d’eau et de froidure. » Même observation pour l’Auvergne, pour Dinant, les Ardennes, et tout aussi peu fondée. On a découvert des cristaux dans les régions les plus chaudes et sur les cratères des volcans. La cristallisation a lieu par dissolution quand l’évaporation enlève l’eau qui avait fondu un sel ; ou par fusion, quand on laisse refroidir lentement un métal fondu, en décantant la partie liquide, le reste étant concrété. Ainsi l’on voit combien peu les pluies, neiges et froids servent à la formation des cristaux.

À Mansfeld (Saxe), il trouve (page 219) « grande quantité de poissons réduits en métal, » qui ne sont que des pyrites cuivreuses.

Ses courses dans les provinces rhénanes lui profitèrent singulièrement. Les observations faites en France furent répétées en Allemagne. De ses idées, les unes se modifièrent heureusement ; les autres se complétèrent et se fortifièrent. Ainsi dans la Touraine, aux environs de Sainte-Maure, il avait vu ces immenses dépôts de coquilles marines et de polypiers fossiles évalués à des milliers de mètres cubes au plus bas. Ce prodigieux amas, placé maintenant à 150 kilomètres de la mer, est formé exclusivement d’animaux, sans mélange de pierres, de sable ou de terre. Les paysans s’en servent comme d’engrais. C’est probablement là la cause de la fertilité extraordinaire de la Touraine. On appelle cette masse faluns. La couche superficielle de la terre n’est que de 3 mètres ; on ne perce pas la falunière au delà de 6 mètres, pour s’épargner des frais. La vue de ce prodigieux amoncellement de débris avait frappé Palissy. Les fossiles des Ardennes achevèrent de lui donner sa célèbre théorie des faluns. Près de Sedan (page 278) il examina une montagne plus haute qu’aucune des maisons ; ou même que le clocher de cette ville. Les habitants extraient de cette montagne des pierres de construction et trouvent des coquilles aussi bien au haut qu’au bas, à la surface comme à l’intérieur. Lui-même en a vu au milieu d’un rocher qui n’avait pas moins de 16 pouces de diamètre. Les remarques de Palissy sur les pierres calcaires et la multitude des corps marins qui se rencontrent aux montagnes des Ardennes ont été, au moins pour la partie qui s’étend du côté de la France, où il dut faire ses expériences, confirmées par le célèbre naturaliste Guettard.

En revanche, la théorie de la formation sur place de tant d’animaux fossiles a été combattue par un homme dont la légèreté égalait presque le génie. Dans une brochure : les Singularités de la nature, publiée à Baie en 1768[4], Voltaire se cachant sous le pseudonyme « du révérend père l’Escarbotier, par la grâce de Dieu, capucia indigne, prédicateur ordinaire et cuisinier du grand couvent de la ville de Clermont, en Auvergne, » écrivit ces lignes curieuses :

« Faut-il que tous les physiciens aient été les dupes d’un visionnaire nommé Palissi ? C’était un potier de terre qui travaillait pour le roi Louis XIII ; il est l’auteur d’un livre intitulé : le Moyen de devenir riche et la manière véritable par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à multiplier leurs trésors et possessions, par maître Bernard Palissi, inventeur des rustiques figulines du roi. Ce titre seul suffit pour faire connaître le personnage. Il s’imagina qu’une espèce de marne pulvérisée qui est en Touraine, était un magasin de petits poissons de mer. Des philosophes le crurent. Ces milliers de siècles, pendant lesquels la mer avait déposé ses coquilles à 36 lieues dans les terres, les charmèrent, et me charmeraient tout comme eux, si la chose était vraie.

« ...Mais on aime les systèmes ; et depuis que Palissi a cru que les mines calcaires de la Touraine étaient des couches de petoncles, de glands de mer, de buccins, de phollades, cent naturalistes l’ont répété. »

Buffon, juge un peu plus compétent en histoire naturelle, soutint l’opinion de Palissy. Voltaire ne voulait pas renoncer à la sienne.

« Est-ce d’ailleurs, dit-il à l’article Coquilles du Dictionnaire philosophique, une idée tout à fait romanesque de faire réflexion à la foule innombrable de pèlerins qui partaient à pied de Saint-Jacques en Gallicie et de toutes les provinces, pour aller à Rome par le mont Cenis, chargés de coquilles à leurs bonnets ? Il en venait de Syrie, d’Égypte, de Grèce comme de Pologne et d’Autriche. »

Buffon allait riposter. Son adversaire le désarma par cette saillie : « Je ne veux pas me brouiller avec M. de Buffon pour des coquilles. »

Pour Palissy, les savants l’ont suffisamment vengé des railleries superficielles de l’auteur des Colimaçons, qui ne l’avait certainement pas lu.

Les Ardennes furent le pays où il passa le plus de temps après la Saintonge et Paris ; il en parle fréquemment et semble l’avoir parcouru dans tous les sens. Il visite, près de Sedan, les forges de Daigny, de Givonne et d’Haraucourt. Il remarque que dans cette contrée, comme en Bigorre (p. 295) les maisons sont couvertes d’ardoises. Il signale de nombreuses mines de fer, avec cette particularité que, sur les terres du duc de Bouillon, le minerai est fort petit. Là ni vins, ni fruits. Le sol froid n’y peut produire que du seigle. Et encore les paysans, pour donner à leur sol un peu de fertilité sont-ils forcés d’employer la chaux, comme ailleurs le fumier. Ou bien ils usent du brûlis. Pour cela, ils coupent (p. 248) du bois en grande quantité, le couchent et l’arrangent dans la terre d’espace en espace, puis le couvrent de mottes de terres. Ils y mettent le feu ; c’est un peu la pratique suivie par les charbonniers. La terre qui a été ainsi échauffée, les cendres du bois et celles des racines qui se rencontraient dans l’humus, sont répandues sur le champ comme fumier. Et le sol, fertilisé par cet engrais, donne du seigle aux laboureurs. Remarquons cependant que Palissy ne préconise pas la méthode des brûlis absolument ; et il faisait sagement. Nouvelle en France, ou au moins connue seulement dans les Ardennes, cette opération n’était pas ignorée des anciens. Virgile l’a décrite au premier livre des Géorgiques, vers 84.

Sæpe etiam steriles incendere profuit agros,
Atque levem stipulam crepitantibus urere flammis.
Souvent aussi il est bon d’incendier un champs stérile,
Et délivrer le chaume léger à la flamme pétillante.

Mais si c’était une excellente démonstration à l’appui de la thèse de Palissy sur l’influence des sels dans la croissance des plantes, cette incinération, qui ne pouvait avoir lieu que de seize ans en seize ans, était une pratique déplorable. La plupart des sels végétaux s’y volatilisaient. Elle finissait par appauvrir la terre et la rendait complètement stérile à la longue. Les brûlis, l’écobuage, fort usités dans la Vendée au commencement de ce siècle encore, ont été complétement abandonnés à cause des nombreux inconvénients qui en résultaient. On leur préfère le labourage qui enfonce dans le sol ; comme engrais, les herbes, gazons, détritus, qui se trouvent à la surface. Ainsi, aucun des sels végétaux n’est perdu.

Le Nord surtout fut le théâtre où Bernard promena avec succès ses regards investigateurs. Il y trouva eaux minérales, rochers, fossiles en grande quantité, marne, tout ce qui était l’objet de ses études.

Un jour, il part de Mézières, suit la Meuse, arrive à Dinant, de là à Liège. Dans ce pays de Liège (p. 295), la Meuse coule entre deux montagnes d’une merveilleuse hauteur, arides pourtant et formées de cailloux blancs et gris, si durs que les pierres ne s’en peuvent couper ; mais dans leurs flancs sont creusées de nombreuses mines d’ardoises.

Bernard va à Spa, et en rapporte une plaisanterie sur les eaux ferrugineuses qu’y courent inutilement boire les femmes stériles. Il va à Aix-la-Chapelle et ne croit pas à la vertu des thermes qu’on y trouve. Il pense pourtant, et avec raison, que des eaux qui ont traversé des mines de fer peuvent y avoir acquis certaines propriétés. Il va à Anvers ; il y voit (p. 251 ) les verriers fabriquer le cristal et obligés de faire venir de la Bourgogne les terres argileuses de leurs fours. Ils font bien venir le sel de Brouage, en Saintonge ; car leur sol, trop perméable, ne leur permet pas de faire des marais salants, et les rend, de ce côté encore, tributaires de la France. Les marquis de Rhien, seigneurs d’Anvers, l’ont bien essayé ; mais, après des dépenses considérables, ils ont été forcés de renoncer à ce projet. D’après le calcul de Guichardin dans sa Description des Pays-Bas, imprimée à Anvers en 1582, Brouage qui, au rapport de Géraud Langrois, produit le meilleur sel, en fournissait au moins pour 600,000 francs à cette ville par an.

Des Ardennes Palissy passe en Picardie, puis en Normandie. Il signale le mauvais état des citernes dans cette province. Ah ! si les hommes le voulaient croire ! (p. 142). Ils auraient toujours des eaux pures pour eux et pour leurs bestiaux. Ensuite il nous raconte l’industrieuse prévoyance d’un père de famille normand. Ses terres, fort infertiles, ne lui rapportaient pas assez de blé pour sa maison. Les voisins (p. 238), quand il en allait chercher à la ville voisine, le maudissaient, disant qu’il faisait enchérir le pain. Un jour, il vit dans un fossé une terre blanche, dont la coloration lui parut singulière il en remplit son chapeau, et la porta en un coin de son champ ensemencé. À l’endroit qu’il l’avait jetée, le blé poussa plus beau que partout ailleurs. L’opération fut renouvelée l’année suivante sur toutes les terres arables. La marne était trouvée et reconnue en Normandie.

Les temps semblaient redevenus un peu plus calmes. Armistice entre deux guerres ! Le protecteur de maître Bernard, Henri-Robert, touché du procédé de Charles IX, qui l’avait soustrait à une mort inévitable, avait accepté de servir sous les drapeaux de la France. Il était au siège de la Rochelle, commencé en décembre 1572 par Biron et Strozzi, et dont le duc d’Anjou vint prendre la direction, le 11 février 1573. Il y avait un commandement avec le roi de Navarre et le prince de Condé, qui voulaient prouver la sincérité de leur retour en combattant contre leurs coreligionnaires. Le siège, qui coûta au duc d’Anjou plus de vingt-deux mille hommes, de Thou et d’Aubigné disent même quarante mille, et où furent tirés trente-cinq mille coups de canon, se termina par le traité du 24 juin, qui lui-même mit fin à la quatrième guerre de religion. Palissy put donc revenir tranquillement à Paris. Il n’y avait plus guère d’ailleurs à espérer du côté de Sedan. Car Henri-Robert mourut au retour du siège de la Rochelle, le 9 février 1574, « d’une fluxion qui lui tomba sur les jambes, » dit Brantôme, et non ainsi que quelques-uns l’ont prétendu, d’un poison que lui aurait administré Catherine de Médicis. « Il s’était, continue Brantôme, mis huguenot comme plusieurs autres de France ; et ce, pour charité bonne qui était en lui. »

Palissy à Paris reprit son métier d’émailleur. Sans doute en son absence ses élèves, ses fils, avaient continué la fabrication. Par là s’expliquerait la foule de produits défectueux qu’on ne sait trop comment expliquer, et qu’on met gratuitement peut-être sur le compte des continuateurs. Des interruptions aussi fréquentes ne devaient guère être favorables au développement régulier de l’émaillerie. Aussi voit-on de rapides changements dans la manière de maître Bernard. Sous l’influence des idées régnantes ou par suite de ses propres réflexions, l’artiste modifie ses procédés ou son style. La transition est quelquefois brusque, le plus souvent graduée et ménagée. Le potier saintongeois, dans l’espace de dix ans, fit dans son genre une révolution complète. De son retour à Paris, après le voyage de Sedan, peut dater pour son talent une quatrième période, la dernière. Alors les rustiques figulines disparaissent ; plus de ces bassins chargés de plantes fluviales, d’animaux aquatiques, d’êtres marécageux. Ce sont des personnages qui occupent le premier plan de ses compositions. Les feuillages et les fleurs qui garnissaient le bord des vases et des aiguières dans la deuxième période font même place à des rinceaux fleuris, à des arabesques, puis à des oves, des godrons, enfin à des marguerites blanches, des fleurettes jaunes et quelques feuillages symétriquement rangés. La faune et la flore ne fournissent plus que de rares motifs. « À peine, dit M. Fillon, quelque pauvre lézard vert se trouve-t-il égaré dans le fond violacé d’un plat ou se tient-il piteusement accroché le long d’une anse enrichie de mascarons grimaçants. Il est bien plus maltraité encore par les faïenciers de la Famille de Henri IV, qui le relèguent en compagnie d’une couleuvre ou d’une salamandre, sur un morceau de jaspe semé de fraises, dont il paraît faire fort peu de cas, tant il se trouve mal à l’aise dans sa cage de balustres ornés de fleurs artificielles ou de festons godronnés. »

Un plat que possède à Saintes M. le comte de Clervaux et qui, dit-on, servit à la cène des calvinistes, montre le portrait de Henri IV avec les armes de France et de Navarre, mais sans le plus petit animalcule. Les bords sont garnis de médaillons.

D’autre part, Palissy continue à emprunter ses sujets aux maîtres italiens ou français ; il surmoule « tableaux et verres, peintures et orfèvrerie ; » tout lui est bon. Son originalité s’altère. Après la découverte de l’émail, son mérite, c’était d’avoir créé les rustiques figulines. En y renonçant, il perd une partie de son génie. Sans doute, il trouvera encore d’heureuses inspirations, il aura des éclairs ; mais se condamner à l’imitation, c’est s’avouer inférieur, c’est descendre.

À cette époque, il devient plus difficile que jamais et de plus en plus délicat de trier les œuvres de Palissy et celles de ses imitateurs. Aussi les experts, les connaisseurs, les érudits ne s’entendent-ils pas. Au milieu d’opinions contradictoires, en l’absence de preuves authentiques, un classement est une besogne ingrate et scabreuse. D’abord, toute terre émaillée fut regardée comme étant de maître Bernard. Puis, quand la défiance eut été éveillée par l’attribution mensongère de quelque production apocryphe, on ne garda plus de mesure ; on voulut lui enlever tout son bagage artistique. Il faut se préserver de ces deux excès, et faire à chacun sa part.

Il y a un plat ovale avec une bordure dentelée à baguettes blanches, sur fond brun. Le fond représente un écusson : d’azur au chevron d’argent, accompagné de trois miroirs d’or, timbré de la crosse d’or que somme le chapeau de sinople. Au-dessous est la devise : FUTURA PROSPICE, Regarde l’avenir, allusion aux pièces de l’écu, qui traduisent elles-mêmes le nom du personnage. C’est Jean Le Mire, né le 5 janvier 1560, sacré évêque d’Amiens en 1604 et mort en 1611. Évidemment, ces armoiries d’un évêque de 1604 n’ont pu être dessinées par maître Bernard, mort en 1590.

Nous en dirons autant d’un autre plat ovale armorié qui fait partie de la collection de M. le prince Soltykoff. Il porte les armes de Guillaume de Berghes, prince de l’Empire, évêque d’Anvers de 1598 à 1601 et ensuite archevêque de Cambrai. Et peut-être aussi de cette coupe ronde qu’a décrite M. Tainturier et représentée M. Delange, n° 27. Elle porte les chiffres de Henri II et de Catherine de Médicis enlacés, et les croissants de cette dernière qu’on a pris pour l’emblème de Diane de Poitiers, qui avait une flèche avec cette légende CONSEQUITUR QUODCUMQUE PETIT. Cette pièce n’a pu être fabriquée que sous le règne de Henri II. Or, ce roi qui monta sur le trône, le 21 mars 1547, mourut le 10 juillet 1559. À cette date, Palissy, encore inconnu en Saintonge, n’avait travaillé pour la cour qu’en levant le plan des marais salants de sa province.

D’autres sujets ne peuvent pas davantage être sortis des mains de l’artiste saintongeois. Les personnages ou les costumes sont de date postérieure. Tel est ce plat ovale, représentant la famille de Henri IV, qui appartient au prince Ladislas Czartoryski. La bordure à marguerites blanches et tiges vertes sur fond bleu est bien du maître ; on la retrouve sur quelques-unes de ses œuvres. Le roi assis dans un fauteuil, une dame et la reine tenant dans ses bras le jeune Louis XIII, à droite ; à gauche, César, duc de Vendôme ; derrière, quatre seigneurs de la cour. Le plat qui reproduit la gravure de Léonard Gaultier n’est pas antérieur à 1603 : car César Monsieur naquit en 1594, et Louis XIII en 1601. Il en faut dire autant d’un autre plat montrant les portraits accolés de Henri IV et de Marie de Médicis, d’après la médaille de Dupré et de Warin, moulé sans doute en 1600, année du second mariage du Béarnais, puis de deux portraits de Louis XIII. Citons encore le capitaine Fracasse ou Bravache, figure violente, main sur la garde de l’épée, chapeau orné d’une médaille, écharpe verte, tout ce qui indique la guerre et les factions ; le Tambour, l’Homme au panier d’osier, la Femme à la bouteille, recouverte de jonc clissé ; l’Arquebusier, la Justice et la Loi, un Moine emportant une jeune femme dans une hotte, dont les costumes, ou civils ou militaires, sont du règne de Henri IV et de Louis XIII. C’est donc ailleurs qu’on doit chercher les vrais ouvrages de Palissy.

M. Tainturier a divisé les œuvres de Palissy et de ses continuateurs en cinq séries : la première comprend les pièces rustiques ; la deuxième, coupes et corbeilles ; la troisième, plats et bas-reliefs à personnages ; la quatrième, groupes et statuettes ; et la cinquième, vases et petits meubles. Cette classification eût été plus régulière si elle eût reposé sur la nature des sujets ou la forme des pièces, et bien plus logique encore, si elle avait pour base les développements du talent et de l’artiste. Telle qu’elle est cependant, elle correspond assez bien aux diverses manières de maître Bernard. Nous la suivrons donc dans l’énumération des ouvrages qu’on attribue généralement à Palissy, indiquant quand nos appréciations ou celles des autres diffèrent.

La troisième série compte soixante-quinze ouvrages, dont vingt au moins ne sont pas du maître. Voici les principaux :

Diane chasseresse, imitation du bronze de Benvenuto Cellini. La déesse, entourée de ses chiens, est assise, appuyée d’un côté sur son arc, de l’autre sur un grand cerf. Deux épreuves seules en existent : l’une chez M. le baron de Rothschild, qui l’a acquise du prince Soltykoff, moyennant 7,300 fr.

La Fécondité, femme nue tenant sur son sein un enfant qui semble la caresser. Au second plan, groupes d’enfants qui s’amusent. Ce plat ovale porte au revers le poinçon à la fleur de lis, que M. Tainturier estime la marque réservée de Palissy pour ses pièces destinées à la cour.

La Nymphe de Fontainebleau, nue au milieu des roseaux, appuyée sur l’urne d’où coule la fontaine Bléau. Ce plat ovale, une des plus belles pièces et des plus rares de Palissy, est dentelé d’émail bleu à baguettes blanches. Le sujet est emprunté à une composition de maître Roux, qui ornait la galerie de François Ier à Fontainebleau. René Boyvin l’a gravé.

Le Jugement de Pâris. — Ce plateau rond offre au centre un médaillon représentant le sujet, qui a été copié sur une composition en étain de Briot.

Mercure, AER, — Pomme, TERRA, petits plats avec bordure de marguerites, exécutés sur un médaillon en étain du même Briot.

Neptune. — Le sujet de ce plat, emprunté à un des beaux bronzes de Cellini, c’est Neptune armé de son trident et escorté de naïades et de tritons. Le bord est orné de palmettes et de marguerites.

L’Enfance de Bacchus ou Bacchanale d’enfants. — Le jeune dieu couché sur une corbeille de raisins et entouré d’enfants reçoit une coupe. C’est une imitation de Primatice, à ce que l’on croit, ou plutôt une inspiration du Songe de Polyphile.

Vertumne et Pomone. — La déesse se baigne dans une fontaine ; près d’elle Vertumne, sous les traits d’une veille femme, s’efforce d’attirer son attention. Ce plat rond, de 0m,25 de diamètre, s’est vendu 505 fr.

Diane découvrant la grossesse de Calisto et Enlèvement de Proserpine. — Campagne de Sicile, mont Etna, fontaine Aréthuse, Diane, Calisto, son fils Arcas mis avec sa mère par Jupiter au nombre des constellations, Pluton, Proserpine, une grotte, l’Amour. La bordure de l’exemplaire qui est au Louvre est formée de coquilles, feuilles de chêne et de mûrier, plantes, écrevisses, lézards.

Actéon changé en cerf. — M. Delange, qui ne croit pas ce plat de Palissy, le reproduit n° 73, d’après l’original appartenant à M. Malinet.

Vénus et Adonis. — Les deux personnages sont à demi couchés au bord d’une fontaine où se désaltèrent deux chiens tenus en laisse par l’Amour.

Les Berceaux d’amour. — Trois Amours dans des berceaux formés de pampres, s’arrondissent sur une coupe de 0m,25 de diamètre, qui a été vendue 425 fr.

Le Printemps. — Un enfant couronné de fleurs tient à la main un bouquet.

L’Été. — Un homme demi-nu porte une gerbe.

L’Automne. — Un paysan couronné de pampres tient un panier de raisins et des rameaux chargés de fruits.

L’Hiver. — Un vieillard s’appuyant sur un bâton traverse une campagne dépouillée.

Ces quatre sujets, qui représentent les Quatre saisons, ou plutôt les Quatre âges de la vie, sont mis par M. Delange au compte des imitations.

Le Moissonneur ou l’Été. — Il est debout au milieu d’un champ ; sa main gauche supporte une gerbe ; la droite tient une faucille ; sa tête est couverte d’un chapeau orné d’épis.

Le Bonheur champêtre ou les Bergers. — Sur une coupe ronde figure une bergère appuyée contre un marbre et écoutant un berger qui joue de la flûte, tandis que les moutons paissent.

Le Feu. — Une femme assise, nue à mi-corps, tient un foudre de la main droite ; la gauche s’appuie sur une salamandre. Au second plan, volcan en éruption, image du feu terrestre, comme le foudre est l’emblème du feu céleste.

L'Eau. — Au centre, femme nue parmi les roseaux et tenant en main un vase d’où l’eau s’échappe. Plus loin la mer où nagent un dauphin et un autre poisson ; sur une île, un homme debout et un cheval. Ce sujet devait faire partie d’une composition représentant les Quatre éléments. On le retrouve avec quelques variantes sur une plaque oblongue de forme rectangulaire, appartenant à sir Andrew Fountaine, à Norfolk-Hall. Ainsi le mot EAV est écrit dans les nuages et sur la bordure sont gravés des vers.

Parmi les sujets historiques il faut, d’après M. Tainturier, qui a le plus étudié le classement des œuvres de Palissy, citer l’Enlèvement des Sabines, plat ovale où des guerriers entraînent une femme que d’autres s’efforcent de retenir ; un Combat de cavaliers et de fantassins, pièce monochrome où un homme, armé du bouclier et du glaive, vient de tuer son ennemi, tandis qu’au second plan a lieu la mêlée ; le Supplice de Régulus, plat ovale représentant des soldats qui font rouler un tonneau où est enfermé le courageux Romain ; et le Combat des Centaures et des Lapithes. Encore le recueil Delange, n° 75, rejette-t-il ce dernier.

Au chapitre des bas-reliefs et médaillons on doit mettre l’Eau dont il a été parlé ; une pièce fort belle et ornée de coquilles, la Charité humaine, représentée par une jeune femme allaitant un enfant et en caressant d’autres ; l’Espérance, plaque unique, appartenant à M. Vitel, où le personnage appuyé sur une ancre lève les yeux au ciel ; un Fleuve, bas-relief représentant un être allégorique à demi couché sur des rochers et penché sur une urne ; un Mufle de lion ; le portrait qu’on donne faussement pour celui de Palissy et qui n’est ni son portrait ni peut-être son oeuvre ; un buste de vieille femme en cornette et en costume du seizième siècle, air maussade et rechigné ; on dit que c’est sa femme ; et comme c’est la seule terre de Bernard qui ne soit pas émaillée, des malins ont prétendu qu’il l’avait privée du poli ordinaire pour prouver combien son écorce était rude.

Or, de tous ces bas-reliefs et médaillons, plaques de poêle et autres, il est fort peu qui soient du maître. Ceux que nous venons d’énumérer sont catalogués par M. Tainturier et M. Delange (n° 59, 58, 56, 70, 54, 55), comme de Palissy. On fera bien de ne les lui donner qu’avec réserve.

Dans la cinquième série, vases et petits meubles, salières et socles, saucières et flambeaux, écritoires et fontaines, il faudra, des dix porte-lumières et chandeliers effacer, avec l’auteur lui-même, les cinq premiers, dont les plus anciens, selon M. Fillon, remontent aux dernières années de Henri IV, et peut-être les cinq autres. Mais on lui attribuera deux grands vases à pied dont l’un, surmonté d’un bouton élevé, est orné de quatre bouquets de fruits au-dessous desquels pendent des draperies, et l’autre montre deux enfants nus qui supportent des guirlandes de fleurs et de fruits ; un autre vase oviforme offrant des masques, des grappes de fruits et une femme nue assise sur l’une des anses ; quatre aiguières, dont la première, ornée de nymphes couchées, se trouve au musée Sauvageot, dans la collection Fountaine, et avec émail blanc pour fond chez M.J. de Rosthschild ; la seconde est le surmoulage de Briot ; la troisième, une variante de la seconde, et la dernière montre à sa panse une femme nue caressant un cerf et un lion, une canette avec couvercle en étain, dont la panse est occupée par des médaillons empruntés à Briot. Notons encore avec M. Tainturier, notre guide, six salières ; cinq saucières, représentant une nymphe couchée sur des gerbes, ou bien enveloppée d’une écharpe et tenant une corne d’abondance, pièces que rejette M. Delange ; un jeune homme et une jeune femme enlacés d’une écharpe, sans doute Bacchus et Cérès ou Ariane ; puis Vénus tenant l’Amour, et une figure de fleuve nu, barbu et chauve, armé d’un trident et appuyé sur une urne, sujets tirés de pierres gravées antiques, mais reproduites dans le style de l’époque.

Il faut rejeter comme apocryphe ce flacon découvert en 1840, pendant la démolition du pont de Saint-Jean-d’Angely, représentant Catherine de Médicis, et, raconte M. Lesson, lui ayant appartenu : car « la coiffure de la reine se trouvait prise dans le bouchon. » On fera bien aussi de ne pas admettre comme authentique le plat rond à l’Andromède ou Persée délivrant Andromède. Persée s’apprête à frapper le monstre et à préserver Andromède nue et debout, attachée au rocher. Le musée de Sèvres en possède un exemplaire en émail vert monochrome, tel que la Chapelle-des-Pots en fabriquait au seizième siècle. M. Riocreux en conclut que c’est là un des premiers ouvrages de Palissy, et M. Delange, après M. Tainturier, le lui laisse. Mais M. Fillon le croit d’une époque beaucoup plus récente ; car l’original, dont ce n’est là qu’un surmoulé, date du règne de Henri III. Je suis de cet avis. Rien, en effet, n’empêche que la Chapelle-des-Pots n’ait émaillé, selon ses procédés, une copie de cette œuvre déjà plusieurs fois reproduite.

Au milieu des opinions contradictoires d’hommes spéciaux, qui ont fait une étude approfondie de leur sujet, il serait bien téméraire à nous de nous prononcer. Aussi nous contentons-nous, pour ne pas augmenter la confusion, de reproduire les sentiments de nos devanciers, hasardant à peine, de temps en temps, quelque timide réflexion.

M. Delange donne comme certainement de Palissy le Samson, le Serpent d’airain, la Sibylle, Galba et Vespasien, et comme douteux la Samaritaine, nos 60, 49, 53, 61, 62, 88 de son recueil. Or, M. Tainturier cite comme douteux précisément cette Sybille, la Force, la Prudence, la Sainte Famille, Jésus et la Samaritaine, écritoire ; la Trahison de Judas, l’Orgie des buveurs, d’aprés Virgile Solis, où l’on voit au premier plan des porcs qui se repaissent des restes du repas ; le Serpent d’airain, plaque rectangulaire contenant un médaillon ovale qui représente le sujet ; Galba et Titus Vespasien, deux médaillons offrant des bustes d’empereurs, et où l’on a voulu voir les ouvrages qui décoraient la grotte émaillée dont M. Hippolyte Destailleurs a le dessin, et qui, pas plus que la grotte elle-même, ne sont de Palissy, malgré l’affirmation de M. Delange.

Tous deux cependant s’accordent pour lui laisser un plat ovale, qu’on nomme la Belle jardinière ou Pomone. Une jeune femme, assise, tenant des fleurs, est entourée d’instruments de jardinage, de fleurs et de feuillages. Au second plan, un faucheur et deux femmes portant fleurs et fruits. Le bord est décoré de rinceaux bleus et verts, sur fond blanc. Le pendant de cette composition existe au repoussé sur argent. Un jeune homme assis et pieds nus, portant le costume de la fin du seizième siècle, a la tête couronnée de pampre, et tient de la main droite un broc, un raisin de la gauche. Au fond, une habitation rustique, deux hommes conduisant une charrette chargée de vendange. Au bas est la signature A. Wiltz, 1591. La décoration du bord est exactement celle de la Belle jardinière. Il en faut conclure que la faïence a été modelée sur une pièce de l’orfèvrerie de Wiltz, par un des continuateurs de Bernard. M. Fillon incline à croire que le monogramme AVBC, signalé par M. Tainturier sur un bassin ovale de la collection Capmas, à Dijon pourrait bien être les initiales d’A. Wiltz et celles du potier, puisque les dernières BC se trouvent isolées sur un socle quadrangulaire de la collection de sir Henri T. Hope.

Si la Belle jardinière, recueil Delange, n° 53, n’est pas de Palissy, il ne faut pas compter dans son œuvre deux bouteilles ou gourdes de chasse ornées, l’une de têtes de chérubins, l’autre, appartenant à M. Lionel de Rothschild, d’une bergère gardant ses moutons, et, à la base, d’une figure de la Belle jardinière. Il faut encore rejeter le socle quadrangulaire en forme d’autel représentant quatre divinités où se lisent les initiales B V, et sans doute un autre socle triangulaire de même style. On doit ranger dans la même catégorie les écritoires et les fontaines de tables. L’auleur des Terres émaillées attribue une de ces dernières à Palissy et l’autre à ses continuateurs. Elles sont de ses contemporains et des faïenciers d’Oiron de la dernière période. M. Fillon l’a démontré. Il en a gravé une dans son livre l’Art de terre chez les Poitevins. L’original appartient à M. Guilbault, ancien juge au tribunal civil de Saintes, dont la famille a longtemps habité Thouars. Elle a l’aspect d’un clocher de campagne. On y voit la devise de Claude Gouffier, fils d’Artus Gouffier, gouverneur de François Ier, HIC TERMINUS HÆRET, fragment du vers 614e du IVe livre de l’Énéide ; des grenouilles, un lion armé et une licorne, emblèmes de force et de prudence ; des lézards grimpants, des oies mortes, plumées et rondelettes, rébus du mot OIRON, oie, rond, des fruits et des fleurs. Celle que décrit M. Tainturier est conçue dans les mêmes données ; c’est un pavillon carré surmonté d’un clocheton et flanqué à chaque angle d’un petit bâtiment à pignons ; sur les quatre faces s’étalent des singes, une licorne, des écrevisses, grenouilles, lézards, serpents, des armoiries que l’auteur, par une confusion très-facile d’après la disposition des lignes, attribue à la famille de Rambures fascé d’or et de gueules, et qui sont celles des Gouffier d’or à trois jumelles de sable ; de plus, un collier de l’ordre de Saint-Michel et une couronne comtale qui appartient bien à Claude Gouffier, comte de Maulevrier en août 1542, marquis de Boissy en 1564, duc de Roannez en 1566, et chevalier de Saint-Michel dès 1553, tandis que les Rambures n’ont jamais eu les distinctions révélées par l’émail.

Pour moi, je mettrais encore au compte des successeurs les pièces à sujets religieux, la Vierge portant l’Enfant Jésus, composition entourée d’un rosaire d’émail jaune, que termine une croix bleue ; le Baptême dans le Jourdain, recueil Delange, n° 81, où l’on voit des anges et le saint Esprit ; la Décollation de saint Jean-Baptiste, n° 82. Palissy, que ses coreligionnaires huguenots accusaient de papisme, parce qu’il peignait sur des vitraux d’église des scènes de saints, et qui, par scrupule de conscience, avait renoncé à ce métier, a-t-il pu représenter la Vierge avec un chapelet, saint Jean avec des chérubins et le divin Paraclet ! On pourrait à la rigueur admettre qu’il a fait, quoique protestant, la Création d’Ève, que M. Delange lui refuse, n° 80 ; le Sacrifice d’Abraham, Suzanne surprise au bain, n° 77 ; le Jugement de Salomon, Esther aux pieds d’Assuérus, sujets bibliques ; ou bien la Femme adultère, n° 87 ; les Noces de Cana, le Lavement des pieds, et la Madeleine en prières, n° 14, qui sont plutôt des faits que des croyances, et où l’artiste ne craignait pas l’accusation d’exciter à un culte et à des hommages idolâtriques ; mais a-t-il bien pu offrir à l’admiration la Vierge et les saints, dessiner des croix, sculpter des têtes d’anges, émailler un chapelet ? Non, certainement. J’ajoute que M. Delange est du même avis, mais pour d’autres raisons, sur la Décollation et le Baptême dans le Jourdain, et qu’enfin un amateur de Bernay, près de Lisieux, M. Asegonde, possède un moule en terre blanche de ce plat du Baptême, qu’un chercheur fort compétent en céramique locale, M. Dupont-Auberville, d’Alençon, n’hésite pas à croire d’origine normande. Et cela ne doit pas surprendre. Palissy n’eut pas le monopole des terres sigillées. Il se créa des établissements semblables à Fontainebleau, à Paris et dans les environs, dans le nord et dans le centre de la France.

C’est de la Normandie notamment, et probablement du pays de Caux, où M. Dupont-Auberville croit avoir trouvé une fabrique de poteries de la fin du seizième siècle, que sont sortis, et avant même Palissy, force épis et crêtes de toitures, vendus à très-haut prix comme œuvres de maître Bernard, et qui sont une imitation des statues de terre qu’au rapport de Pline[5] et de Cicéron[6] les vieux Romains plaçaient au faîte de leurs maisons. Ces épis, dont un grand nombre sont coloriés de divers émaux, se plaçaient sur le pignon des toits, souvent deux à deux dans les toits à croupes. On en trouve encore dans les environs de Lisieux. Ils ont quelque ressemblance avec les poteries italiennes. Quoique fabriqués en Normandie, ces épis, en effet, étaient d’origine ultramontaine. On se rappelle qu’une fabrique de pièces émaillées de Rouen livrait déjà, en 1542, à Écouen, un pavé représentant un combat avec ce millésime ; ce qui a fait dire par erreur à M. Alexandre Lenoir (Musée des monuments français, t. III, p. 123), que François ler fonda à Rouen une fabrique de terres vernissées sous la direction de Palissy.


  1. Mémoires, édition Lalanne, p. 27 et 28.
  2. Voir Œuvres. Notice, p. 280 et 232, par M. Malgaigne.
  3. Voir Notice sur Jean Goujon dans le Plutarque français, seizième siècle.
  4. Réimprimée dans les Œuvres complètes au tome XXXIX de l’édition de 1785.
  5. Hist. nat., liv. XXXV, chap. XII.
  6. De Divinatione, I, 16.