Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XXI

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CHAPITRE XXI

Deuxième leçon. — Des métaux. — Les alchimistes. — Louis Meigret. — La transmutation des métaux est-elle possible ? — Utilité des alchimistes. — Les métaux sont des corps simples. — Jongleries alchimistalles. — Explication de l’arc-en-ciel ; — de la cristallisation. — Formation de métaux. — L’attraction. — L’or potable. — Paracelse. — Vogue de l’or potable. — Palissy lui ôte ses propriétés curatives. — Baptiste Galland. — L’antimoine. — Discussion avec Alexandre de la Tourete. — Ses opinions sont professées à la Faculté de médecine de Paris. — Germain Courtin. — Après les médecins, les pharmaciens. — Le Mithridate. — La Thériaque. — Trois cents ingrédients la composent. — Étrange théorie de la médecine sur son efficacité. — Guy Patin, disciple de Palissy.

Le nombre prodigieux d’idées que Bernard Palissy avait remuées dans sa première conférence, la nouveauté des aperçus, l’importance des points touchés, ses erreurs mêmes qui pouvaient alors paraître des vérités, cette fermeté de raison qui s’en rapportait pour les faits naturels à l’expérience, et à l’expérience seule, ce ton parfois agressif et ces sorties contre tous ceux dont il ne partageait pas les avis, cette parole nette et imagée, si poétique par moments, durent faire une vive impression sur les auditeurs. Tout cela retint ceux que la curiosité avait pu amener, et l’on ne tarda pas à voir dans le professeur non pas un simple potier qui pérorait, mais un profond philosophe qui savait beaucoup, et pouvait beaucoup apprendre. Le succès de ces conférences était assuré.

Le second jour, Bernard Palissy, suivant son programme, s’occupa des métaux et des alchimistes. Pour nous qui ne croyons plus aux sorciers, à la transmutation des métaux, nous que Nicolas Flamel, avec tout son génie, ne pourrait convaincre de l’existence de la pierre philosophale ou de la panacée, la question a pourtant un intérêt, intérêt moins immédiat, mais intérêt rétrospectif. L’alchimie a été la grande occupation et la grande croyance du moyen âge. Bernard Palissy la trouva vivace et florissante. Il l’attaqua corps à corps. C’était hardi. Combien de gens naïfs y ajoutaient une foi absolue ! Combien de savants s’y consacraient tout entiers ! Combien surtout de charlatans l’exploitaient ! Arracher aux uns leur crédulité, à ceux-là leur confiance, à ceux-ci leur masque, n’était-ce pas avoir à peu prés tout le monde contre soi ? Le potier osa. Pour fonder un nouvel édifice, il fallait démolir la masure ; pour ensemencer le champ, le purger des herbes mauvaises ; il savait que le plus grand obstacle à une théorie rationnelle c’est une hypothèse impossible. La haine de l’erreur n’est-elle pas déjà l’amour de la vérité ?

Cependant, s’il s’était borné à lancer aux alchimistes des traits plus ou moins acérés, sa leçon n’exciterait que fort peu notre curiosité. Mais il veut mettre le fait à la place du rêve. Il va donc chercher la nature et l’origine des métaux. Véritable moyen de démontrer l’inanité du travail hermétique. En même temps il nous enseignera d’admirables théories, où pourtant, comme dans la première leçon, le faux se trouve mêlé au vrai.

Un très-grand nombre de personnes s’occupent de produire et multiplier les métaux. Les uns, médecins, seigneurs, gens du monde, trouvent là une étude, une distraction et une récréation. Il ne les peut blâmer. Les médecins mêmes y doivent travailler pour connaître mieux les secrets de la nature. Les autres, gens avides et hypocrites, qui veulent arriver à l’opulence sans se donner la peine de la gagner, trompent honteusement les simples sous prétexte d’alchimie. Voilà ceux qu’il faut convaincre d’imposture.

C’est être insensé, selon Maître Bernard, que de s’attacher à ces auteurs et à leurs pareils. Ils s’épuisent à la poursuite de l’impossible. Et il nomme l’un d’eux, Louis Meigret, né à Lyon en 1510, et arrivé à Paris en 1540, auteur déjà de plusieurs traductions d’ouvrages grecs et latins. Louis Meigret, que Palissy nomme par dérision le « magnifique Meigret, » imprima la première grammaire écrite dans notre langue : Traitté de la Grammère fraçoèze pour obtenir une écriture, « q’adrant à la prononciacion francoèze. » Il voulait qu’on écrivît comme on parlait. On lui a pris depuis quelques-unes de ses idées mais on lui a laissé son orthographe. « Homme docte et expérimenté » en alchimie, comme le qualifie le potier goguenard, pendant de longues années, il avait entretenu une lampe à grosse mèche sous un fourneau qui contenait des métaux à distiller. Voyant qu’il ne réussissait qu’à brûler de l’huile, il proclama que les guerres avaient éteint sa lampe.

Que peuvent produire les hommes ? demande Palissy. Du grain, ils feront du pain, et des grappes, du vin. Dieu a la semence de toutes choses. Servons-nous de celles qu’il nous donne. Il est impossible d’en fabriquer de nouvelles. Les métaux sont dans ce cas. L’art les pourra purifier, fondre, étirer, leur donner telle forme qu’il voudra. Jamais il n’arrivera à en former une nouvelle espèce. Dès le commencement du monde, Dieu y a mis tout ce qui y devait être. En vain le feu consume ; en vain l’eau dissout ou engloutit. Rien ne se perd ; ce que ces deux éléments semblent avoir détruit reparaît pour périr encore et renaître de nouveau.

Palissy continue : les métaux sont des semences. Corps simples, ils ne peuvent se combiner et restent éternellement fixes. — Mélange d’erreurs et de vérité. Les corps simples se combinent fort bien ; un très-petit nombre, or, platine, mercure, et quelques autres, existent à l’état natif. Les autres sont à l’état de combinaison, et la métallurgie a pour but d’extraire les métaux de ces combinaisons qu’elle trouve toutes formées. On compte aujourd’hui soixante-cinq corps simples, c’est-à-dire impossibles à décomposer au moyen de nos réactifs. Il peut donc arriver que tel corps, regardé comme simple, sera demain décomposé. Telle a été l’eau ; tel sera probablement l’azote, et peut-être le chlore. Ces corps simples se combinent donc. Mais quand la décomposition a lieu, ils se retrouvent tels qu’ils étaient ; et en ce sens Palissy a raison de dire qu’ils sont éternellement fixes. C’est un de ces dogmes scientifiques aujourd’hui admis, que sa pénétration devinait.

Mais voyez quelle fausse conclusion il en tire. Des alchimistes, les uns calcinent, les autres distillent ; ceux-ci couvent leurs matières à feu lent, comme une poule fait ses œufs ; ceux-là chauffent violemment. Tous emploient le feu. Quelle folie ! Le feu est ennemi et destructeur de l’eau. Or, que sont les métaux ? La réunion de sels que l’eau contenait en dissolution. Donc traiter par le feu une agrégation de molécules qui sont engendrées dans l’eau, c’est, suivant Palissy, les resserrer et non les désunir.

Mais Palissy raisonne d’après des observations incomplètes. Oui, le sel qui se solidifie sous l’action de la chaleur, se liquéfie sous l’influence de l'humidité. Mais des corps d’une tout autre composition se conduiront-ils de même ? Le feu désagrège aussi bien qu’il réunit. En outre, il est faux de prétendre, d’une manière absolue, que les métaux sont des sels en dissolution. Il y a des métaux à l’état natif, et aucun n’y est en dissolution dans l’eau. Ceux qui se trouvent dans l’eau sont à l’état de sels, sel de cuivre, sel de plomb. Si l’eau les tient en suspension, comme les rivières roulent des matières animales ou végétales, elle les dépose ; si c’est en dissolution, c’est-à-dire si le métal est uni chimiquement au liquide, il faut que l’eau soit évaporée par la chaleur. Chauffez une dissolution d’ammoniaque, l’ammoniaque s’en va ; l’eau reste. Ne tirons pas une loi générale d’un fait particulier.

Palissy est plus ferme quand il dévoile les jongleries des alchimistes. Il nomme le sieur de Courlanges, valet de chambre de Charles IX, qui proposa en plaisantant au roi, de lui apprendre à faire de l’or. Au jour fixé, Courlanges apporta deux fioles pleines d’une eau claire comme eau de roche. Une aiguille trempée dans l’une se couvrit d’or ; un morceau de fer placé dans l’autre devint couleur d’argent. Ensuite il y fit couler du mercure qui se congela, dans le premier flacon en lingot d’or, dans le second en lingot d’argent. Et joyeux, Charles s’en alla raconter à sa mère qu’il savait faire de l’or. « Supercherie ! s’écrie Palissy ! Courlanges me l’a dit de sa propre bouche. » La supercherie n’est plus maintenant qu’une expérience facile au moindre chimiste. Courlanges probablement savait déjà le moyen de dorer et d’argenter par voie humide. Qu’on plonge une lame de cuivre dans un sel d’or, elle se couvrira d’une couche d’or ; et d’une couche d’argent, si, au contraire, vous la mettez dans un sel d’argent, soit l’azotate d’argent ou pierre infernale. Le procédé Ruolz n’a pas d’autre principe.

Il faut donc se garder de ces recherches insensées qui pervertissent le sens moral et engendrent une telle corruption. Cette pierre philosophale est un rêve.

« Vous calcinez et pulvérisez les métaux, dit Palissy ; puis vous prétendez que vous les referez. Allons, que le plus habile pile une noix, brou et noyau ; qu’il broie une châtaigne, pulpe et enveloppe. Nous verrons si de son creuset sortira châtaigne ou noix. » La réponse serait facile. Palissy lui-même l’a faite ; car il ajoute que de ces substances les unes sont végétatives, les autres inorganiques. Là est, en effet, la différence.

Les métaux amènent Palissy à nous parler de ces vives couleurs irisées des coquilles marines. Pour en trouver toute l’explication, il a « considéré que la cause de l’arc céleste n’estoit sinon d’autant que le soleil passe directement au travers des pluyes qui sont opposites de l’aspect du soleil. » L’arc-en-ciel ne se montre jamais qu’à l’endroit où la pluie tombe, et à l’opposé du soleil. Or le poisson, pour construire sa maison, se plaçant en face du soleil, sur une roche baignée par la mer, il arrive que les rayons de l’astre, passant à travers l’eau et augmentés d’intensité par la réverbération, viennent donner contre les matières aqueuses de la coquille, qui ainsi en retiennent les couleurs.

Cette explication de la coloration des coquillages est certainement fausse. Mais elle ne pouvait venir qu’a un esprit éminent. Car, en se trompant sur les coquilles, il entrevoit la vérité sur l’arc-en-ciel. Il y a en germe la théorie de la décomposition de la lumière, et l’explication de l’arc pluvial. Cette découverte qui, à elle seule, pourrait suffire à la réputation de Descartes et à celle de Newton, on en attribuera l’idée première à Antonio de Dominis, archevêque de Spalatro, qui l’émit en 1611, dans son traité De radiis in vitris perspectivis et iride. Ne faudrait-il pas, pour être juste, en faire gloire au potier qui faisait de l’optique en 1575 ? À coté de la décomposition de la lumière, Palissy va signaler la cristallisation des corps métalliques. Un jour, il fit refroidir un chaudron qui contenait de l’eau et une livre de salpêtre en dissolution. Le salpêtre ne tarda pas à s’attacher aux parois du vase en glaçons quadrangulaires. Quelque temps après, il acheta du cristal apporté d’Espagne, et remarqua que la forme était la même que celle du salpêtre. Au contraire, les marcassites sont carrées.

De ces différentes observations il conclut que les pierres, les sels, les marcassites et les autres minéraux, en se formant dans l’eau librement, prennent quelques formes triangulaire, quadrangulaire ou pentagonale, etc., constamment les mêmes, à moins qu’ils ne soient arrêtés dans leur formation.

Si Palissy se trompe en indiquant comme rhomboïdes les formes hexagonales du salpêtre et du cristal de roche, s’il semble ensuite ne connaître que la cristallisation par voie humide, et ignorer la cristallisation par fusion ou volatilisation, il n’en a pas moins le premier prouvé que le cristal de roche n’était pas, selon la croyance vulgaire, un jeu de la nature. Il a de plus, le premier, signalé les principaux phénomènes de la cristallisation, et affirmé que les lois en étaient fixes. Ce ne sera qu’en 1669 qu’on admettra que les cristaux sont constants dans leur forme. Puis il faudra qu’en 1780, l'abbé Haüy retrouve la découverte de Palissy, et crée la cristallographie.

Les alchimistes reconnaissaient quatre éléments : le feu, l’air, la terre et l’eau ; ils admettaient trois principes le sel, le soufre et le mercure. Les métaux étaient suivant eux composés de soufre et de mercure. Le potier saintongeois repousse bien loin ces doctrines. On a vu qu’il prétend que les métaux sont tenus en dissolution dans un liquide, et de plus que ce liquide ne cesse pas d’être transparent. On sait que l’eau est colorée suivant la nature du sel qu’elle contient, en bleu par exemple, si c’est un sel de cuivre, en violet, si c’est un sel de manganèse.

L’origine de la formation des métaux est encore inconnue. Peut-être à la fin le système de Palissy sera-t-il reconnu bon. On les regarde à présent comme des corps simples, et ils le seront sans doute jusqu’à ce qu’on arrive à les décomposer. Deux siècles plus tard, Werner et l’école neptunienne soutiendront brillamment l’opinion de Palissy. Descartes, qui aura cherché à élucider cette question, ne fera que divaguer, et il faudra arriver à Faraday pour trouver une théorie autre que celle des conférences de 1575. Faraday indiquera la relation qui existe entre les filons, amas ou couches de minéraux, et les courants magnétiques souterrains.

Mais un point reste obscur. Ces matières métalliques en dissolution, comment parviennent-elles à former un corps ? Palissy nomme l’aimant qui attire le fer, le jais et l’ambre qui attirent de même un fétu. L’attraction joint les corps de même nature, « matière suprême, dit Palissy, qui attire les autres qui sont de sa nature pour se former. »

L’attraction ou cohésion est donc découverte et distinguée de l’affinité. On prétend que c’est le chimiste allemand Barchusen qui le premier, employa le mot affinité dans ses Éléments de chimie publiés à Leyde en 1703. L’honneur en revient à Palissy. L’orateur n’usera pas toujours de ce mot qu’a conservé la science ; il dira tantôt vertu salsitive, tantôt eau congélative ; ici cinquième élément ; le plus souvent sel. Et la confusion des mots engendrera la confusion des idées. L’attraction là est un agent invisible, impondérable, impalpable ; plus loin il semblera croire que c’est un corps tangible et matériel. La faiblesse humaine payera par l’erreur de ce côté l’étonnante vérité que ce grand génie venait de révéler.

Les alchimistes poursuivent donc une chimère. Leur rêve ne se réalisera jamais, et ce sera le plus grand bonheur qui puisse arriver à l’humanité. Il vaudrait mieux, en effet, la peste, la guerre ou la famine en France, que six hommes sachant faire de l’or. Car, qui alors ne les imiterait ? La terre serait abandonnée, et les forêts abattues ne serviraient plus qu’à alimenter les fourneaux. Et quand chacun aura l’or en la quantité qu’il voudra, qui donc le convoitera ? L’or n’a qu’un mérite : sa rareté. C’est un signe ; sa valeur est toute de convention. Multipliez-le ; il s’avilit. Votre fameuse trouvaille de l’or n’aura servi qu’à faire chercher un autre métal qui, moins commun, sera aussi plus précieux.

Voilà, résumés aussi brièvement que possible, toutes les idées admises ou rejetées aujourd’hui, que Maître Bernard émit dans sa seconde conférence. Les alchimistes n’y sont guère qu’un prétexte. Pourtant il les a démasqués.

Un fait n’a point été remarqué des éditeurs des œuvres de Palissy, sauf de M. Cap qui l’a soupçonné : c’est la répétition presque littérale d’un passage du traité Des Métaux, à la fin et au milieu du livre (p. 211 et 221 de Cap, — 345 et 357 de Gobet). Pourquoi ce double emploi ? Est-ce une erreur de l’auteur ? C’est, je crois, une faute de l’imprimeur. Il aura, par inadvertance, tout simplement mis à la fin une page déjà placée dans le corps du labeur. Le traité des Métaux et Alchimie est complet sans cet appendice.

Mais à quelque chose malheur est bon ? L’erreur du compositeur servira à nous montrer la diligence de l’auteur. Que l’on se donne la peine de comparer les deux leçons, on verra que la deuxième page ici est bien supérieure à la première. La main de l’auteur a enlevé les bavures.

Remarques puériles, dira quelqu’un, peut-être ; chicanes de grammairien ou de pédant. — Je l’avoue ; la gloire de Palissy ne serait pas diminuée de beaucoup, s’il avait écrit : Je me tiens pour certain que, au lieu de : Je suis certain que, et s’il avait appelé deux fois grande beste Théorique, bonne âme, qui n’aurait pas riposté. Mais toutes ces corrections, misères et soucis d’auteur, que le lecteur ne soupçonne pas, attestent chez le potier écrivain des efforts constants pour ne pas rester inférieur aux autres, malgré sa modeste condition et l’insuffisance de son éducation première, et enfin le scrupule de bien dire, qui n’est que la pudeur d’un publiciste plein de respect pour les autres et pour lui-même.

Maître Bernard avait annoncé qu'il parlerait sur les fontaines et les métaux. Il avait tenu parole. Le terme « autres natures mis sur l’affiche était vague ; il lui permettait de faire entrer dans son programme à peu près ce qu’il voudrait. Il y mit l’or potable. C’était une conséquence de son discours sur l’alchimie.

L’or potable, liquide composé d’une huile volatile versée dans une dissolution de chlorhydrate d’or et dissoute dans de l’alcool, est fort ancien. Les Égyptiens le connaissaient, et Moïse aussi, qui avait appris leurs sciences secrètes. Le veau d’or n’a pu être avalé par les Israélites qu’après avoir été rendu liquide. Le célèbre chimiste allemand Stahl, auteur du système de l’animisme, donnait la recette dont avait pu se servir le chef hébreu. Mettez dans un creuset trois parties de sel de tartre et deux parties de soufre contre une d’or. Après la fusion vous aurez un hepar sulfuris qui se pulvérisera. Il se fondra facilement dans l’eau. L’eau sera rouge, chargée d’or, et d’un goût semblable à celui du magistère de soufre. Mais vous aurez de l’or potable : car l’or se sera tellement divisé dans ce mélange qu’il passera avec le liquide à travers une feuille de papier.

Paracelse, mort en 1541, avait contribué à donner la vogue à l’or potable du temps de Palissy. Déclamateur verbeux et impudent, il célébrait sur tous les tons l’or potable ; il se vantait de pouvoir prolonger la vie à son gré, ce qui ne l’empêcha pas de mourir dans un âge fort peu avancé, à quarante-huit ans. Les empiriques, ses confrères, faisaient chorus, et exaltaient les singulières propriétés de leur or : c’était le moyen d’attraper celui des autres. À l’époque même où Palissy faisait ses cours, un Normand natif de Falaise, Roc de Baillif, seigneur de la Rivière, grand disciple de Paracelse, publia à Paris un livre tout à la louange de son maître et de la chimiâtrie. Il est intitulé Premier traité de l'homme et de son essentielle anatomie avec les éléments, in-8°, 1560.

On comprend donc comment Bernard Palissy a pu insister sur les effets de l’or potable. C’était la question du moment ; il n’était pas homme à la passer sous silence. Il l’aborda franchement.

Bon nombre de médecins, il le sait, emploient l’or comme médicament. Les uns font bouillir des pièces d’or dans le ventre d’un chapon, et en servent le bouillon aux malades, prétendant que le liquide a retenu quelques parcelles du métal : ce qui est faux. 11 n’y a qu’à peser la pièce avant et après la cuisson.

Les autres font avaler de la limaille d’or dans la tisane, ce qui est pire que si l’on mangeait du sable. Ceux-ci emploient l’or en feuilles dont se servent les doreurs, et ne réussissent pas davantage. La plupart le réduisent en poudre au feu, comme si l’estomac débile, qui ne peut supporter une pomme cuite, pouvait digérer un métal que le creuset n’a pu consommer ; on peut le prendre, mais il ne servira pas plus d’aliment que du sable que l’on boirait ; et si un homme pouvait se nourrir d’or, ce serait une belle idole ! Les alchimistes affirment que l’or est éternel ; il ne peut donc, comme la viande ou le pain, se transformer en sang et en chair.

Paracelse et toute sa séquelle auront beau dire ; l’or potable mis au creuset laissera évaporer les parties qui lui étaient étrangères, et formera un lingot. L’estomac agirait de même, s’il était aussi chaud qu’un fourneau ; mais cet Allemand était plus fin que bien d’autres, et que moi ! Sans doute, il avait trouvé quelque rare médecine au moyen des métaux imparfaits, étain, plomb, mercure, ou de marcassites, ou de simple s; et il la donnait comme or potable pour être mieux payé ! Ces supercheries-là sont communes parmi les médecins. Il cite Baptiste Galland, médecin à Luçon, dont nous avons déjà parlé, « aussi peu sçavant qu’il y en eust en tout le pays et toutes fois, par une seule finesse, se faisait quasi adorer. »

En mettant dans le breuvage qu’on appelle or potable, continue Palissy, quelque autre substance, le praticien peut guérir, comme Paracelse, qui a rendu sains des lépreux. L’antimoine, par exemple, aura cet effet. Faut-il en conclure qu’il sera restaurant ? Essayez. L’homme qui en prend plus de quatre ou cinq grains s’expose à la mort. L’or est ainsi. Qu’on fasse les plus belles démonstrations du monde, qu’on aille chercher jusqu’au ciel le soleil, la luné et les autres planètes ; qu’on essaye de me raconter que les astres ont une influence sur les métaux et les hommes, je refuserai de voir là des preuves en faveur de l’efficacité restauratrice de l’or.

L’or un cordial ! Non. Puisqu’il ne peut être dissous par l’estomac, puisque le corps ne peut se l’assimiler, il est au moins inutile pour réparer les forces. Portez-le à votre bouche ; vous n’en pourrez tirer aucune saveur ; concluez sans crainte que l’estomac ne le dissoudra pas davantage.

Les raisons que donne Palissy ne sont pas concluantes. L’or pourrait fort bien n’être pas digéré par l’estomac et avoir cependant des vertus médicamenteuses. Est-ce que le corps s’assimile le fer, dont la science fait si grand usage maintenant ?

D’autre part, il est curieux de voir Palissy, qui ne veut pas d’or, parce que les métaux ne peuvent être réduits en chyle par l’estomac comme les aliments, prendre en main la défense de l’antimoine. Il lui reconnaît des propriétés énergiques et une « action vénéneuse ; » et avec raison : car toutes les préparations antimoniales sont purgatives ou émétiques. Maître Bernard, comme nous l’avons vu, avait connu à la Rochelle Louis de Launay, grand partisan de l’antimoine. La Faculté lutta contre ce nouveau médicament. Est-il encore un poison ? je l’ignore mais ce n’est en tous cas qu’un de plus ajouté à ceux qu’elle prescrit. La pomme de terre était à la même époque traitée comme l’antimoine. Drake l’apporta d’Amérique au seizième siècle. La Faculté déclara qu’elle donnait la lèpre. Un siècle plus tard, le tubercule ne donnait plus que la fièvre. Ce ne fut qu’en 1771 qu’elle reconnut que la pomme de terre ne donnait plus rien, et qu’on en pouvait manger sans danger.

Palissy avait demandé qu’on le contredit s’il avançait quelque proposition hérétique. Personne jusqu’alors ne s’était présenté. Un, qui avait la réputation de « se tourmenter après l’augmentation des métaux, pour de là venir à la monnoie, » attendit que la foule se fût écoulée et se présenta devant le professeur. C’était Alexandre de la Tourrette, président des généraux des Monnaies de France. L’année précédente, 1574, à Lyon, il avait publié un Discours des admirables vertus de l’or potable. Il s’était senti blessé des attaques de Maître Bernard. Déja, cette année même, Jacques Goherri, sous le pseudonyme de Leo Suavius, avait répondu par un Discours où il défendait « la philosophie et médecine antique contre la nouvelle paracelsique. » Mais Alexandre de la Tourrette crut avoir plus facilement raison du potier. Il lui déclara net qu’il s’était trompé, que lui savait faire l’or potable de deux manières. Cela n’est pas bien difficile à qui veut verser en doses réglées de l’or pur et de l’eau régale dans une solution d’essence de romarin et d’alcool. Mais la passion l’aveuglait : car l’orateur n’avait pas nié l’existence de l’or potable, mais seulement son efficacité curative. Palissy s’expliqua de nouveau, et maintint énergiquement ce qu’il avait déjà enseigné. Alexandre de la Tourrette fut-il convaincu ? Non : car en 1579 il donnait encore une nouvelle édition de son fameux livra prouvant « que la chimie ne doit estre révélée, sinon aux enfants de philosophie. » Réclama-t-il les quatre écus promis ? c’est douteux. Le Saintongeois avait de soi-même une trop bonne opinion pour s’avouer battu en les lui donnant.

L’adversaire des alchimistes eut une satisfaction plus grande. Ses opinions furent professées à la Faculté de médecine de Paris par un savant médecin, Germain Courtin, régent à la Faculté, qui donnait à ses disciples les doctrines de Palissy comme vraies. Suivant les traces de Maître Bernard, François de la Boe, ou du Bois, en latin Sylvius, mort en 1672, enseigna le premier la différence entre l’acide et l’alcool, dans sa chaire de l’université de Leyde, et introduisit dans la médecine les hypothèses chimiques qui eurent longtemps une grande vogue. Les soldats arrivaient ainsi à Palissy, et devenaient chefs à leur tour.

La diatribe contre l’or potable demandait un complément. Il avait fustigé les médecins ; il ne pouvait épargner les pharmaciens. Il avait pénétré dans les arriére-boutiques des apothicaires. N’aurait-il pas quelque secret à divulguer, quelque recette à nous apprendre, quelque danger à nous signaler, ou quelque piège à nous révéler ? C’est au mithridate qu’il voulut donner la chasse.

Le mitridat ou mithridate est une sorte d’électuaire ou d’antidote. Son nom lui vient de Mithridate VII Eupator, roi de Pont, l’infatigable ennemi de Rome. On sait que, pour éviter le poison dont il se croyait toujours menacé, il avait peu à peu habitué son estomac aux substances vénéneuses, de telle sorte que, vaincu par les Romains, détrôné par son fils, il ne put même réussir à s’empoisonner. D’autres disent qu’il prenait tous les jours un antidote. Palissy nous en donne la composition : Noix, figue, rue et sel.

Si cette recette est la véritable, il faut croire que les poisons que lui envoyaient ses ennemis étaient bien bénins, et qu’ils ne variaient guère. Faujas est de cet avis. Il pense en outre que Mithridate, forcé, pendant sa jeunesse orpheline, d’habiter les bois et les campagnes, usa de noix, figues, rue et sel marin, simplement pour se préserver des exhalaisons pestilentielles qui s’élevaient des marécages du pays. Ce moyen lui avait évité peut-être les fièvres paludéennes. On en conclut qu’il l’avait aussi sauvé du poison. Et comme on a appelé macédoine un mets composé de divers légumes et un volume formé de pièces disparates, ce qui n’a certainement qu’un rapport lointain avec le royaume d’Alexandre, fils de Philippe, on aurait ainsi donné à quelque salmigondis d’ingrédients pharmaceutiques, le nom du roi de Pont et de Bithynie. Est-ce qu’on n’a pas nommé encore mithridate des recueils polyglottes, parce que le célèbre monarque savait vingt-deux langues ? Les médecins, habiles gens, baptisèrent aussi mithridate une drogue de leur invention. Ce nom la mettait en faveur, et lui prêtait sans doute quelque vertu. Elle en avait besoin.

Palissy dit indistinctement mithridat ou thériaque. Andromaque, de Crète, médecin de Néron, augmentant quelque peu l’Antidotum Mithridatis, y fit entrer de la chair de vipère. Ainsi on pratiquait déjà le principe des homœopathes : Similia similibus curantur. Comme ce singulier mélange, dont la viande de vipère faisait partie, devait préserver ou guérir de la morsure des bêtes venimeuses, il ne pouvait échapper à son nom. On l’appela thériaque θηριακή, du mot grec θήρ θήρός qui signifie précisément animal farouche et méchant. Ajoutons qu’on nomma thériaque d’Andromaque le spécifique que ce Crétois avait revu et augmenté.

Gallien en a donné la formule originale. On y trouve : trochisque de scille, vipères sèches, agaric, iris, roses rouges, semence de navet sauvage, suc de réglisse, racines de potentille, feuilles de dictame, nard indien, jonc odorant, safran, poivre, gingembre, écorce de citron, racine de gentiane, de valériane, millepertuis, fenouille, anis ; puis térébenthine de Chio, terre de Lemnos, miel de Narbonne, vin d’Espagne, baume de la Mecque, bitume de Judée, encens en larmes, etc. En outre, ce genre a ses variétés. Et pourtant ce n’était pas assez de substances hétérogènes. Quand on prend des médecines, on n’en saurait trop prendre. Le salmis s’accrut donc peu à peu, chaque médecin trouvant bon d’y jeter les drogues dont il avait éprouvé l’efficacité. Vires acquirit eundo. Au seizième siècle, elles se montaient à trois cents en chiffre rond. On préparait la thériaque en grande pompe, à Venise. À Paris, il y avait un cérémonial tout particulier et c’était presque une obligation à tous les pharmaciens d’acheter de celle-là.

Maître Bernard a beau jeu. Comment, s’écrie-t-il, trois cents sortes de drogues peuvent-elles loger ensemble dans un estomac, sans s’y bousculer et s’y nuire ? Prenez un chapon, une perdrix, une bécasse, un pigeon et autres gibiers ; est-ce qu’ils ne seront pas meilleurs, servis à part que hachés et pilés ensemble ? Bien plus, il a demandé à un apothicaire la composition du mithridate et il y a vu du gypse et de l’albâtre calcaire. Quoi du plâtre ? Mais y a-t-il rien de plus indigeste ! C’est pour étouper certains conduits du corps humain, disent les livres. Ah ! bien oui ; vous avez vu fermer des trous aux murailles avec du plâtre, et vous croyez qu’il en sera ainsi de l’homme ? Après tout, gardez-le, ce plâtre ; il sera aussi utile dans votre thériaque que dans tout autre médecine. Pourtant avant de se jeter des pierres dans l’estomac, on se devrait bien demander au moins s’il est capable de les digérer, et quelles sont ces pierres : car il en est qui contiennent des sulfates et sont très-nuisibles à la santé. Et puis si, comme on l’a écrit, il existe trois cents sortes de poisons, auquel des trois cents servira votre antidote ? — Mithridate, dit-on, lui dût la vie. — Peut-être ; mais le mélange alors était bien plus simple. Composé de quatre substances, un électuaire peut ne pas être mauvais. Ne croyez pas toutefois qu’il puisse servir dans tous les cas d’empoisonnement. La mort vient par le froid et par le chaud ; emploieriez-vous les mêmes préservatifs ? Contre la peste ou la lèpre userez-vous de la même médecine ? Chaque maladie se guérit par son contraire. Concluons donc que le mithridate, tel qu’il est à présent, est au moins inutile.

Ainsi, étranger aux connaissances médicales, Bernard Palissy avait, par le simple bon sens, compris et montré que ce pêle-mêle monstrueux ne pouvait avoir qu’une action complexe et douteuse, lorsqu’elle n’était pas nuisible.

Le signal était donné par le potier. À sa voix d’autres arrivèrent, hommes spéciaux qui traitèrent la question ex professo. À partir de ce moment, en effet, on se rue à la démolition de cette formidable drogue, composée de trois cents drogues.

Bernard Palissy put lire, en 1586, un livre d’un médecin et jurisconsulte de Nîmes, Jean Suau, sur les Impostures des Spagiriques et les abus des médecins, chirurgiens et apothicaires. Plus tard, en 1638, un doyen de la Faculté de Paris, le docteur Saint-Jacques, publia un Codex contre cette école. Mais il put écrire : ETIAM INVITIS DIIS, malgré les dieux : car les médecins tout-puissants ne l’approuvèrent pas. Le caustique Guy Patin, devenu doyen, porta le coup de grâce à la secte. Il ôta de la pharmacopée une foule d’inutilités, et, en 1647, plaidant contre les apothicaires, il jeta à pleines mains le ridicule sur leur bézoard et leur thériaque. Il alla jusqu’à dire que leurs drogues n’étaient que des fraudes, et leurs officines des laboratoires de trompeurs : organa pharmaci, organa fallaciæ. On diminua le nombre des ingrédients du mithridate, variété de la thériaque. En 1777, il n’était plus que de soixante-cinq. Aujourd’hui il est encore de soixante et onze dans le Codex français, mais de dix seulement à Hambourg et de cinq ou six à Londres. Il a changé, comme on voit ; mais, en dépit de ces fluctuations, les vendeurs de thériaque sont restés des marchands d’orviétan.