Berthe aux grands pieds/XIX

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 107-110).

XIX

BLANCHEFLEUR EN FRANCE

La reine Blanchefleur a traversé la France.
Les champs étaient déserts, les bois étaient flétris,
Et les villes, où les enfants jouaient sans cris,
Sombres, avaient un air de deuil et de souffrance.

Tout le long des chemins elle regardait fuir
Une succession de plaines dévastées,
Terres à l’abandon, maisons inhabitées.
Son bonheur maternel n’osait s’épanouir.

Elle avait dans le cœur un besoin de sourire.
Partout sur son passage elle voyait les gens
Détourner leur regard de ses yeux indulgents,
Et des poings se crispaient qui semblaient la maudire.

Mais voici qu’elle est presque au bout de son chemin,
Cette nuit sous la tente est enfin la dernière.
Demain elle tiendra sa fille prisonnière,
Dans ses bras, sur son cœur, sous ses lèvres… Demain !

Et, ne pouvant dormir, Blanchefleur s’est assise
À quelques pas du camp, pour rêver sans témoin…
Pleine de sa tristesse, elle regarde, au loin,
Les étoiles trembler dans la brume indécise.

Aux lisières du bois le silence frémit.
Mais on parle dans l’ombre, et Blanchefleur écoute.
Un bruit confus de gens en marche sur la route
Se rapproche. Une voix d’enfant pleure et gémit.

La reine Blanchefleur les appelle, et demande :
« Où vous en allez-vous si tard, mes pauvres gens ? »
Et l’homme a répondu : « Madame, les sergents
Ont saisi ma maison pour acquitter l’amende.

« Nous allons devant nous sans travail et sans pain.
Comme nous, la moitié de la France mendie.
Avarice de reine est dure maladie :
Cette Berthe a changé notre bon roi Pépin.

« Autrefois, cette plaine était fertile et riche.
Aux étables, le soir, rentraient de longs troupeaux.
Mais on a tant sué d’argent pour les impôts
Qu’on se croise les bras au bord des champs en friche.

« Puis, à la porte, un jour, l’huissier heurte du poing :
— Paie ou pars ! — On s’en va, la tête et les mains vides,
Tandis que les petits enfants, bouches avides,
Pleurent de faim dans l’ombre et ne comprennent point.

Et Blanchefleur songeait : « Seigneur, est-il possible !
Non, non, ce n’est pas vrai. Cet homme souffre et ment.
Ma fille était trop pure et trop tendre. Comment
Serait-elle à ce point devenue insensible ? »

Elle tire sa bourse où de l’or tinte et luit.
Elle arrache à ses doigts ses bagues, et s’écrie :
« Tenez, prenez, je suis Blanchefleur de Hongrie ;
Si ma fille vous a fait tort, pardonnez-lui ! »