Berthe aux grands pieds/XX

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 113-116).

XX

LE CHÂTIMENT

Or Blanchefleur est au palais depuis hier.
Alix est très émue, et Tybert n’est pas fier,
Et d’un pli soucieux leur front pâle se creuse,
Songeant qu’il va falloir payer la douloureuse.
N’importe. Ils lutteront jusqu’au bout. Pour l’instant,
Gagner du temps le plus possible est l’important.
Pépin seul tient en bas compagnie à la reine.
Alix a déclaré qu’elle avait la migraine.

Elle garde la chambre, et ceinte de bandeaux
Salutaires, dans la pénombre des rideaux
Qui tamisent le jour trop cru de la fenêtre,
Elle pense : « Après tout, que peut-elle y connaître ?
Je ressemblais à Berthe, on n’y voit pas très clair
Dans cette chambre ; et puis, il faudrait bien du flair
Pour se douter après dix ans de réussite
Qu’au lit du roi Pépin ma place est illicite. »
Mais voici qu’on entend venir un bruit de pas.
La reine Blanchefleur paraît : « N’approchez pas,
Ô ma mère, soupire Alix d’une voix fausse.
Car je me sens déjà comme un mort dans sa fosse.
Mère, n’approchez pas ! Le médecin défend
Qu’on m’embrasse. » Et Blanchefleur dit : « Ma pauvre enfant !
N’ai-je fait un si long voyage, ma chérie,
Par tous les longs chemins qui viennent de Hongrie
Que pour te voir mourir ? — Mère, n’approchez pas,
Dit la serve. Parlez de loin, et parlez bas.
Votre présence me fait mal et me torture. »
Mais Blanchefleur déjà devine l’imposture.
Sa fille, en la voyant, n’aurait pas tel dédain.
Tout son cœur maternel s’illumine soudain.

Prompte comme un joueur qui fait sauter la carte,
D’un bond elle s’élance aux rideaux qu’elle écarte.
Et de tous les côtés, dans leurs habits de cour,
S’empressent les barons. Pépin lui-même accourt.
Blanchefleur soulevant la jupe de dentelle :
« Ce ne sont pas les pieds de ma fille, dit-elle.
Roi, vous avez été trompé. N’en doutez point.
— Je le savais, dit-il, mais non pas à ce point… »
La serve à deux genoux se prosterne et se traîne.
Et Blanchefleur reprend : « Qu’as-tu fait de ta reine ?
Parler te vaudrait mieux que tels gémissements.
Rends-moi ma fille ! — Elle est dans la forêt du Mans,
Dit alors une voix. Pardonnez-nous, messire !
Je fus un de ces trois qu’on chargea de l’occire ;
Nous l’avons seulement perdue en la forêt :
En bien cherchant, peut-être on la retrouverait. »
Pépin s’écrie alors : « Que personne ne sorte !
Arrêtez cette femme ! et, si la reine est morte,
Sachez que je prétends, moi-même, d’un seul coup,
Madame, vous trancher la tête au ras du cou !
Qu’on arrête avec vous Tybert, votre complice :
Il sied qu’il ait aussi part en votre supplice…

Maintenant, mettons-nous en route sans retard.
Vous, sergent, guidez-nous. Et, comme il est très tard,
N’oublions pas, messieurs, de prendre des lanternes,
Pour ne pas choir dans les étangs ou les citernes ! »