Bertram/Acte II

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Bertram, ou le Château de St -Aldobrand, tragédie en cinq actes
Traduction par Taylor et Nodier.
(p. 33-64).
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ACTE II.


Scène I.

Un appartement dans le couvent.

L’Étranger est étendu sur un lit de repos ; le Prieur le considère attentivement.

Le Prieur.

Il dort… si l’on peut donner le nom de sommeil à un semblable état ! cette pénible agitation, ces mouvemens convulsifs, ces accès d’inquiétude, et ces profonds soupirs, annoncent que l’âme ne partage pas le repos du corps. (Il se rapproche du lit.) Comme ses lèvres frémissent ! comme ses dents se resserrent ! des gouttes de sueur roulent sur son front sillonné. Je veux le tirer de ce rêve horrible. Étranger, réveille-toi !

L’Étranger.

Que veux-tu ? Ma vie est en ton pouvoir.

Le Prieur.

Homme malheureux,dont les seules craintes trahissent l’affreuse position, qui es-tu ? Parle.

L’Étranger.

Tu dis que je suis malheureux, et tu dis la vérité ; ces vêtemens en lambeaux, ces membres nus et meurtris le témoignent assez. Que veux-tu davantage ? Je ne me dérobe pas à ta question…. Je suis misérable, et fier de ma misère ; c’est la seule chose qui me reste de l’existence de l’homme.

Le Prieur.

Qu’importe la misère extérieure ? Elle a été le sort des bienheureux saints sur la terre. Mais dans leur affreuse détresse, ils dormoient tranquilles sous le toit de l’habitation hospitalière, ou sur la paille des cachots. Tel n’a pas été ton sommeil.

L’Étranger, d’un ton sombre.

Aurois-tu observé mon sommeil ? Que pouvois-tu recueillir des secrets de mes songes ?

Le Prieur.

Je m’inquiète peu de tes secrets ; mais, je t’en conjure, au nom du pouvoir de l’Église, pouvoir qui me donne le droit de chercher les péchés cachés dans les replis du cœur, montre-moi les blessures de ton ame ! Pleures-tu les liens sacrés de la nature ou de l’amour, rompus par la main du Ciel ? Oh, non ! ce n’étoient pas des passions tendres qui étinceloient dans tes yeux égarés sous tes paupières entr’ouvertes…. Quel est donc l’esprit malfaisant qui te tourmente ? montre-moi l’ennemi implacable qui habite ton cœur ! Est-ce colère, ou aversion, ou vengeance ?

L’Étranger.

(Il s’élance de son lit, tombe à genoux, et élève ses mains jointes.)

Vengeance ! Je voudrois trouver mon ennemi éternel pour en tirer vengeance…

Le Prieur.

Est-ce un homme ou un esprit infernal qui parle ainsi ?

L’Étranger.

J’étois homme ; je ne sais plus ce que je suis ; ce que les injustices, les crimes des autres hommes ont fait de moi… Regarde-moi… qui suis-je ?… (l’approchant.)

Le Prieur.
Je ne te connois pas.
L’Étranger.

Tu m’étonnes, car le pauvre se rappelle souvent l’homme qui est tombé du faîte de la fortune et des honneurs ; il n’y a que ses égaux qui l’oublient. Un misérable mendiant. m’a bien reconnu, tandis que les miens ne voyoient en moi qu’un étranger. Je ne portois pas ces vêtemens souillés, ces lambeaux impurs dans ces jours de ma prospérité où tu venois, pieds nus, implorer humblement une des aumônes que laissoit tomber ma main généreuse. (Il se rapproche.) Tu ne me connois pas ?

Le Prieur.

Mes yeux sont affoiblis par l’âge ; mais cette voix réveille en moi d’étranges pensées.

L’Étranger.

Écoute donc. C’est ton métier de parler d’une manière sainte, suivant la coutume des hommes pieux, des vanités et des vicissitudes de la vie. Écoute un récit sans détour, qui renferme plus d’instructions que toutes tes sentences ; écoute-le de moi, du comte Bertram… entends-tu ?… du comte Bertram, l’idole de son pays et d’une armée entière, le favori de son roi, l’homme dont le sourire répandoit des bienfaits, dont la volonté seule étoit une loi sacrée. C’est lui qui maintenant mendie auprès du prieur de Saint-Anselme une goutte d’eau pour rafraîchir ses lèvres désséchées, une couche grossière pour reposer ses membres excédés de douleur….

Le Prieur.

Bonté du ciel et de tous les saints !

L’Étranger.

Veux-tu me trahir ?

Le Prieur.

Il n’existe pas un être dans ces murs capable d’une telle action. Homme infortuné, trop de chagrins ont déjà pesé sur ta tête al- tière ; je crains plutôt que tu ne te trahisses toi-même. Tout près d’ici se trouve le château de Saint-Aldobrand, ton mortel ennemi et la cause de tous tes malheurs ; d’anciennes coutumes invitent l’Étranger jeté sur la côte à y passer quelques jours pour y goûter les douceurs du repos. Si tu n’y parois pas, les soupçons vont s’éveiller ; et si tu y parois, tout changé que tu sois, quelque éclat de ta passion viendra te déceler et combler ta ruine. Pourquoi ce trouble subit dans tes yeux ?

Bertram.

Que me demandes-tu ? Je rêvois que je me trouvois près de Saint-Aldobrand, sans que son œil pénétrant m’eût reconnu, et je sentois l’horrible joie qu’on doit éprouver à l’aspect de la vipère aux longs replis, dont on a essuyé la morsure…. la joie d’un homme qui s’étonne de son existence, en contemplant le rocher gigantesque au pied duquel un miracle l’a fait tomber vivant. De retrouver ainsi cette effroyable vision de mes pensées, dans la réalité de ma vie ; de marquer du regard ces traits abhorrés, et de dire : voilà l’homme dont la vue doit m’anéantir ; c’est aussi une horrible joie.

Le Prieur.

Calme-toi. Tu ne le rencontreras pas, il s’écoulera bien du temps avant qu’il ne revienne des murs de Palerme, où il séjourne avec les chevaliers de Saint Anselme. Son épouse mène une vie retirée, sa suite est peu nombreuse…. D’où vient que tu souris d’indignation ?….

Bertram.

Son épouse mène une vie retirée…. peut-être son enfant…. oh, non !… non… c’étoit une détestable idée.

Le Prieur.

Je n’entends tes paroles qu’indistinctement. Cependant je m’aperçois qu’elles renferment un sens sinistre.

Bertram.

Que je puisse me mesurer avec lui, dans toute sa force ; je voudrois que nous fussions ensemble sur l’onde sombre, qu’il n’y eût que la planche d’une étroite nacelle entre nous et la mort, afin que je pusse le saisir dans mes bras furieux, et me plonger avec lui dans les vagues irritées, et le voir rendant le dernier soupir….. et……

Le Prieur.

Cesse, je t’en supplie, ou les reliquaires trembleront sur ces murs sacrés ; le marbre des saintes images s’animera pour le répondre.

Bertram, avec un éclat de rire convulsif.

Ah… Ah… Je le vois luttant…. je le vois là !

ah… ah…
Le Prieur.

Horrible !.. horrible ! la force me manque ! au secours.. au secours… je ne puis le contenir…

Le Ier. Religieux entre.

La dame de Saint-Aldobrand vous salue.

Le Prieur.

Vois l’état de ce malheureux. Au secours…. (les Religieux entrent.) Mes frères, aidez-moi à le transporter.

(Bertram accablé tombe entre leurs bras. Ils sortent.)

Scène II.


Un salon dans le château de Saint-Aldobrand.

Hugo entre avec les compagnons de Bertram. Clotilde le suit.
Hugo.

Par ici, mes amis ; par ici, la bonne chère vous attend.

Ier. Matelot

À la bonne heure, la bonne chère ne vint jamais plus à propos.

Hugo.

À quel port étiez-vous destinés, lorsque cette cruelle tempête vous surprit ?

Ier. Matelot

Qu’importe, pourvu que nous trouvions ici

un asile agréable ?
Hugo.

D’où veniez-vous ?

Ier. Matelot

Je ne peux pas répondre à jeun.

Hugo.

La rudesse, dit le proverbe, annonce la probité ; Dieu veuille que cet adage soit vrai.

Clotilde.

Conduisez-les dans le château, Hugo ; ils ont besoin de prompts soulagemens. Où est votre capitaine ?

Ier. Matelot

Il viendra bientôt. Demandez-lui ce que vous désirez savoir.

3e. Matelot
Le voilà.
Clotilde.

Il me tarde de connoître leur pays et leurs aventures.

(Bertram entre d’un air sombre, observant tout ce qui l’entoure.)

Est-ce là le chef ? Ses regards m’effraient ; je n’oserois lui parler.

Hugo.

Allons, allons ; le repas est préparé… par ici…

(Bertram, toujours rêveur, traverse le théâtre.)

Clotilde.

Une douleur profonde semble l’absorber : la vue de cet homme inspire un sentiment qui n’est pas ordinaire. Observons.

(Elle sort.)
Ier. Matelot

Allons, camarades ; nous ferons honneur à la bonté de notre hôte par la gaieté de nos cœurs, et l’oubli des dangers passés.

(Il chante.)

Nous sommes des hommes échappés aux dangers ; mais, en vidant la bouteille, nous éprouverons que son charme fait tout oublier. Les tempêtes n’ont jamais connu d’aventuriers plus hardis, ni les banquets de champions plus disposés à la joie.


Scène III.

La terrasse du château. Un clair de lune. On aperçoit une partie du donjon et des tours au travers des masses d’arbres, qui forment les premiers plans.

Le bosquet solitaire d’Imogène.

Imogène seule, les yeux pendant quelque tems fixés sur la lune ; ensuite elle avance à pas mesurés.

Imogène.

Lumière chérie, ami de tous les esprits doux et sérieux, charme de la mélancolie de l’amour ! quelle est donc ta puissance ? D’où vient l’empire que tu exerces sur les mouvemens de l’ame, soit que tu éclaires le désespoir sans avenir ou l’ardente espérance, ou que tu prêtes tes couleurs pâles aux rêves d’une imagination inquiète ? Lumière chérie ! tu distribues également tes rayons sur les pas des amans qui se cherchent et de ceux qui se séparent ; tu luis également de toute ta splendeur sur les cœurs brisés, ou sur les cœurs satisfaits…. Bertram ! Bertram !.. Qu’il est doux de répéter ce nom chéri à la nuit attentive ! C’est un charme puissant pour réveiller les pensées ensevelies dans le sommeil du cœur. Que je suis abattue !… Les souvenirs viennent en foule se présenter à mes sens…. les personnes aimées, les absens et les morts sont devant moi. (Avec plus de force.) Je veux m’entretenir avec eux, jusqu’à ce que mes facultés s’évanouissent, et que mon cœur ravi reste suspendu dans le doute de sa propre existence !….

Clotilde entre.

Pourquoi, madame, rester seule et rêveuse sous cette triste lumière, si propre à entretenir

de fâcheuses prensées ?…
Imogène.

Je ne veux que pleurer un peu avec ma compagne chérie, la reine solitaire des nuits. Ne prive pas mon cœur de ce dernier bien : les pensées qui lui sont les plus chères le visitent maintenant, et le remplissent d’un bonheur céleste.

Clotilde.

Venez plutôt avec moi voir ces hommes échappés à la tempête et consolés par vos bienfaits. Leur joie dissipera vos noirs chagrins. Ils parlent des dangers du feu du Ciel et de la mer en courroux, dont ils ont échappé par miracle ; ils savent de vieilles légendes, et chantent des romances. Écoutez…. le zéphir amène jusqu’ici leurs voix sonores.

(Un bruit de chant et de réjouissances se fait entendre.)

Imogène.

Leur gaîté bruyante et barbare m’alarme, je te l’avoue ! Ce dérèglement dans un château hospitalier ne convient pas à des hommes délivrés d’un affreux danger !… Tous ne sont pas d’ailleurs à cette table ; en traversant la galerie, j’en ai remarqué un qui se tenoit à l’écart ; sa figure étoit à demi-couverte par son manteau, et un rayon de lumière qui passoit m’a fait discerner à travers ses vêtemens souillés un air de grandeur sauvage.

Clotilde.

Je l’ai aussi observé ; il ne s’est pas placé près d’eux ; et, d’un ton imposant qui les intimide, il calmoit leur joie turbulente.

Imogène.

Il ne parle point ?

Clotilde.

Non ; mais, à en juger par les mouvemens de

sa poitrine, il ne faisoit que soupirer.
Imogène.

Fais-le venir. Il y a chez lui un mystère de douleur qui m’intéresse.

Clotilde.

Comment oserez-vous l’entretenir seule ? Son aspect est terrible !

Imogène.

C’est pour ce motif que je désire le voir ; l’impression des choses terribles est passée pour moi. (Elle hésite un moment.) Si, comme moi, il porte un cœur désespéré, je ne veux pas le tromper par un seul mot de consolation.

(Bertram s’avance à pas lents du fond du théâtre, les bras croisés, regardant la terre.)

Un objet semblable à cet être mystérieux m’a poursuivi dans mon sommeil…. seroit-ce encore ?….

(Bertram parvient au bord du théâtre, et reste sans la regarder.)

Étranger, j’ai désiré de te voir, séparé de tes compagnons, dans la crainte que leur joie bruyante ne te fût importune. Ta fortune seroit-elle anéantie par ce naufrage ? Mon or peut guérir de pareils maux. Le trésorier du château….

Bertram.

On me combleroit en vain de toutes les richesses de l’univers.

Imogène.

Alors je devine ton malheur : ton cœur est enseveli dans les flots impitoyables, avec une amie adorée ou un frère chéri ; ton ame a péri là !…. Je te plains, homme infortuné ; c’est tout ce que je puis faire. Je pouvois te donner de l’or ; mais je ne saurais donner de la consolation, car je suis inconsolable aussi. Cependant

j’aimerois à porter de douces pensées aux cœurs qui souffrent, si mes paroles entrecoupées par des sanglots me le permettoient encore ; la douleur ne m’a pas laissé d’autre voix.

Bertram, frappant son cœur.

Aucune rosée ne rafraîchira jamais ce sol desséché.

Imogène.

Ton extérieur est étrange, mais tes discours le sont encore davantage. Il paroît même dangereux de converser avec toi. Dis-moi cependant ta famille…. ta patrie….

Bertram.

Qu’importe ? Les malheureux n’ont point de patrie : une patrie…. c’est une demeure fixe, de tendres parens, des amis généreux, des lois protectrices, tout ce qui unit l’homme à l’homme. Je n’ai rien de tous ces biens ; je n’ai point de patrie. Et quant à ma famille, le son redoutable de la dernière trompette réveillera les cendres ensevelies de mes aïeux, avant que la trompette du héraut de la ville qui réclame les choses perdues n’ait fait retrouver son enfant égaré.

Imogène.

Je tremble de l’entendre. Il y a quelque chose de solennel dans sa voix. Les souvenirs se pressent sur mes esprits…. Puisque mes secours ni mes larmes ne peuvent te soulager, adieu ! étranger, adieu ! et quand le sentiment de ta misère te conduira au pied des autels, n’oublie pas de prier pour celle qui est encore plus misérable que toi.

Bertram.

Attendez, dame généreuse, il est important que je vous dise encore quelques mots.

(Imogène se retire effrayée) Tu ne partiras pas !

Imogène.

Je ne partirai pas ?… qui es-tu ?… parle !

Bertram.

Et dois-je parler encore ? .. Il y avoit autrefois une voix que tout le monde, excepté toi, pouvoit oublier ; et tout le monde, excepté toi, pouvoit être pardonné pour cet oubli…

Imogène.

Anéantie !…. les morts et les vivans m’épouvantent également… ô Dieu !… non….. non !… ces cheveux noirs, ce visage basané, ce regard farouche….. pourtant cette voix…. mais cela est impossible… il auroit prononcé mon nom.

Bertram.

Imogène !….

(Pendant la fin de sa phrase, elle s’est approchée de lui insensiblement en tremblant ; et quand il prononce son nom, elle jette un cri et tombe dans ses bras.)

Imogène.. oui, dans cet état de pâleur et de mort, tu peux être pressée contre ce cœur désolé…. c’est un lis fané sur une terre stérile…. Non…. non ! n’ouvre pas tes paupières ! c’est ainsi que je voudrois toujours te voir, pâle, évanouie, morte pour la nature entière, comme pour Bertram…. malédiction !.. détournons mes regards…. cette bouche décolorée et toujours charmante, ces bras languissans qui me pressent…. si je regardois davantage, je de viendrois peut-être humain !

Imogène. (revenant à elle, sortant de ses bras).

Sauve-toi, sauve-toi, tes ennemis et la

mort sont ici…
Bertram.

Qu’ils viennent !…. la force de ceux qui sont armés par le désespoir est terrible ; il n’y a que le pouvoir du démon qui puisse ouvrir les bras de Bertram.

Imogène, éplorée.

Laisse-moi !…. Il ne sait pas…. Ô mon Dieu !

Bertram.

Imogène ! pourquoi te trouves-tu dans les murs de mon ennemi ? que fais-tu dans le palais d’Aldobrand ! Une lueur infernale éclaire mon esprit…. jure que tu dépends de ses libéralités…. que le hasard, la force ou le sortilége t’a amenée ici !…. tu ne saurois être….. non !… mon cœur se gonfle d’angoisses ; l’enfer n’a point de tourment plus affreux, oh non… non…. non… tu n’as pu

me tromper.
Imogène, à genoux.

Miséricorde !….

Bertram.

Tu n’es pas son épouse, ou tu parlerois ! (avec une violence frénétique) parle…. parle….

Imogène.

Je suis l’épouse d’Aldobrand ; je lui ai donné ma main, pour sauver un père mourant de besoin.

Bertram.

Je ne veux pas la maudire…. mais la vengeance s’amasse !…

Imogène.

Oui, maudis et consomme l’horrible fatalité de ma vie, car je l’épousois accablée de désespoir et d’affreux présages ; quelque esprit malfaisant abusa le saint prêtre par un charme ténébreux ; tous les rites de l’honneur et du désespoir furent pratiqués dans cet hymen, il n’y manquoit que la malédiction de Bertram.

Bertram, sans la regarder.

Parler de son père ! mais un père pouvoit-il aimer comme moi ? l’être le plus misérable de la terre chérit au moins une pensée, qui rend son triste cœur le sanctuaire de quelques rêves consolans, et dans laquelle il se réfugie pour verser de douces larmes. C’est ce que tu étois pour moi… et tu es perdue ! qu’est-ce que son père ? son amour pouvoit-il être comparé au mien ? Dans le besoin, dans la guerre, dans d’effroyables hasards, je me suis quelquefois étonné de devenir humain, rien que de penser à toi. Imogène auroit tremblé pour mon danger, Imogène auroit versé du baume sur mes blessures, Imogène auroit cherché mon corps parmi les morts et l’auroit

bientôt reconnu…. et tu étois épouse…. épouse… n’y avoit-il pas d’autre nom dans le langage de l’enfer et des ténèbres pour te flétrir, que celui d’épouse de mon ennemi éternel ? Ai-je échappé à la guerre, à la misère, à la famine, pour périr par la perfidie d’une femme !

Imogène.

Oh ! épargne-moi, Bertram. Oh ! pour ton propre salut….

Bertram.

La vengeance d’un despote, la malédiction d’un pays ingrat, les délaissemens des faux amis que cette main libérale a nourris — comme un lion assailli méprise les traits d’un foible chasseur, la puissance de mon cœur avoit triomphé de tout ! un seul trait mortel devoit

m’atteindre, et c’est ta main qui l’a dirigé !…
Imogène.

Tu n’as pas entendu les cris de mon père ! Ô ciel ! ni nourriture, ni vêtemens, ni foyer… combien la malheureuse avoit long-temps et inutilement imploré le secours de la providence avant que son ame, égarée par l’excès du désespoir, pût endurer la pensée horrible d’en épouser un autre ; il falloit l’épouser, ou voir mourir son père.

Bertram.

Tu trembles que je ne te maudisse !.. ne tremble pas ; quoique tu m’aies rendu le plus misérable des hommes, je ne veux pas te maudire ! écoute la dernière prière du cœur déchiré de Bertram, de ce cœur brisé par toi seule, et non par ses ennemis. Puisses-tu satisfaire, dans toute leur étendue, à la vanité de tes désirs ! puissent la pompe et l’orgueil remplir ton ame jusqu’à ce que tu sois dégoûtée de leur néant ! puisse celui que tu as épousé être bon et généreux envers toi, jusqu’à ce que ton cœur, poignardé par sa noble tendresse, succombe au remords de ta perfidie ! puissent les sourires de ton enfant déchirer le sein d’une mère infortunée, qui ne peut pas aimer le père de son enfant ! et dans la splendeur de tes banquets somptueux, quand tes vassaux s’agenouillent devant toi, et que tes parens sourient de satisfaction autour de toi, puisse l’ombre de Bertram arriver et te rappeler tes sermens rompus, en criant : Salut et joie à l’orgueilleuse dame de Saint-Aldobrand ! tandis que ses ossemens froids et inanimés, blanchiront au pied des tours du château.

Imogène, le retenant.

Attends.

Bertram.
Non.
Imogène.

Tu as un poignard.

Bertram.

Non pas pour une femme.

Imogène, se traînant à terre.

Je n’ai jamais fait d’autre prière que de mourir près de toi…. Mais ces affreux reproches….

Bertram, se retournant.

Sur la terre humide !… Je te pardonne du fond de mon ame.

L’Enfant d’Imogène vient en courant se jeter dans les bras de sa mère.

L’Enfant.
Ma mère !….
Bertram, saisissant l’enfant avec empressement.

Que Dieu te garde, enfant !…. Imogène ! Bertram a embrassé ton enfant !

(Il fuit ; Clotilde entre, le regarde avec étonnement et terreur, et va au secours d’Imogène. La toile tombe.)


FIN DU DEUXIÈME ACTE.