Betty petite fille/04

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(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 45-56).


CHAPITRE IV


Lorsque Betty sortit de l’école, il était environ dix heures et demie. Elle s’enfuit aussitôt, quittant les compagnes dont la conversation lui paraissait puérile.

Depuis le matin, elle caressait un projet nouveau, toujours rongée par la volonté de perdre au plus vite une fleur virginale qui lui était pesante.

Tout en marchant, elle grommelait :

— Parrain doit être au Luxembourg, à cette heure !

Parrain était un vieil ami de la famille et surtout de Madame Cérisy à l’époque de sa verdeur automnale et avant la mort du chef de bureau. Il avait vu grandir la fillette et s’y intéressait, sans arrière-pensée bien arrêtée.

Plus perspicace que la mère, il devinait que Betty sous le masque d’innocence qui lui était coutumier, cachait des impatiences et des besoins ardents. Et puis dans le froid de son hiver, il aimait à sentir auprès de lui, cette jeunesse toute vibrante, dont la vigueur semblait le vivifier.

L’intimité lui permettait des privautés qui flattaient encore ses sens se contentant d’à peu près.

Contre lui, souvent Betty avait perçu le désir, la mordant soudain ; elle avait vu dans les prunelles de l’homme passer l’étincelle de la lubricité. Elle sentait plus qu’elle ne comprenait, mais le résultat restait identique.

Comme elle s’abandonnait sans crainte, elle s’étonnait qu’il ne fut plus osé. Dans sa candeur, elle croyait avouer par son maintien, tout ce qui bouillonnait dans son cœur affolé.

Mais l’homme ne pouvait comprendre, conservant encore l’illusion de la demi-innocence de l’enfant. Il ignorait que dans la femme n’existe jamais que deux états se succédant brusquement : cessant d’être enfant, elle est immédiatement femme, sans transition véritable.

Ce jour-là, elle le rejoignait avec l’idée secrète qu’il se passerait entre eux quelque chose de définitif. Quoi ? elle l’ignorait ; peut-être une promesse ; peut-être une entente.

En atteignant le Luxembourg, elle le vit de loin. Un nuage passa devant ses yeux : Elle dut s’arrêter, le cœur battant, les jambes flageolantes.

Bien vite cependant, elle reprit ce sourire moqueur qu’elle s’ingéniait à conserver au dehors, pour mieux voiler son être intime fait de passion et d’ardeur.

La serviette enfoncée au-dessus de la hanche gauche, la taille creusée, la croupe tendue, elle s’en allait de la démarche veule des matins de fatigue et de désirs.

À un pas de lui, elle s’immobilisa et le regard droit, tendit une menotte blanche au médius noirci d’encre.

— Bonjour parrain ! Ça va bien ?

Il lui sourit, heureux de la voir, vivante et saine.

— Bonjour moucheron ! Pourquoi es-tu ici à cette heure ?

Elle eut une moue câline pour se frôler à son épaule :

— Eh ben ! Pour te voir… ça t’étonne ?

Il ne la crut pas et rit franchement :

— Petite menteuse !

Cependant, il la prit par le bras et l’entraîna vers un banc à l’ombre d’un massif touffu.

Elle se pendait à son côté, aimant ce contact de l’homme, l’odeur de tabac, de gros drap qui flottait autour de lui. Ce parfum puissant était pour elle un symbole de virilité.

Ils s’installèrent côte à côte, silencieux d’abord, ne trouvant rien à se dire.

Elle minauda :

— T’es content d’me voir ?

Il se fit moqueur, voire un peu méfiant :

— Et toi ?

Elle s’était attendue à un compliment, elle fut déçue, saisissant qu’on ne la prenait pas au sérieux, et elle rêva de se venger.

Ce jour là, elle portait de fins bas de fil noir qui se tendaient sur le genou, au-dessus, on apercevait un trait de chair blonde. Malicieuse, elle outra la position, sachant déjà par expérience que c’était là le meilleur des appâts.

Il loucha de ce côté, assez intéressé. Câline, elle se coula davantage contre lui, en des mouvements onduleux de chatte.

Comme souvent il l’avait fait, il l’enserra à la taille, mais cette fois, il s’attarda, se complaisant à sentir la chair s’enfoncer sous ses doigts.

Satisfaite elle considéra ce geste comme un prudent commencement et s’y prêta, languide et émue, ignorant l’audace de sa pose, l’offre tranquille de son jeune corps.

Et encore il ne comprit pas, ne pouvant prévoir que de telles pensées eussent déjà mûri en ce cœur d’enfant. Paisible il n’alla pas plus loin que ces simples contacts qui lui étaient infiniment agréables.

Elle s’étonnait qu’il ne hasardât mieux, ignorant que la vieillesse se contente de l’éveil des désirs, ne pouvant autre chose.

Lentement elle s’énervait, éprouvant à chaque minute un peu plus de hâte à goûter aux fruits de l’amour qu’elle se figurait savoureux. Il lui semblait qu’auprès de ce vieillard affable, la chose serait aisée, l’acte déjà préparé par leur intimité ancienne.

Les yeux brillants, la poitrine palpitante, elle fixait l’homme hardiment, espérant un mot, un simple geste qui serait une prière, à laquelle aussitôt elle répondrait par un acquiescement.

Assurément, elle se croyait sincère, mais en réalité, il aurait tenté ce qu’elle souhaitait, que peut-être à la suprême minute se serait-elle dérobée, bouleversée de terreur.

Sa science était encore trop incomplète, pour qu’elle pût mesurer toute l’étendue de ses aspirations. Or pour la renseigner il lui aurait suffi d’un seul calcul d’arpenteur qui lui aurait fait toucher du doigt la réalité. Mais l’imagination exaltée troublait la raison ; elle voulait âprement goûter à la coupe qu’elle s’affirmait enchantée, à en juger par la soif de luxure que chacun manifestait autour d’elle.

Sans se douter du mal qu’il causait, Morande le parrain, s’attardait à ces contacts languides qui réchauffaient un peu son vieux sang. De ses mains, sous la robe légère, il devinait les formes déjà grasses et fermes, le corps mûri de la petite femme prête aux baisers. Mais en même temps, il ne voyait les grands yeux noirs qui se voilaient d’une buée trouble, ni la grimace de la bouche qui se crispait sous la tension nerveuse de la passion grandissante.

Il se complaisait à cette défloration morale, parce qu’il la trouvait jolie, avec ses petits seins ronds qui tendaient l’étoffe de la blouse, ses hanches dont la chair résistait sous la pression des doigts, ses cuisses fuselées qu’il se figurait tièdes et charnues.

Quand il la serrait un peu plus fort, elle avait pour lui un regard languide qui disait tout son désarroi sensuel, toute sa rage effrénée de connaître entièrement le grand secret qui l’intriguait.

Se croyant de l’honnêteté, il n’aurait même eu l’idée de profiter de cette innocence, pourtant tout au fond de lui-même, le désir grandissait. Mais comme la mère, il se répétait : elle ne comprend pas et il se tranquillisait parce que nul acte définitif ne s’était produit.

Désabusée, elle finit par se lever, le front plissé, une lueur mauvaise dans les yeux. Elle avait vaguement conscience de n’être qu’un jouet destiné à apporter des joies platoniques à la sénilité du parrain.

— J’m’en r’tourne ! dit-elle brusquement.

Il voulut la retenir, mais elle s’entêta, simplement pour l’ennuyer à son tour.

— Non… m’man pourrait s’inquiéter…

Elle savait qu’il n’en était rien, que lorsqu’elle rentrerait, Madame Cérisy ne serait de retour d’une de ces mystérieuses promenades matinales.

Il finit par l’approuver, la jugeant raisonnable :

— Va mon enfant, et dis à ta mère que je lui rendrai visite un de ces jours.

Elle haussa les épaules et s’en fut sur une poignée de main glacée. Elle marchait vite, des sanglots lui montaient à la gorge, devant l’écroulement d’une de ses nouvelles illusions. Cela l’amena à se rappeler une réflexion de Léontine et la répéta à mi-voix :

— Tous les hommes sont des veaux !

Vraiment, elle ne pouvait encore comprendre la froideur relative du vieillard, certaine d’avoir osé tout ce qu’il fallait pour s’offrir franchement. Que risquait-il, puisqu’elle avait la ferme intention de garder le silence ? Elle se dit que Morande ne la trouvait point à son goût et cette supposition la vexa.

Par les bribes de conversations saisies au hasard, elle avait acquis la certitude que tous les vieux messieurs débauchaient les petites filles. Pourquoi celui-là hésitait-il donc ?

À Léontine qui vint lui ouvrir, elle ne dit rien et la bouscula pour passer.

Le souillon ricana et crut l’effrayer en affirmant :

— J’l’ dirai à Madame qu’vous êtes rentrée à midi moins l’quart !

— J’ m’en fous !

Et d’un geste coléreux, elle jeta sa serviette sur son lit. Sa toque de velours roula sous un fauteuil et ses gants claquèrent contre la glace de l’armoire. Elle éprouvait un besoin animal de brutalité, pour apaiser la nervosité qui était en elle.

La goton railleuse s’était approchée de la porte. Dans le but d’exciter davantage la jeune maîtresse, elle s’enquit, sournoise et mauvaise :

— Vous avez encore été vous frotter à un homme ?

La fillette bondit, ses petits poings se crispèrent, et elle fixa la servante. Elle cherchait quelque chose de grossier, de formidable à lancer. Raidie sur les jarrets, elle hurla :

— M……

Il y eut quelques secondes d’effroi, puis elles éclatèrent de rire ensemble, soudain détendues par cette énergie inusitée.

Le ventre ballotté par la gaîté, la savate traînante, Léontine retourna à sa cuisine. Betty s’assit sur le bord de son lit et songeuse, conclut :

— Parrain est une vieille andouille !

Cette comparaison l’amusa et apaisa sa rancœur.

Madame Cérisy rentra dans un joyeux froufrou de jupe soyeuse. La fillette l’entendit et sourit moqueusement :

— C’est plutôt elle qui a été se frotter à un homme !

Il ne lui fallut aucun effort d’énergie pour transformer son apparence, reprendre son masque de quiétude enfantine. À la salle à manger, elle retrouva sa mère, et celle-ci qui probablement avait passé une heureuse matinée, lui fit fête. Quand elle l’embrassa, Betty nota que dans l’étoffe légère de la robe restait accroché un imperceptible relent de cigare et d’alcool. En se retournant, elle murmura avec une volupté concentrée :

— Elle sent l’homme !

Puis la mine candide, elle raconta que sortant de l’école elle avait été rendre visite au parrain. La mère paisible approuva :

— Tu as bien fait, chérie !

Deviner sous les aveux naturels de l’enfant toutes les perversités cachées, était impossible ; son hypocrisie acquise, créée par la peur, la défendait comme un mur d’airain. Mais elle dupait d’autant plus aisément Madame Cérisy que celle-ci avait besoin d’insouciance, afin de continuer plus librement la lutte pour l’existence quotidienne.

Après le déjeuner, elles prirent le café au boudoir tendu de liberty. Cette joie était rare pour la fillette, il fallait pour ça que nul tapissier ne fût attendu.

Elle aimait à se trouver dans ce buen-retiro, où chaque meuble représentait pour elle, une caresse perverse, un baiser de mâle, une lubricité ardente, comme elle en imaginait dans le secret de son cœur.

Il lui suffisait alors de fermer les yeux, pour vivre des rêves languides. C’était très simple, parce qu’à son début. Elle se voyait déchirée par l’homme et se plaignait douloureusement. Mais ensuite, il lui fallait des à-côtés afin de se préciser l’attrait d’un acte ignoré.

En même temps, elle suçait son café par petites gorgées, avec des gestes précieux, comme elle en avait vu chez les dames élégantes qu’elle admirait. De biais, elle guignait sa mère hypocritement, se demandant ce qui évoluait à cette minute précise dans cet esprit qu’elle supposait tout enflammé d’amour.

En réalité, Madame Cérisy pensait qu’elle avait à payer son propriétaire et qu’elle comptait pour ce faire, sur un tapissier généreux.

L’argent restait son unique souci, entraînée continuellement à des frais considérables, par la nécessité d’être belle toujours, de plaire sans relâche. C’était un travail d’Hercule !

Après cela, il lui restait peu de temps pour s’occuper de sa fille ; mais comme elle réglait ponctuellement le collège, et les autres frais, elle avait la conviction d’être bonne mère.

Betty vivait donc dans un monde à part, qu’elle s’était créé de toutes pièces, n’ayant pas encore l’expérience suffisante, pour lui fournir une base sûre. À quatorze ans, on pense, on réfléchit, on comprend, mais on ne sait pas. Sa mère n’ayant d’autre occupation importante que la luxure, elle s’affirmait que là était toute la vie et rien d’autre ne l’intéressait. C’est peut-être là un des effets de la justice immanente qui veut que l’on soit puni en sa descendance par où on a péché. L’eau qui vient du moulin doit retourner au moulin par raison d’équilibre.