Betzi/1/03
La logique de nos passions et de
nos préjuges est fort singulière, et
la manière de transiger avec nos
besoins et la nature même des choses,
ne l’est pas moins sans doute. Nous
avons dit que Séligni fuyait toute
idée d’un nouvel attachement comme
le plus grand crime ou comme le plus
grand malheur ; cependant, il ne pouvait cesser d’être aimant et sensible.
Son ame expansive et tendre ne pouvait se replier sans cesse sur elle-même, et ne pas souffrir de l’isolement dans lequel son chagrin la tenait
ensevelie. Avec une imagination un peu plus ardente, avec un esprit un
peu moins juste, un peu moins éclairé, peut-être était-il dans la disposition la plus desirable pour devenir un
fanatique, ou si vous voulez un saint ;
je ne répondrais pas même que cela
ne fût arrivé, si malheureusement l’objet de sa première passion ne l’avait
rendu trop étranger à ce genre de rêverie et de bonheur. Il se trouva donc
réduit à chercher des consolations
plus simples et plus naturelles ; et
voici celles que lui vint offrir un jour
sa nouvelle philosophie.
L’âge des illusions est passé sans
retour ; plus de sentimens exclusifs ;
leur puissance absorbe et consume
tout notre être ; les félicités que nous
en pouvons attendre sont achetées
trop cher : n’ayant plus que des affections
générales, c’est assez pour occuper notre sensibilité, pour remplir nos devoirs, sans risquer de troubler
sans cesse le repos de notre intérieur.
Évitons avec un soin extrême le malheur de faire de la peine à qui que ce
soit ; ne négligeons aucun moyen
d’exercer notre bienveillance envers
nos semblables ; mais ne faisons jamais
dépendre d’aucun d’eux le sort de notre existence et de notre tranquillité ;
aimons enfin, puisqu’il faut aimer
mais n’aimons qu’autant que le veut
la nature pour jouir et pour faire jouir
l’être aimable que la destinée livre à
l’attrait impérieux de ses propres desirs et des nôtres… Imitons l’abeille
qui ne cesse d’errer de fleurs en fleurs,
et ne s’y repose que pour en recueillir le miel[1].
Au moment même où Séligni venait de faire ces profondes réflexions il se trouve à la petite porte du Vauxhal faubourg St.-Germain. Quelques-uns de ses anciens camarades l’apperçoivent, l’abordent et l’entraînent dans la salle.
- ↑ Une Dame anglaise prit l’enfant d’une Bohémienne à l’âge de six ou sept ans, assez formée déjà pour sentir la différence d’avoir tout à souhait, bon lit, bon dîner, etc., ou de manquer de tout. Quand la petite brune eut atteint seize ans, elle dit à sa bienfaitrise qu’elle voulait retourner auprès de sa famille pour errer avec elle. La Dame prêcha, et entre autres belles leçons lui répéta le proverbe : a rolling stone gathers no moss. (Une pierre en roulant n’amasse point de mousse ). — No, reprit l’enfant, but a rolling bee gathers honey. (Non, mais l’abeille en voltigeant recueille du miel).