Betzi/1/10

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Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 229-232).
Livre I


CHAPITRE X.


Réflexions philosophiques.




Il est certain que Séligni n’avait jamais été plus amoureux de Betzi qu’il ne le fut à ce moment de leur séparation. — Que de sentimens de tendresse et d’estime venaient d’exalter un amour qui suivant les conseils de sa haute sagesse ne devait jamais être que le plus sage et le plus aimable de tous les goûts ! Les dernières épreuves que son cœur venait de subir troublèrent étrangement son heureuse sécurité. — Il sentit le poids de la chaîne qu’il croyait si légère, elle embrassait déjà tous les liens de son existence ; la douleur et la vivacité de ses regrets lui révélèrent ainsi le secret de sa passion ; l’objet de ses plus vifs desirs était devenu plus fortement encore celui de toutes ses pensées, de tous ses vœux, de tout son attachement : mais, inévitable destinée du cœur humain ! il ne fut pas plutôt véritablement amoureux qu’il fut aussi défiant, inquiet et jaloux.

On observera sans doute qu’il avait quelques raisons de l’être ; il serait difficile de ne pas en convenir : nous oserons remarquer cependant qu’il n’en eut peut-être jamais moins. Il n’avait pas ignoré les liaisons qu’avait entretenues Betzi ; dans le nombre en était d’assez aimables, et son goût pour elle ne s’en était guère inquiété ; jamais il n’avait reçu de Betzi des preuves de constance plus sensibles et plus touchantes ; si l’on venait de le sacrifier à son rival, la nature même de ce sacrifice pouvait-elle lui laisser quelque doute sur la préférence décidée qu’il n’en conservait pas moins dans le cœur de son amie ? Avait-il jamais été plus aimé, plus heureux ? Ne lui restait-il pas encore plus d’une espérance que son exil ne serait pas éternel ? Séligni ne fut donc pas jaloux, parce qu’il avait plus de raison de l’être mais uniquement parce qu’il était plus amoureux qu’il ne l’avait jamais été.

Quelque simple et quelque sublime que lui parût d’abord le procédé de Betzi pour son malheureux bienfaiteur, le sentiment funeste qui s’était emparé de son ame lui fit soupçonner bientôt que ce généreux étranger n’avait pas cessé de lui plaire, que son infortune même pouvait le rendre encore plus aimable à ses yeux ; il venait d’éprouver lui-même sur quel charme elle savait faire oublier les plus vives peines : mille idées, mille images plus cruelles les unes que les autres, assiégèrent en foule son imagination ; elles le poursuivaient au milieu des études et des amusemens de la journée ; elles troublaient son repos dans le silence de la nuit, et le sommeil ne fermait ses paupières que pour le tourmenter par des songes plus déchirans encore que les rêveries de la veille ; notre sage en un mot se sentait dévoré de tous les poisons de la jalousie.