Aller au contenu

Betzi/1/11

La bibliothèque libre.


Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 233-236).
◄  Chapitre X
Livre I


CHAPITRE XI.


Ces Réflexions, suivant l’usage, produisent un mauvais effet.


Quite lost to life as lost to love !




Effrayé de sa propre situation, comment n’aurait-il pas cherché les moyens d’en sortir ? Je ne sais si je dois dire celui qui parut quelque temps lui réussir le mieux ; les distractions, les fantaisies plus ou moins dangereuses auxquels il essaya de se livrer avec autant de persévérance que de légéreté, calmèrent du moins le trouble de ses sens et de son imagination ; mais les efforts singuliers qu’il fit pour se persuader bien réellement qu’une jolie femme était au fonds comme une autre, qu’il n’en était aucune qu’il ne fût très-doux de désirer et tout aussi facile d’oublier, ces efforts quoique plus séduisans et moins difficiles à Paris qu’en aucun lieu du monde, ne purent jamais effacer de son cœur le souvenir de celle qui dès-lors avait cessé pour lui d’être une femme comme les autres.

Je suis loin de vouloir approuver la conduite de Séligni, je ne tenterai pas même de l’excuser ; mais il m’est impossible de ne pas revenir ici sur une réflexion qu’on ne saurait trop répéter, c’est qu’il est peu de travers, peu de vices même auxquels ne nous entraîne facilement l’inquiet, le dévorant besoin de sensations vives, lorsqu’une fois on en a contracté l’habitude, et que l’ame et l’imagination sont devenues trop distraites ou trop paresseuses pour y suppléer par l’admirable pouvoir de leurs ressources fictives et réelles ; si l’homme est encore plus fait, comme je le crois, pour sentir que pour penser, il n’est pas moins certain que c’est la pensée qui développe notre sensibilité, l’éclaire et l’exalte ; il est aussi très-certain que c’est la pensée dont l’inépuisable activité multiplie sans cesse les impressions qu’elle en reçoit, les renouvelle, les prolonge, nous ménage des intervalles de repos et les remplit plus ou moins heureusement. La pensée est l’aliment qui nourrit le feu qu’alarme la sensibilité ; la pensée est aussi le principe qui le modère et l’épure : un être doué d’une sensibilité profonde aurait bientôt tari toutes les sources de son bonheur, s’il n’était pas en même temps un être pensant et moral : c’est à ces dernières facultés qu’il doit la plus longue durée de sa vie et de ses jouissances. Il n’y a point de félicité sans passion ; mais il n’y a point de passion sans moralité : c’est le sentiment qui fixe l’éclair de nos sensations : c’est le sentiment qui les lie et leur donne une sorte de consistance ; il est le véritable enchanteur de nos sens, et lorsque leur puissance risque de s’éteindre, c’est lui qui le ranime ou qui sait lui préparer de nouvelles illusions : c’est donc l’épicuréisme même qui nous conseille de mêler du moins à nos plaisirs sensuels autant de raison, de morale et de délicatesse qu’il en faut pour nous en assurer l’endure et la meilleure jouissance.

Quoique Séligni parut avoir oublié ces utiles maximes ; quoiqu’il eût même un moment l’intention de les démentir par sa propre expérience, un sentiment plus fort que sa philosophie ne tarda pas à les lui rappeler.