Betzi/1/16
Depuis cet entretien leur liaison
redevint plus intime et plus suivie
qu’elle ne l’avait encore été. Les raisonnemens
de Betzi, bien plus sûrement
encore le charme de ses caresses
et l’irrésistible pouvoir du sentiment
dont leurs cœurs ne cessaient de s’enivrer
mutuellement, semblaient l’avoir
emporté sur tous les principes et sur
toutes les préventions de Séligni ;
mais par une contradiction bizarre,
et peut-être cependant assez naturelle,
plus Séligni se trouvait heureux de
cette manière d’être, moins elle contentait
aujourd’hui les vœux secrets de Betzi, quelque motif qu’elle eût
d’ailleurs de s’applaudir de la tendresse
de son amant, et quelque disposée
qu’elle fût à reconnaître le bonheur
de son choix. La philosophie de Ninon
avait l’air d’avoir converti l’amour ;
mais l’amour avait converti bien plus
sérieusement la philosophie de Ninon.
Betzi, grâce aux charmes de son esprit
et de son caractère, était parvenue
à se faire aimer avec tant de confiance,
avec une passion si vraie, que
pour répondre à tous les sentiment
dont il avait rempli son cœur, elle se
désolait souvent en secret de n’avoir
pas été le premier objet de son amour ;
elle se désolait encore plus qu’il n’eût
pas été le premier, l’unique objet du
sien ; elle eût enfin voulu n’avoir jamais
aimé que lui. Sa raison, souvent
aussi la crainte de blesser ou d’attrister
son amant, l’engageait à renfermer tous ces mouvemens au fond de son
ame, à les traiter elle-même de chimères
romanesques ; mais elle y retombait
sans cesse, et presque toujours
avec une sorte de complaisance qui
n’altérait que sa gaîté naturelle, sans
nuire à la douceur de son caractère,
au charme de ses entretiens. Les jours
qu’elle regardait comme les plus heureux
de sa vie étaient ceux qu’elle
passait avec Séligni dans la plus parfaite
solitude, dans son ménage ou
dans le sien, et sur-tout à une petite
campagne qu’elle avait louée près du
peur bois de Romainville, dans cette
jolie contrée où quelque près qu’on
soit de Paris on croit en être si loin.
Son âme se plaisait à s’y concentrer
toute entière dans la jouissance d’un
sentiment tout nouveau pour elle,
de ce sentiment à qui ses vœux eussent
sacrifié volontiers les plus doux souvenirs du passé, les plus brillantes
espérances de l’avenir, s’il eût dépendu
d’elle d’oublier et de faire oublier
à son ami tout ce qui n’était pas
elle, tout ce qui n’était pas lui.
Pourquoi le bonheur est-il souvent si près de l’homme, et pourquoi l’homme en est-il toujours si loin ? Tantôt ce sont de faux calculs, tantôt une fausse sensibilité, qui nous empêchent de l’appercevoir ou de le saisir ; c’est un jour l’entraînement tumultueux de la surprise, un autre l’empire languissant de l’habitude. Le sentiment pur & vrai qu’exige la jouissance du bonheur semble, pour ainsi dire, incompatible avec la nature de l’homme ; celui qu’il éprouve le plus communément n’est jamais dans la juste mesure de la vérité ; lorsqu’il cesse de s’élever au-dessus de cette juste mesure, il ne tarde pas à retomber au-dessous : il ne désire que ce qu’il espère, n’espère que ce qu’il desire encore ; il laisse échapper tout ce qu’il possède, et ne jouit que de ce qu’il imagine ; peut-être même en doit-il rendre grace au ciel qui le plaça dans un ordre de choses où le domaine de l’espérance est sans bornes, où celui des réalités a tout aussi peu d’étendue que de durée.