Aller au contenu

Betzi/2/01

La bibliothèque libre.


Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 281-289).


LIVRE SECOND.



CHAPITRE PREMIER.


Confessions de Betzi.




Si vous avez daigné prendre quelque intérêt à ce que j’ai pu vous confier jusqu’à présent sur l’étrange destinée du bon Séligni, sur les dispositions les plus secrètes de son cœur, peut-être ne serez-vous pas moins affligé que moi lorsque vous apprendrez aujourd’hui qu’il y avait déjà quelques années que Betzi en était séparée. Elle habitait alors une jolie ferme à plus de cinquante milles de Londres sur la route de Bath, non loin des bords de a belle et rapide rivière de Kennel, au fond d’un petit vallon dont l’antique tour du poète Chaucer dominait la paisible et riante perspective. C’était à l’entrée d’une de ces brillantes nuits d’été qui semblent faites pour dédommager l’Angleterre du peu de beaux jours dont la laisse jouir son climat nébuleux, qu’assise dans un berceau de son jardin, Betzi faisait à sa plus jeune sœur, arrivée depuis peu de la Martinique, le récit qu’on va lire.

« Je vous ai peint Séligni, ma chère Henriette, tel qu’il était : bon, généreux, sensible, aimant, mais craignant de livrer son âme à toute la force, à toute la faiblesse de sa sensibilité naturelle. Il m’aimait avec passion ; et cependant il semblait redouter également le sacrifice de ma propre liberté comme celui de la sienne. Moi je n’étais plus la même personne sous aucun rapport. L’extrême changement qu’avait éprouvé tout mon être était d’autant plus singulier, qu’il avait été produit le plus insensiblement du monde, sans projet, sans réflexion, sans effort et qu’il m’eût été très-impossible à moi-même d’en marquer l’époque. Mes liaisons avec Craffort avaient développé mon goût naturel pour les choses aimables ; je leur devais le peu d’esprit et de talens que je pouvais avoir ; ma liaison avec Séligni servit sans doute à seconder encore mes progrès dans ce genre ; mais l’influence qu’elle eut sur mon bonheur dérivait d’une autre source : sa manière de m’aimer, sans le vouloir, m’avait donné le sentiment d’une existence absolument nouvelle, d’une existence dont je fus profondément ravie, et qui finit par me rendre odieux jusqu’au souvenir des plus douces distractions de ma vie passée. Je trouvai bientôt dans le fond de mon âme un instinct supérieur à tous ceux qui m’avaient guidée jusqu’alors, un instinct qui m’avertissait chaque jour plus impérieusement que je devais appartenir à un ordre de choses tout-à-fait différent de celui dans lequel j’avais vécu, dans lequel je me voyais encore forcée de vivre. La délicatesse de l’ame de Séligni semblait avoir passé toute entière dans la mienne, peut-être même avec des scrupules qu’il n’avait plus, avec des préjugés que mon intérêt, ou plutôt celui de sa passion, avait trop bien su combattre ; en un mot, je me sentis élevée au-dessus de moi-même, et par-là même humiliée de ce que j’étais encore à mes propres yeux, quoique j’eusse déjà cessé, je crois, de l’être aux yeux de mon ami. Pour m’arracher aux liens qui me devenaient de jour en jour plus insupportables, je proposai plus d’une fois à Séligni de renoncer à tout autre engagement, à tout autre projet, de me choisir une retraite ignorée du monde et de n’y vivre que pour lui : soit qu’il ne crût point assez à la constance d’une pareille résolution, soit qu’il redoutât pour sa propre liberté la chaîne des devoirs que lui pourrait imposer l’étendue d’un pareil sacrifice, soit qu’enfin son ame douce et généreuse n’eût point assez de confiance dans les moyens qu’il avait de s’acquitter envers moi de ce que je n’aurais pas plus fait en ce moment pour lui que pour moi-même, il employa toute l’éloquence de son esprit et de son amour à me persuader que, d’après mes propres principes, notre manière d’être était la plus heureuse qu’il fût possible de se procurer dans ce monde ; seulement pour l’assurer encore davantage, il me pria de lui laisser le soin de faire en ma faveur des arrangemens de fortune qui devaient me rendre la plus indépendante de toutes les femmes, n’étais-je pas déjà la plus sensible et la plus aimée ? Il fallut céder et la crainte de l’éloigner, de le refroidir, ou d’altérer son bonheur, m’engagea même à lui cacher autant qu’il me fut possible le secret de mes peines, celui des vœux et des regrets dont lui seul avait rempli mon ame.

Je ne sais quel espoir m’en donna la force et le courage. Nous vécûmes ainsi quelques années sous le charme d’une heureuse insouciance, et si vous en exceptez le seul rapport dont je souffrais intérieurement, je devais me trouver en effet une des créatures les plus fortunées de la terre : j’étais entourée de soins et d’hommages ; dans toutes les circonstances importantes de la vie, j’étais guidée par les meilleurs conseils, soutenue par les secours les plus délicats et les plus empressés ; sans donner et sans porter aucune chaîne, j’exerçais autour de moi le plus doux et le plus puissant de tous les empires : on s’exagérait le prix de mes moindres faveurs ; et l’ami qui jouissait avec transport de la préférence qu’il méritait à tant de titres, s’attachait tous les jours davantage à l’être que son amour même rendait tous les jours plus digne de lui. Nous nous faisions quelquefois la confidence de nos caprices, de nos folies, de nos complaisances ; les aveux indiscrets n’étaient pas toujours exempts de peines, de regrets, de jalousie ; mais les délices de ce bonheur suprême que nous ne trouvions plus que dans le sentiment intime qui liait nos cœurs l’un à l’autre, nous faisaient tout oublier, nous rassuraient bientôt contre toutes nos craintes ; et ce charme était tel en effet qu’il devait dissiper jusqu’au plus léger ombrage. Un des plus grands malheur de Séligni, peut-être encore plus le mien, c’est que sa manière d’exister et les considérations de convenance auxquelles il était attaché ne lui permettaient pas de me voir aussi librement qu’il l’aurait voulu ; ses fréquentes absences me donnaient en quelque sorte le besoin habituel d’une autre société, soit pour me distraire, soit pour m’accompagner dans les promenades et dans les lieux publics où la réserve de son caractère et la sévérité d’anciennes lisons l’empêchaient de me suivre et de s’afficher avec moi ; sans nous intéresser même beaucoup, nos alentours de toutes les heures et de tous les momens exercent bien plus de pouvoir qu’on ne pense sur nos sentimens les plus intimes, sur nos plus fortes résolutions. Mon ami disait que c’était comme notre atmosphère morale : l’influence en est très-puissante, quoique le plus souvent très-imperceptible.