Betzi/2/03
L’indiscrétion d’un billet,
oublié sur ma cheminée, ne laissa
plus de doute à Séligni sur le mystère
de cette nouvelle liaison, et quelque
violence qu’eussent d’abord les
reproches de sa jalousie, ce ne fut
point par d’adroits détours, par de
perfides désavœux que je tentai de
désarmer son ressentiment. Je lui
peignis la situation de mon cœur telle
qu’elle était véritablement. Je ne lui
disputai point le droit d’être plus sévère
envers moi que je ne l’avais été
plus d’une fois envers lui-même. Sans
lui cacher combien j’avais été touchée d’un amour que je ne pouvais comparer
qu’au sien, je ne lui prouvai
pas moins vivement sans doute combien
je serais malheureuse de le perdre.
La vérité, lorsqu’elle est vérité,
quelque nouvelle ou quelque étrange
qu’elle puisse être, conserve toujours
un caractère irrésistible. Mes larmes
coulaient de mon cœur, elles pénétrèrent
jusqu’au sien, l’attendrirent
et l’enflammèrent d’une ardeur plus
vive peut-être que toutes celles qu’il
eût jamais éprouvées. Je partageai le
délire de ce sentiment inexprimable
avec le plus tendre abandon : comment
eût-il pu douter encore que je
ne fusse toujours la même ? Je n’avais
jamais été plus entièrement à lui que
je ne l’étais dans ce moment ; je ne
l’avais jamais été, je crois, avec les
transports d’un bonheur plus pur et
plus céleste. Il semblait que nos ames élevées au plus haut degré de confiance
se fussent approchées de plus
près encore, que leur union en fût
devenue plus tendre, plus ardente et
plus intime. Revenue de cette délicieuse
ivresse, je tâchai de considérer
avec plus de calme les nouveaux
rapports dans lesquels je me trouvai
engagée ; je dis à Séligni : J’ai deux
amis, deux amans dignes de toute la
tendresse de l’être le plus sensible.
Que ne puis-je être deux fois moi-même
pour être tout entière à chacun
de vous ; car aujourd’hui ne serais-je
pas trop malheureuse de me
séparer ou de l’un ou de l’autre ?
L’imagination d’Eglof est plus calme,
plus asservie au lien qui vous enchaîne
tous deux. Séligni, combien
mon ame était attachée à la tienne,
lorsqu’il tâcha de partager un cœur
qu’il avait trop bien jugé qu’il était impossible d’enlever à ton amour, ses
desirs et sa tendresse ! Sa tendresse fut
toujours fort au-dessus de ses desirs ;
sa tendresse et ses desirs n’eurent jamais
l’illusion à laquelle la plupart des
hommes mettent un si grand prix. Tu
sus m’aimer toi-même, Séligni, sans
jouir d’abord du charme de cette erreur ;
mais à force de m’aimer tu crus
bientôt le retrouver dans la douce
étreinte de mes embrassemens, et la
délicatesse de ton ame aimante et sensible
te le fit retrouver en effet. Je
t’aimai comme je n’avais jamais rien
aimé ; je me crus aimée comme je ne
l’avais jamais été. Peut-être même…
Mais tes préventions d’habitude, les
destinées jalouses d’un bonheur parfait
sur la terre, ne l’ont pas voulu.
Cher Séligni, que du moins je conserve
tout ce qu’elles me donnent,
tout ce qu’elles m’ont laissé ! Tu vois que je déteste toute dissimulation,
toute perfidie. Je sais combien ton
imagination est ardente et susceptible ;
le seul art que tu dois me pardonner,
c’est de la ménager autant
que je puis, en conservant avec toi
ma franchise habituelle : Eglof t’estime,
te chérit ; mais il redoute tes
regards, ta présence. Je redoute moi-même
l’impression que la sienne pourrait
faire..... sur ton esprit, sur ce
sentiment aussi nécessaire que jamais
à mon repos, à mon bonheur. N’attribue
qu’à ces seules craintes les soins
que je prendrai pour éviter que mes
deux amis, je dirais volontiers mes
deux autres moi-mêmes, ne se rencontrent,
ne s’affligent, ne se blessent
mutuellement. Séligni le promit.
J’obtins la même promesse d’Eglof.
Et grâce a cette heureuse adresse,
que le plus tendre intérêt me rendait si facile, si naturelle, je continuai sans
effort et sans fausseté de faire tour-à-tour
le bonheur de deux êtres qui
je devais également toute la sensibilité
de mon cœur et toute la félicité
de mon existence. Ils ne me parlaient
guère l’un de l’autre ; mais je leur parlais
quelquefois de ce qu’ils m’inspiraient
tous deux ; insensiblement j’accoutumai
l’espèce de jalousie, dont
je n’avais pu les guérir entièrement,
à se rendre l’un à l’autre cette justice
d’estime et de bienveillance qu’aucun
autre sentiment ne pouvait leur refuser.
En effet, si vous en exceptez le
singulier rapport qui les attachait à
moi, qu’aurait pu leur reprocher la
morale la plus rigide ? Au lieu de dégrader
leur caractère, la douce émulation
avec laquelle ils se disputaient
à l’envi l’avantage de me rendre la
plus heureuse des femmes, semblait donner tous les jours à leurs talens,
à leur vertu un nouveau degré de
chaleur et d’activité. J’étais loin d’exiger
rien d’eux qui pût leur nuire, ni
dans l’opinion des hommes, ni bien
moins encore au jugement de leur
propre conscience ; leur rivalité généreuse
augmentait, pour ainsi dire,
tout à-la-fois et le prix de mon indépendance
et le charme de mon dévouement ;
c’est parce que j’étais en
quelque sorte plus à moi, que je me
donnais plus librement ; qu’à leurs
yeux du moins, en me donnant sans
cesse avec le même amour, je paraissais
toujours me donner pour la première
fois : sans que mon cœur y
perdît rien, en ménageant avec moins
d’art que de délicatesse et de sensibilité
les hommages et les sacrifices
que leur passion se plaisait à me prodiguer,
j’en jouissais, et je savais les en faire jouir avec une illusion toujours
nouvelle. Loin de les captiver
dans les chaînes d’une méprisable mollesse,
le seul desir de répandre plus
d’agrémens sur ma vie suffisait pour
soutenir leur application, pour animer
les ressources de leur esprit, de leur
industrie et de leur travail. Eglof avait
renoncé à l’état militaire pour se livrer
à des spéculations de commerce, peut-être
uniquement dans l’espoir de me
rendre plus indépendante de tout autre
engagement. La fortune de Séligni le
dispensait déjà du soin de chercher à
l’augmenter pour son propre compte ;
mais il trouvait tant de plaisir à me
rendre plus riche qu’il ne l’était lui-même !
c’était assez pour continuer
avec ardeur les travaux littéraires auxquels
il devait toute l’aisance dont il
jouissait. Pour lui faire entreprendre,
achever un ouvrage, je n’avais souvent besoin que de lui donner l’impatience
de satisfaire une de mes fantaisies ;
ah ! plus souvent de lui montrer un
intérêt plus digne de son cœur et du
mien, celui de soulager un malheureux ;
de rendre à l’indigent quelques
nouveaux moyens de gagner sa vie,
de préserver un enfant aimable de
l’affreux danger du mépris et de la
misère. Comme j’aimais à l’entendre
louer par quelque organe intéressant
de la voix publique ! et combien cette
louange acquérait de prix à ses yeux
lorsque c’était de la bouche de son
amie qu’il la recueillait ! quel plaisir
ne trouvais-je pas encore à raconter
à l’un des deux le bien qu’avait fait
l’autre, ou le succès qu’il avait obtenu !
Eglof savait par cœur tous les
vers que Séligni faisait pour moi ;
qu’il est heureux, me disait-il, qu’il
est heureux de dire si bien tout ce que je sens peut-être encore mieux
que lui ! Je le répétais à Séligni qui
me répondait : Il faut bien que je l’aime
pour l’amour de toi ; car si je l’aimais
moins je le haïrais trop.
Ne devais-je pas penser qu’il n’était point d’existence au monde plus fortunée que la mienne ? deux êtres intéressans ne respiraient que pour la félicité de ma vie ; j’en recevais les secours les plus importans, et chaque instant de ma journée était encore marqué par quelques soins de l’attention la plus douce et la plus délicate. En développant tout ce que la nature avait mis en moi de sentimens honnêtes, de dispositions heureuses, l’amour et l’estime de mes deux amis m’élevaient à mes propres yeux comme aux leurs. Sous l’influence propice de ce double intérêt, il me semblait que mon existence morale ne cessait d’acquérir de nouvelles forces, une force plus vive et plus susceptible. Séligni suivait ce progrès avec autant de complaisance que de surprise et d’admiration : c’est ainsi, disait-il, c’est ainsi qu’on voit la beauté d’une rose s’épanouir doucement sous la double influence des rayons brûlans du jour et de l’haleine caressante des zéphirs. Le charme du sentiment que j’éprouvais ne pouvait être exprimé par une moins douce image.