Betzi/2/02
Dans le nombre des hommes qui
formaient alors ma société, je négligeai même assez long-temps de
remarquer plus particulièrement le
comte d’Eglof. Ses soins plus assidus
peut-être, semblaient moins empressés
que ceux de beaucoup d’autres. Il avait
une figure douce et distinguée qui
devait même avoir été fort belle, mais
que de profonde chagrins avaient déjà
fort altérée, quoiqu’il fût de quelques années au moins plus jeune que
Séligni ; étranger, il ne parlait pas
très-facilement notre langue ; son esprit, sans avoir rien de fort séduisant dans la conversation, y répandait
pourtant un intérêt aimable ; tout annonçait
en lui les avantages d’une excellente
éducation. Il avait du goût
et quelques talens agréables, celui
du dessin et de la peinture ; bientôt
ces talens ne furent plus employés
qu’au service de ma toilette, à la décoration de mon boudoir ; sa fortune
était au-dessous du médiocre, mais
il savait y suppléer par beaucoup
d’ordre, une intelligence très-active,
infiniment de réserve et de modestie.
Ce qui le caractérisait de la manière
la plus remarquable, c’était l’opiniâtreté
de volonté la plus décidée, quoique
la plus douce et la plus patiente ;
dans l’abattement même où le plongeaient
souvent le souvenir de ses
malheurs passés et l’embarras de sa
situation présente, beaucoup de constance,
de noblesse et de dignité. Victime des vengeances et de la lâcheté d’un favori de son maître, il
s’était vu forcé de s’expatrier, et condamné, pour ainsi dire, aux pénibles
incertitudes d’une vie errante. Quelques amis puissans qu’il avait retrouvés
en France s’étaient empressés à lui
chercher plusieurs ressources qui pouvaient lui convenir ; mais il trouvait
toujours de fortes raisons pour se
refuser à celles qui l’auraient à jamais
séparé de moi. La plus légère espérance de pouvoir subsister dans les
lieux que j’habitais ne tardait pas à
l’y ramener, quelques avantages que
pussent lui promettre encore pour
l’avenir les projets qui l’en avaient
éloigné. Ces absences forcées interrompaient souvent l’espèce de liaison
qui s’était formée entre nous ; elles
empêchèrent sans doute aussi Séligni
d’en observer les commencemens avec une attention fort jalouse. Je lui en
avais parlé d’abord comme d’un ami
dont les complaisances m’étaient fort
agréables, mais dont les soins ne devaient lui donner aucune inquiétude ;
et je disais alors parfaitement vrai.
Vous savez déjà qu’il n’en fut pas
toujours de même ; la liberté dont me
laissait jouir ma manière d’être avec
Séligni, le danger de ses systêmes,
et peut-être encore plus l’exemple trop
imprudent de quelques-unes de ses
inconstances, finirent par me rendre
plus attentive que je ne l’avais encore
été jusqu’alors aux tendres empressemens de son rival, à la délicatesse de
ses sacrifices. Je me crus heureuse de
pouvoir l’en récompenser sans cesser
d’être pour Séligni ce que j’avais toujours été. Je me garderai bien de
décider si les principes d’une morale
pure nous permettent de faire en même temps le bonheur de deux êtres
qui nous paraissent le mériter également ; je prononcerais peut-être aujourd’hui contre moi-même ; mais ce
que j’ai bien éprouvé, c’est la fausseté de principe romanesque d’après
lequel on assure qu’il n’est pas même
possible d’aimer avec la même tendresse, avec la même bonne foi, deux
hommes auxquels on peut se livrer
tour-à-tour avec le même charme,
avec la même confiance. On ne partage point son cœur, on le donne tout
entier au moment de la plus douce
jouissance ; et l’on conserve plus sûrement encore deux amans que l’on ne
conserve deux amis, parce que l’intérêt
qu’inspire l’amour a des soins,
des attentions, un instinct de prévoyance et de délicatesse, que n’atteint guère l’intérêt de l’amitié la plus
vive. Quelque différence qu’il y eût d’ailleurs entre Eglof et Séligni, quant
à l’esprit, au caractère, aux habitudes de la vie, leurs manières de
m’aimer avaient des rapports si doux,
une vérité si parfaite et si touchante,
qu’en les connaissant, bien loin de
s’étonner que j’eusse pu les aimer tous
deux à-la-fois, on aurait beaucoup
plus de peine à comprendre comment
il m’eût été possible d’aimer l’un sans
aimer l’autre, sans les aimer tous deux
également. Ce qu’ils craignaient le
plus l’un et l’autre, c’était d’obscurcir
par le plus léger nuage l’heureuse sérénité de toutes mes pensées et de toutes
mes affections ; c’est à moi, c’est à moi
seule au monde qu’ils rapportaient
l’un et l’autre l’emploi de toutes les
ressources de leurs facultés, de leur
travail, de l’emploi de leur fortune ;
ce n’est que pour ajouter à l’agrément
de ma vie que l’un desirait de conserver et d’augmenter sa fortune, l’autre d’en
acquérir. J’étais le premier objet de
tous leurs efforts, de tous leurs vœux,
de toutes leurs espérances ; la sensibilité de l’un et de l’autre avait été
profondément éprouvée, ce n’est que
dans mon sein qu’elle retrouvait du
calme et du bonheur, j’en étais devenue le repos et la vie. Eglof, avant
que je me fusse donnée à lui, connaissait tout mon attachement pour
son rival ; loin de chercher à m’arracher à ce premier engagement, la
crainte de me faire perdre un ami tel
que Séligni, un ami dont lui-même
jugeait la tendresse si nécessaire à mon
bonheur, l’engagea de la meilleure
foi du monde à me conseiller de dérober encore à ses yeux l’intimité de
notre liaison : il m’en coûta beaucoup
de suivre ce conseil ; je comptais bien
plus sur la franchise de mon caractère, sur la sincérité de ma tendresse, que
sur des efforts de prudence ou de dissimulation qui n’étaient guère à mon
usage. Je cédai cependant avec regret
à l’ascendant d’une raison que je devais croire supérieure à la mienne :
mais heureusement, ou malheureusement, je me trouvai bientôt
débarrassée d’un rôle trop pénible pour
mon humeur, pour mes principes,
et sur-tout pour la naïve candeur de tous mes sentimens.