Bibliothèque historique et militaire/César/Guerre des Gaules/Livre 3

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LIVRE TROISIÈME.

Guerre des Romains dans le Valais. — Révolte des peuples de Vannes en Bretagne. — Défaite de ceux d’Évreux, de Lisieux et de Coutance. — Conquête de la Gascogne. — César ravage les terres et brûle les maisons des habitans de Térouenne et de Gueldre.
An avant J. C. 56, de Rome 598.

1. César, partant pour l’Italie, envoya Sergius Galba avec la douzième légion et une partie de la cavalerie dans le haut et le bas Valais, dont les peuples s’étendent depuis les frontières de la Savoie, le lac de Genève et le Rhône, jusqu’au plus haut des Alpes. Son dessein était d’ouvrir un chemin au travers de ces montagnes, où les marchands ne pouvaient passer sans beaucoup de danger et de dépense, à cause des grands droits qu’on exigeait d’eux. Il lui laissa la liberté d’y prendre son quartier d’hiver, s’il le jugeait à propos. Après quelques heureux combats, et s’être emparé de plusieurs de leurs châteaux, tout le pays lui ayant envoyé des députés et des otages, et la paix étant faite, Galba laissa deux cohortes dans le haut Valais : pour lui, avec le reste de sa légion, il alla passer l’hiver dans un bourg nommé Martigny, situé au fond d’un vallon, joint à une petite plaine environnée de hautes montagnes. Comme ce bourg était partagé en deux par une rivière, il en abandonna un côté aux Gaulois, prit l’autre pour y faire hiverner ses cohortes, et le fit fortifier d’un fossé et d’un retranchement.

2. Après y avoir passé plusieurs jours et fait venir des vivres, ses coureurs vinrent tout-à-coup l’avertir que ces Gaulois auxquels il avait laissé l’autre partie du bourg s’étaient retirés la nuit, et que les montagnes voisines se trouvaient occupées par ceux du haut Valais. Plusieurs raisons leur avaient fait prendre la résolution de recommencer sur-le-champ la guerre, et d’accabler notre légion. Premièrement, ils savaient qu’elle n’était pas complète, parce qu’on en avait détaché deux cohortes et plusieurs soldats pour escorter les convois ; et c’est pour cela qu’ils la méprisaient. D’ailleurs, ils se flattaient d’avoir un grand avantage sur elle, parce qu’elle était campée dans un fond, et qu’en l’attaquant du haut des montagnes, elle ne pourrait soutenir leur effort. Enfin, ils ne pouvaient supporter l’idée de leurs enfans enlevés sous le nom d’otages, et ils se persuadaient que les Romains cherchaient à s’emparer de leurs montagnes non-seulement pour avoir un passage, mais encore pour s’y établir et les joindre à leur province qui en est voisine.

3. Sur ces nouvelles, Galba, qui n’avait pas encore achevé ses retranchemens, ni ramassé le blé et les autres provisions, parce qu’ayant fait la paix et reçu des otages, il croyait n’avoir rien à craindre, assembla promptement le conseil, où quelques-uns voyant, contre leur attente, le péril si proche, et toutes les hauteurs couvertes de Barbares, en sorte que ni secours ni convois ne pouvaient leur venir, parce que les passages étaient fermés, et désespérant presque déjà de pouvoir se sauver, furent d’avis d’abandonner le bagage, et de se retirer en suivant le même chemin par lequel ils étaient venus. Mais l’avis le plus général fut de réserver ce parti pour la dernière extrémité, de tenter le sort des armes et de défendre les retranchemens.

4. À peine cette résolution eut-elle été prise, et se fut-on mis en devoir de l’exécuter, que les Barbares vinrent fondre de tous côtés sur notre camp à coups de pierres et de dards. Les Romains se défendirent courageusement ; et comme ils lançaient leurs traits d’en haut, tous portaient coup : s’il y avait quelque endroit faible, ils y envoyaient aussitôt du secours ; mais l’ennemi relevait sans cesse par des troupes fraîches celles qui étaient fatiguées du combat, ce que notre petit nombre ne nous permettait pas de faire : nous n’étions pas même en état de remplacer un soldat qui aurait été blessé, ou qui se serait retiré, excédé de lassitude de la longueur du combat.

5. Enfin, l’action ayant duré plus de six heures, et les forces aussi bien que les traits des Romains commençant à s’épuiser, tandis qu’au contraire loin de se relâcher, l’ennemi profitait de leur faiblesse pour combler le fossé et forcer le retranchement, les choses étaient réduites à la dernière extrémité. Alors le primipile P. Sextius Baculus, que nous avons vu percé de coups à la bataille contre ceux du Hainaut, et C. Volusénus, tribun militaire, homme de conseil et d’action, vinrent en hâte trouver Galba, et lui représentèrent que le seul moyen de salut qui restât, était de tenter une sortie. Ayant assemblé les officiers, il fait promptement donner ordre aux soldats de cesser le combat, de parer seulement les traits, de reprendre ainsi haleine, de sortir ensuite du camp au premier signal, et de n’attendre leur salut que de leur valeur.

6. Ils suivent ces ordres, et, sortant tout d’un coup du camp par toutes les portes, ils fondent sur l’ennemi sans lui donner le temps de se reconnaître, ni de se rallier. Alors le combat change de face, et ceux qui s’étaient flattés de se rendre maîtres du camp furent enveloppés et massacrés de toutes parts : aussi de trente mille au moins qu’ils étaient, on en tua plus du tiers ; les autres effrayés prirent la fuite, et n’eurent pas même le temps de gagner leurs montagnes. Ayant ainsi taillé en pièces et désarmé les ennemis, les nôtres rentrèrent dans leurs retranchemenns. Après cette victoire, Galba, qui n’avait pas dessein de tenter de nouveau la fortune, et qui voulait employer le temps de son quartier d’hiver à d’autres occupations, voyant que les vivres lui manquaient, fit mettre le feu à tout le bourg le lendemain, et partit pour la province : aucun ennemi n’arrêtant ni retardant sa marche, il traversa sans accident le haut Valais, et alla passer l’hiver en Savoie.

7. Après ces expéditions, César avait tout sujet de croire la Gaule absolument tranquille, par la défaite des Belges, l’expulsion des Allemands et la victoire remportée dans les Alpes sur les peuples du Valais ; dans cette persuasion, il partit au commencement de l’hiver pour l’Illyrie, dont il voulait visiter les nations, et connaître le pays ; mais tout d’un coup la guerre se ralluma dans la Gaule. Voici quelle en fut l’occasion. Le jeune Crassus était avec la septième légion en quartier d’hiver dans l’Anjou, proche l’Océan. Comme les vivres y manquaient, il envoya plusieurs de ses officiers dans les villes voisines pour en demander. C. Terrasidius fut dépêché à Coutance, M. Trébius Gallus à Quimpercorentin, Q. Vélanius et T. Sitius à Vannes.

8. Cette dernière ville est une des plus considérables et des plus puissantes de toute la côte, par le grand nombre de vaisseaux avec lesquels elle trafique en Angleterre, par l’habileté de ses matelots, et par la possession où elle est de tous les ports de cette côte, qui sont en petit nombre sur cette mer vaste et orageuse, au moyen desquels elle rend tributaires tous ceux qui y naviguent. Ses habitans, dans l’intention de recouvrer les otages qu’ils avaient donnés à Crassus, commencèrent les premiers à retenir T. Silius et Q. Vélanius ; et comme les Gaulois sont prompts à prendre leur résolution, leurs voisins, à leur exemple, retinrent M. Trébius Gallus et C. Terrasidius ; ensuite, s’étant en diligence envoyé des députés, ils s’engagèrent à ne rien faire que de concert, et à courir ensemble la même fortune. Ils pressèrent ensuite les états voisins de préférer la liberté qu’ils avaient reçue de leurs ancêtres à l’esclavage des Romains. Toute la côte étant aussitôt entrée dans leur sentiment, ils envoyèrent en commun déclarer à Crassus que, s’il voulait avoir ses officiers, il fallait qu’il leur rendît leurs otages.

9. César, qui était fort loin de ces quartiers-là, ayant appris par les lettres de Crassus ce qui s’y passait, ordonna qu’en attendant on conduisît des galères sur la Loire qui se décharge dans l’Océan, qu’on tirât des rameurs de la province, et qu’on fît provision de matelots et de pilotes ; ce qui ayant été promptement exécuté, il se rendit à l’armée, dès que le temps le lui permit. Ceux de Vannes et leurs alliés, instruits de son arrivée, sentirent d’abord la grandeur de leur faute, d’avoir retenu et mis aux fers des députés, et d’avoir à leur égard violé le droit des gens qui est sacré et inviolable chez toutes les nations : aussi firent-ils des préparatifs proportionnés aux dangers dont ils étaient menacés, se munissant surtout de ce qui pouvait servir à équiper des vaisseaux. Leur plus grande confiance était fondée sur l’assiette de leurs places : ils savaient que les chemins par terre étaient inondés par les hautes marées, et que les Romains ne pouvaient sans péril naviguer sur une mer qu’ils ne connaissaient pas, et où il y avait peu de ports. Ils se persuadaient de plus que, faute de vivres, nous ne pourrions rester long-temps chez eux ; qu’à la dernière extrémité ils avaient une bonne ressource dans le nombre de leurs vaisseaux : que non-seulement les Romains n’en pouvaient avoir que peu ; mais encore qu’ils ne connaissaient ni les fonds ni les îles où ils auraient à faire la guerre, et qu’il y avait bien de la différence entre naviguer sur la mer Méditerranée, ou sur le vaste et profond Océan. Toutes ces réflexions faites, et leur résolution prise, ils travaillent à fortifier leurs villes, y transportent tous les biens de la campagne, assemblent le plus qu’ils peuvent de vaisseaux sur la côte de Vannes, par où ils étaient persuadés que César commencerait la guerre ; ensuite ils mettent dans leur parti les peuples de Saint-Paul de Léon, de Tréguier et de Saint-Brieu, ceux de Lisieux, de Nantes, d’Avranches, du Perche, et d’une partie du Brabant et de la Gueldre, et font venir des secours de l’Angleterre, qui est située vis-à-vis d’eux de l’autre côté de la mer.

10. Telles étaient les difficultés qu’on devait trouver à faire la guerre à ces peuples ; cependant César avait plusieurs raisons de s’y déterminer. Il voulait venger l’insulte faite aux chevaliers romains qu’ils avaient arrêtés, punir leur rébellion après s’être rendus et avoir donné des otages ; et la conjuration de tant de peuples le portait à châtier ceux-ci, pour contenir les autres dans le respect. Connaissant donc l’amour de presque tous les Gaulois pour les nouveautés, la légèreté avec laquelle ils courent aux armes, leur attachement général pour la liberté, et leur extrême aversion pour l’esclavage, avant que la conspiration augmentât, il crut devoir répandre ses forces en divers endroits.

11. D’abord il envoie T. Labiénus avec la cavalerie vers Trèves ; il se charge de tenir les Rhémois et le reste des Belges dans le devoir, et d’empêcher les Allemands, que l’on disait avoir été appelés au secours des Belges, de passer le Rhin. En même temps il ordonne à P. Crassus de passer dans la Guienne avec douze cohortes et une nombreuse cavalerie, pour s’opposer à la jonction et au-secours qu’elle voudrait donner aux Barbares. Il fait partir Q. Titurius Sabinus avec trois légions pour contenir ceux de Quimpercorentin, de Coutance et de Lisieux. Le jeune D. Brutus eut le commandement de la flotte et des vaisseaux gaulois qu’on avait fait venir de la Saintonge, du Poitou et des autres cantons qui étaient en paix avec les Romains ; et il eut ordre de s’avancer le plus promptement possible contre ceux de Vannes, que César vint attaquer en personne avec son infanterie.

12. La plupart des villes de cette côte sont situées sur des langues de terre et des promontoires qui avancent dans la mer ; de sorte qu’on ne peut en approcher par terre, quand la mer est haute, ce qui arrive de douze en douze heures. On ne le peut guère mieux par mer, parce que quand la marée se retire, les vaisseaux restent à sec, ce qui leur est très-préjudiciable. On ne pouvait donc les assiéger ; car, lorsque après un pénible travail on avait élevé une terrasse à peu près à la hauteur des murailles, en retenant la mer par des digues, si les habitans se sentaient trop pressés, ils montaient sur leurs vaisseaux, qui étaient en grand nombre, et avec tout ce qu’ils avaient ils se transportaient dans la ville voisine, où ils trouvaient les mêmes moyens de se défendre. Ils exécutèrent cette manœuvre pendant la meilleure partie de la campagne, avec d’autant plus de facilité que notre flotte était retenue par les vents contraires, et que nous avions bien de la peine à naviguer sur cette grande et vaste mer, sujette à de hautes marées, n’ayant que peu ou point de ports pour nous mettre à l’abri.

13. Les ennemis avaient encore un autre avantage par la manière dont leurs vaisseaux étaient construits et équipés. Ces vaisseaux avaient le fond plus plat que les nôtres, et ils étaient, par conséquent, moins incommodés des bas-fonds et du reflux : la proue en était fort haute, et la poupe plus propre à résister aux vagues et aux tempêtes : tous construits de bois de chêne, et ainsi capables de soutenir le plus rude choc ; les poutres qui traversaient, d’un pied d’épaisseur, étaient attachées avec des clous de la grosseur du pouce : leurs ancres tenaient à des chaînes de fer, au lieu de cordes, et leurs voiles étaient de peaux molles et bien apprêtées, soit faute de lin, soit parce qu’ils ignoraient l’art de faire de la toile, soit, ce qui est plus vraisemblable, parce qu’ils ne croyaient pas que la toile pût résister aux agitations et aux vents impétueux de l’Océan, et faire mouvoir des vaisseaux aussi pesans que les leurs. Dans l’action contre ces vaisseaux, notre flotte ne les surpassait qu’en agilité et en vitesse : quant au reste, ils étaient plus propres que les nôtres pour les vastes mers et les tempêtes. Nous ne pouvions les maltraiter de l’éperon, tant ils étaient solides ; ni les attaquer facilement, à cause de leur hauteur ; pour les mêmes raisons ils craignaient moins les écueils : enfin ils ne redoutaient ni les vents ni les tempêtes ; ils étaient sans danger dans les bas-fonds, et ne craignaient dans le reflux ni les pointes ni les rochers : avantages que n’avaient point les nôtres.

14. Après la prise de plusieurs villes, César voyant ses efforts infructueux, et qu’il ne pouvait ni faire du mal aux ennemis, ni empêcher leur retraite, prit le parti d’attendre sa flotte. Dès qu’elle parut, et que l’ennemi la découvrit, environ deux cent vingt de leurs vaisseaux bien équipés et bien armés sortirent du port et se présentèrent en bataille devant elle. Brutus qui la conduisait, ainsi que les autres officiers qui commandaient sur chaque vaisseau, étaient fort embarrassés, et ne savaient comment s’y prendre : car ils n’ignoraient pas que la pointe de nos galères ne pouvait porter grand préjudice à leurs vaisseaux, et que la hauteur de leurs poupes surpassant celle des tours que l’on pouvait dresser sur les nôtres, nos javelots lancés d’en bas seraient sans effet, au lieu que les leurs lancés d’en haut feraient beaucoup de ravage. Mais nous nous étions pourvus d’un instrument qui nous rendit de grands services : c’était une espèce de faux tranchante, emmanchée au bout d’une longue perche, à peu près semblable à celle dont on se sert dans les siéges. Avec ces faux, on tirait à soi les cordages qui attachaient les vergues aux mâts, et on les coupait ; ensuite la vergue tombait de toute nécessité avec la voile ; et leurs vaisseaux devenaient inutiles, parce que toute leur force consistait dans leurs agrès. Alors le succès du combat dépendait de la valeur ; et en cela, les Romains étaient aisément supérieurs, surtout combattant sous les yeux de leur général et de toute l’armée qui couvrait les collines et les hauteurs d’alentour, de sorte qu’une belle action, quelle qu’elle fût, ne pouvait leur échapper.

15. Après avoir ôté aux vaisseaux ennemis le secours de leurs voiles, deux ou trois des nôtres les environnaient, nos soldats se jetaient dedans et s’en rendaient maîtres. Les Gaulois, voyant ainsi une partie de leurs vaisseaux perdus sans y trouver remède, cherchèrent leur salut dans la fuite ; et déjà ils avaient pris le dessus du vent, lorsqu’il survint tout d’un coup un si grand calme, qu’il leur fut impossible de se remuer. Ce calme arriva fort à propos pour achever entièrement l’action ; car les nôtres, les attaquant l’un après l’autre, s’en emparèrent, et il n’y en eut que peu qui se sauvèrent à terre à la faveur de la nuit, après un combat qui avait duré depuis dix heures du matin jusqu’au coucher du soleil.

16. Cette bataille mit fin à la guerre des peuples de Vannes et de cette côte, parce que la jeunesse entière, et même toutes les personnes d’âge de quelque distinction et de quelque poids, y avaient marché ; et que tous les vaisseaux de la province avaient été rassemblés pour cet objet : ainsi, par cette perte, les autres n’avaient ni aucune retraite ni aucun moyen de défendre leurs villes. Dans cette extrémité, ils se rendirent à discrétion ; et César crut en devoir faire un exemple d’autant plus sévère qu’il voulait par-là apprendre aux autres à respecter désormais le droit sacré des ambassadeurs : il fit donc mourir tout le sénat, et vendit le reste à l’encan.

17. Pendant qu’il traitait si sévèrement les peuples de Vannes, Q. Titurius Sabinus arriva sur les frontières du territoire de Coutance avec les troupes que César lui avait confiées. Viridovix s’était mis à la tête de ces nations et de tous ceux qui s’étaient révoltés ; de cette réunion il avait formé une puissante armée. Quelques jours même auparavant, ceux du Mans, d’Évreux et de Lisieux, après avoir égorgé leur sénat, parce qu’il s’opposait à la guerre, avaient fermé leurs portes et s’étaient joints à Viridovix, qui avait encore grossi son armée d’un ramas de brigands et d’hommes perdus rassemblés de toute la Gaule, que l’espérance du butin et l’amour de la guerre avaient arrachés aux soins de l’agriculture et à leurs travaux journaliers. Sabinus s’était retranché dans un lieu commode et avantageux. Viridovix vint camper à deux milles de lui, et tous les jours il lui présentait la bataille ; en sorte que non-seulement les rebelles méprisaient Sabinus, mais même que nos propres troupes commençaient à blâmer sa conduite : en un mot, l’ennemi le crut si effrayé qu’il osa s’approcher jusqu’à ses retranchemens. Mais Sabinus en agissait ainsi parce qu’il croyait qu’en l’absence du général, un lieutenant, qui avait en tête un ennemi si nombreux, ne devait combattre que dans un lieu favorable et dans une circonstance propice.

18. Quand il crut les Barbares bien persuadés de sa frayeur, il choisit parmi les Gaulois, qui étaient dans ses troupes, un homme fidèle et adroit, qu’il engagea par présens et par promesses à s’aller rendre à eux ; en même temps il l’instruisit de ce qu’il avait à faire. Celui-ci étant arrivé au camp des Gaulois, comme un déserteur, leur parle de la frayeur des Romains, leur apprend la position critique où César était réduit par ceux de Vannes, ajoutant que Sabinus était sur le point de décamper secrètement la nuit suivante pour aller le secourir. À ces nouvelles, tous s’écrièrent qu’il ne fallait pas perdre l’occasion, ni tarder plus long-temps à l’aller attaquer dans son camp. Plusieurs circonstances contribuaient à leur faire prendre cette résolution ; l’incertitude où Sabinus leur avait paru être jusque-là, l’avis que leur donnait le transfuge, la disette des vivres causée par le peu de soin qu’ils avaient eu de faire des provisions, l’espérance d’un heureux succès du côté de Vannes, et enfin la facilité des hommes à croire ce qu’ils désirent. Entraînés par ces motifs, ils ne voulurent point laisser sortir du conseil Viridovix ni les autres chefs qu’ils n’en eussent obtenu la permission de combattre : aussi charmés de l’avoir obtenue que s’ils eussent déjà remporté la victoire, ils se pourvoient de fascines pour combler le fossé, et marchent aux retranchemens des Romains.

19. Sabinus et ses soldats étaient campés sur une hauteur, d’une pente douce et aisée, d’environ mille pas. Les Barbares y montent en courant de toutes leurs forces, pour ne pas leur donner le temps de s’organiser, ni de s’armer, et y arrivent hors d’haleine. Sabinus, après avoir exhorté les siens, donne le signal du combat. Tandis que les ennemis étaient embarrassé de leurs fascines, il ordonne de faire tout d’un coup une sortie par deux endroits. L’avantage du lieu, l’incapacité et la lassitude des Barbares, la bravoure et l’expérience de nos soldats, furent cause que l’ennemi ne soutint pas même notre premier choc, et qu’il prit aussitôt la fuite. Nos troupes toutes fraîches, s’étant mises à leur poursuite, en tuèrent beaucoup, et notre cavalerie, continuant de les suivre, laissa échapper peu de fuyards. Ainsi César et Sabinus furent instruits en même temps de la double victoire que l’un et l’autre avaient remportée. Après cette action, toutes les villes se rendirent à Sabinus : car si les Gaulois sont prompts à prendre les armes, aussi perdent-ils aisément courage quand ils trouvent de la résistance, et qu’il leur arrive des disgrâces.

20. Presqu’en même temps P. Crassus arriva dans l’Aquitaine, qui, comme on l’a déjà dit, peut être regardée comme la troisième partie de la Gaule, tant par son étendue que par la multitude de ses habitans. Persuadé qu’il aurait quelque guerre à soutenir dans une province, où peu d’années auparavant, le lieutenant-général L. Valérius Préconius avait été défait et tué, et d’où le proconsul L. Manilius avait été chassé, après avoir perdu ses bagages, il crut qu’il devait surtout se tenir sur ses gardes. Ainsi après avoir pourvu aux vivres, s’être fortifié de troupes auxiliaires et de cavalerie, et fait venir de Toulouse, de Carcassonne et de Narbonne, villes de la province romaine, et voisines de ces contrées, plusieurs braves volontaires, il entra sur les frontières de la Gascogne. À la nouvelle de son arrivée, les peuples de ce canton amassent de grandes troupes, surtout de cavalerie, qui était leur principale force, et attaquent notre armée dans sa marche. Leur cavalerie étant repoussée et poursuivie par la nôtre, tout d’un coup ils firent sortir leur infanterie qui était en embuscade dans un vallon, et recommencèrent le combat contre nos gens qui s’étaient dispersés dans la poursuite.

21. Le combat fut long et opiniâtre : car l’ennemi, fier de ses précédentes victoires, faisait dépendre de son courage le salut de toute l’Aquitaine ; et les nôtres voulaient faire voir ce dont ils étaient capables sous un jeune commandant, sans être animés par la présence de leur général, et indépendamment du reste des légions. Enfin l’ennemi, couvert de blessures, prit la fuite ; et après en avoir fait un grand Carnage, Crassus alla du même pas assiéger Lectoure, leur capitale. Mais la défense fut si vigoureuse, qu’il fut obligé d’employer des mantelets et des tours : car tantôt par des sorties, tantôt par des conduits souterrains dont ils connaissaient parfaitement la pratique, parce que leur pays est rempli de mines, les ennemis cherchaient à nous fatiguer ; mais voyant que la vigilance des nôtres rendait leurs efforts inutiles, ils députèrent vers Crassus pour se rendre. Il les reçut, à condition qu’ils lui remettaient toutes leurs armes.

22. Les Romains étaient occupés à faire exécuter cette condition, lorsque Adcantuan leur commandant, fit une sortie par une autre porte de la ville avec six cents braves. Ces braves, qu’ils nomment soldures, sont des gens qui se lient, à la vie et à la mort, à la bonne et à la mauvaise fortune d’un chef : s’il périt, ils périssent avec lui, ou se donnent la mort à-eux-mêmes ; et, de mémoire d’homme, pas un seul n’a manqué à ce serment. Adcantuan ayant donc fait une sortie avec cette escorte, il s’éleva un cri de ce côté-là de la part des Romains qui gardaient cette partie des retranchemens. Chacun courut aux armes, le combat fut rude : mais enfin Adcantuan fut repoussé dans la ville ; néanmoins il obtint de Crassus les mêmes conditions qu’auparavant.

23. Les armes et les otages livrés, Crassus marcha contre les peuples d’Aire et de Bazas, qui, surpris de ce que nous avions si vite emporté une place forte par sa situation et par l’art, députèrent de tous côtés, levèrent des troupes, se liguèrent ensemble, et se donnèrent mutuellement des otages. Ils envoyèrent même aux villes de l’Espagne citérieure, qui sont voisines de l’Aquitaine : ils en tirèrent des soldats et des officiers. Dès qu’ils furent arrivés, ils se mirent en campagne très-bien accompagnés. A leur tête étaient quelques-uns des chefs qui avaient servi sous Q. Sertorius, et qui passaient, par conséquent, pour consommés dans l’art militaire. Ceux-ci leur apprirent à camper, à se retrancher comme les Romains, et même à nous couper les vivres, Crassus s’en aperçut ; et comme il ne lui était pas aisé de faire des détachemiens à cause de la faiblesse de son armée, au lieu que les Barbares pouvaient tenir la campagne et garder les passages, sans trop dégarnir leur camp, que même leur nombre augmentait tous les jours, ce qui l’incommodait pour ses convois, et l’exposait à manquer de vivres, il crut qu’il ne devait pas différer de donner bataille. Ayant exposé son dessein au conseil de guerre, il passa tout d’une voix, et il prit jour pour le lendemain.

24, Dès l’aurore, il fit sortir toutes ses troupes, les rangea en bataille sur deux lignes, mit les alliés au milieu, et attendit que l’ennemi prit une décision. Ceux-ci, quoique persuadés que vu leur grand nombre et leur ancienne valeur, ils pouvaient combattre avec avantage contre une poignée d’hommes tels que les nôtres, crurent cependant qu’il était encore plus sûr pour eux de vaincre sans tirer l’épée ; ce qui ne manquerait pas d’arriver, puisqu’ils étaient maîtres des passages par où les vivres pouvaient nous venir. Si la faim nous obligeait à nous retirer, ils étaient résolus de nous attaquer dans notre marche au milieu de l’encombrement des bagages. Sur cet avis, qui fut goûté par leurs chefs, ils se tinrent tranquilles dans leur camp, tandis que nous étions en bataille. Ce parti que prirent les Barbares ralentit le courage de leurs troupes, et enfla celui des Romains, qui tout d’une voix s’écrièrent qu’il ne fallait pas tarder davantage à venir les attaquer dans leur camp. À la vue d’une ardeur si générale, Crassus, après les avoir exhortés, les mène à l’attaque.

25. Tandis que les uns comblaient le fossé, que les autres chassaient l’ennemi du rempart, en lançant contre lui une grêle de traits ; tandis que les alliés, dans lesquels il ne se fiait pas trop pour le combat, et qui faisaient pourtant nombre, étaient employés à porter partout des pierres, des dards et des fascines, l’ennemi se défendait toujours vaillamment et avec fermeté sur son rempart, d’où il ne lançait pas inutilement ses traits. Pendant qu’on se disputait ainsi le terrain, la cavalerie, ayant fait le tour du camp des Barbares, vint rapporter à Crassus qu’il n’était pas également fortifié partout, et qu’on pouvait facilement y entrer par la porte de derrière.

26. Sur cet avis Crassus, ayant exhorté les officiers de la cavalerie à encourager les leurs par l’espérance d’une bonne récompense, leur communiqua son dessein. Ceux-ci, selon les ordres qu’il leur avait donnés, firent sortir quatre cohortes qui, ayant été laissées à la garde du camp, n’étaient point fatiguées ; et leur ayant fait prendre un grand détour pour n’être pas découvertes, elles se rendirent en diligence dans l’endroit marqué, tandis que l’ennemi était tout occupé du combat : là elles forcèrent ses retranchemens et se trouvèrent dans son camp, avant qu’il s’en aperçût, et qu’il pût deviner ce dont il s’agissait. Alors ayant entendu un cri de ce côté-là, les nôtres redoublèrent leurs efforts, comme on fait d’ordinaire dans l’espérance de la victoire, et pressèrent encore plus vivement les ennemis. Ceux-ci, se voyant enveloppés de tous côtés et réduits à la dernière extrémité, se jetèrent en bas du rempart, et cherchèrent leur salut dans la fuite. Mais notre cavalerie les ayant atteints en rase campagne, de cinquante mille qu’ils étaient, tant d’Aquitaine que de la Biscaye, elle en passa plus des trois quarts au fil de l’épée ; ensuite elle reprit le chemin du camp, où elle n’arriva que bien avant dans la nuit.

27. Le bruit de cette victoire s’étant répandu, la plus grande partie de l’Aquitaine se rendit à Crassus, et lui envoya d’eue-même des otages. De ce nombre furent les peuples de Bayonne, de Bigorre, du Béarn, de Bazas, d’Aire, de l’Armagnac, du comté de Gaure, d’Auch, de Bordeaux, de Lectoure et de Dax. Quelques peuples plus éloignès s’en dispensèrent, se flattant que la rigueur de la saison (l’hiver approchait) les mettrait couvert.

28. Environ à cette époque, quoique l’été fût fort avancé. César voyant presque toute la Gaule pacifiée, et que ceux de Térouenne, du Brabant et de la Gueldre étaient les seuls qui fussent en armes, et qui ne lui eussent jamais envoyé faire aucune proposition. de paix, marcha contre eux, espérant pouvoir finir cette guerre avant l’hiver. Ceux-ci, pour lui résister, s’y prirent tout autrement que les autres Gaulois : car ayant remarqué que les nations les plus puissantes qui avaient voulu lui tenir tête avaient été chassées et vaincues, et leur pays étant d’ailleurs plein de forêts et de marais, ils s’y retirèrent avec tout ce qu’ils avaient. César, parvenu à l’entrée de ces forêts, commença d’abord à s’y retrancher, sans que l’ennemi parût ; mais lorsque les nôtres se furent dispersés pour travailler aux retranchemens, les Barbares vinrent de tous côtés fondre subitement sur eux. Les Romains, ayant promptement pris les armes, les repoussèrent, et en tuèrent plusieurs ; mais s’étant engagés trop avant dans ces lieux couverts, ils perdirent quelques soldats.

29. Les jours suivans, César travaille à faire abattre la forêt, et pour empêcher que ses troupes ne puissent être prises en flanc, lorsqu’elles seraient sans armes, ou qu’elles ne s’y attendraient pas, tout ce que l’on coupait, il le fait jeter de côté et d’autre vers l’ennemi, et se couvre par ce moyen des deux côtés. La diligence avec laquelle ce travail s’exécutait, le fit extrêmement avancer en peu de jours : nous étions même déjà maîtres de leurs troupeaux et des bagages qui étaient aux derniers rangs, et ils s’enfonçaient toujours de plus en plus dans les bois, lorsqu’il survint de si grandes et de si longues pluies, qu’il fallut nécessairement discontinuer le travail, et songer à se mettre à couvert, nos gens ne pouvant plus demeurer sous des tentes. Après donc avoir ravagé tout le pays, et brûlé tours bourgades, César ramena son armée, qu’il mit en quartier d’hiver sur tes terres de ceux du Mans et de Lisieux, et chez les autres peuples soulevés précédemment.