Bibliothèque historique et militaire/César/Guerre des Gaules/Livre 5

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LIVRE CINQUIÈME.
Passage de César en Illyrie et à Trèves. — Seconde expédition en Angleterre, — Description de l’île. — Guerre d’Ambiorix. — Mort d’Induciomare.
An avant J. C. 54, de Rome 600.

1. Sous le consulat de Lucius Domitius et d’Appius Claudius, César partant, selon sa coutume, pour aller passer l’hiver en Italie, donna ordre aux lieutenans qu’il avait mis à la tête de chaque légion, de faire construire pendant l’hiver le plus de vaisseaux qu’il serait possible, et de faire radouber les anciens. Il leur en prescrivit la forme et la grandeur. Pour qu’on pût tes charger et les mettre à sec plus promptement, il les fit faire un peu moins hauts que ceux dont on se sert sur notre mer, d’autant plus qu’il avait remarqué que les vagues n’étaient pas si élevées dans cette mer, à cause du flux et du reflux : il voulut qu’ils fussent plus larges, afin de porter plus de bagage et de chevaux, et qu’ils fussent tous à voiles et à rames, et bons voiliers, à quoi leur peu de hauteur contribuerait beaucoup. Il fit venir d’Espagne tout ce qui était nécessaire pour les équiper ; ensuite, après avoir tenu les états de Lombardie, il partit pour l’Illyrie, sur ce qu’il avait appris que les Pyrustes ravageaient la frontière par leurs incursions fréquentes.

2. À son arrivée, il ordonna à chaque ville de lui fournir un certain nombre de soldats, et leur assigna un rendez-vous. Sur cet avis, les Pyrustes lui envoyèrent des ambassadeurs, pour lui représenter que le corps de la nation n’avait aucune part à ce qui s’était passé, et qu’ils étaient prêts à réparer l’insulte faite par des particuliers. César reçut leurs excuses, et leur ordonna de lui amener des otages au jour marqué, sous peine d’être traités en ennemis. Ayant été ponctuellement. obéi, il nomma des arbitres pour estimer le dommage, et juger queue devait en être la réparation.

3. Après avoir terminé cette affaire, et tenu les états, il repassa dans la Gaule, d’où il alla joindre son armée. Il en visita tous les quartiers, et trouva que, malgré ta disette générale, ses troupes l’avaient servi avec tant d’affection, qu’on pouvait compter près de six cents vaisseaux, tels qu’il les avait commandés, et vingt-huit galères presque prêts à mettre en mer : Après avoir loué l’activité des soldats, et le zèle de ceux qui avaient présidé à l’ouvrage, il leur fit connaître ses intentions, et leur dit de se rendre tous au port de Boulogne, d’où le trajet en Angleterre est très-commode, puisqu’il n’est que d’environ dix lieues ; et en conséquence il leur laissa autant de troupes qu’il crut leur être nécessaires. Pour lui, il marcha sans bagage, avec six légions et huit cents chevaux, contre ceux de Trêves, qui négligeaient de députer aux états, refusaient d’obéir aux Romains, et même, à ce qu’on disait, sollicitaient les Allemands d’au-delà du Rhin de passer ce fleuve.

4. Ces peuples sont de tous les Gaulois les plus puissans en cavalerie ; ils ont en outre beaucoup d’infanterie, et habitent, comme je l’ai dit, les bords du Rhin. Deux chefs, Induciomare et Cingétorix se disputaient l’autorité dans ce canton. Ce dernier n’eut pas plutôt appris l’arrivée de César et de ses légions, qu’il se rendit auprès de lui, et l’assura que lui et son parti demeureraient dans leur devoir, et ne se détacheraient point de l’alliance des Romains ; en même temps il l’instruisit de ce qui se passait dans sa nation. Au contraire, Induciomare leva des troupes et, ayant renfermé dans les Ardennes, grande forêt qui s’étend depuis le Rhin jusqu’aux frontières des Rhémois, tous ceux que l’âge mettait hors d’état de porter les armes, il se prépare à faire la guerre ; mais voyant ensuite que quelques-uns des principaux du pays, entrâmes par leurs liaisons avec Cingétorix, ou ébranlés par l’arrivée de nos troupes, étaient venus trouver César pour traiter particulièrement avec lui, puisqu’ils ne. pouvaient faire un accord gênerai ; craignant d’être abandonné de tous il députa lui-même vers César, pour lui dire que ce qui l’avait empêché de quitter les Siens pour l’aller trouver n’était que le soin de retenir la multitude dans le devoir, de peur qu’en l’absence de la noblesse le peuple ne se portât, à quelque démarche imprudente ; que toute la nation lui était dévouée, et qu’il se rendrait auprès de lui s’il le trouvait bon, peur lui remettre le soin de ses intérêts et de ceux de ses compatriotes.

5. Quoique César comprît fort bien ce qui le faisait parler ainsi, et ce qui l’avait fait changer de résolution cependant, pour ne point être obligé de passer l’été dans ce pays, tout étant prêt pour son expédition d’Angleterre, il ordonne à Induciomare de le venir trouver lui et deux cents otages. César, voyant qu’il tes avait amenés, avec son fils et tous ses parens, comme il l’avait exigé, le console et l’exhorte à persister dans son devoir. Il assembla néanmoins les principaux de cette nation et leur recommanda en particulier les intérêts de Cingétorix ; ce qu’il fit, tant en considération de son mérite personnel que parce qu’il crut qu’il était important d’augmenter encore le crédit qu’avait dans sa nation un homme qui lui avait marqué tant de bonne volonté. Induciomare vit avec douleur qu’on cherchait à diminuer son crédit dans sa nation ; et comme il était déjà de nos ennemis, ce nouveau motif redoubla, son ressentiment.

6. Ces arrangemens pris, César se rendit au port de Boulogne avec ses légions. Là il apprit que quarante vaisseaux, construits dans la Belgique, n’avaient pu continuer leur navigation à cause d’une tempête, et qu’ils avaient été rejetés dans le même port d’où ils étaient partis ; il trouva que le reste était en bon état, et prêt à faire voile. La cavalerie de toute la Gaule, au nombre de quatre mille chevaux et les plus grands seigneurs du pays s’y étaient aussi ; rendus ; il avait résolu de ne laisser en-deçà de la mer que le petit nombre de ceux dont la fidélité lui était connue, et d’emmener les autres pour lui servir d’otages, de peur qu’ils ne remuassent en son absence.

7. Dumnorix d’Autun, dont on a déjà parte, était de ce nombre et Cé sar était bien résolu de lui faire passer la mer avec lui, parce qu’il te connaissait pour un homme avide de nouveautés, ambitieux, entreprenant, et en grande autorité parmi les Gaulois. Ajoutez qu’il s’était vanté, en plein conseil, que César lui offrait la souveraineté de sa nation ; ce qui n’était nullement agréable aux Autunois, qui n’osaient s’adresser à César pour le prier de ne pas leur, donner un pareil maître. C’était par ses hôtes que César avait été instruit de ce discours. Dumnorix commença par te prier instamment de le laisser en Gante, parce que n’étant point fait aux voyages de me, il ne pouvait les soutenir, et que des scrupules de religion ne lui permettaient pas de s’embarquer. Quand-il eut vu qu’on lui refusait constamment sa demande, et qu’il eut perdu toute espérance de l’obtenir, il se mit à solliciter les seigneurs de la Gaule et a leur parler en particulier, pour les engagera ne point passer la mer : il tâcha même de les effrayer en leur représentant que César avait ses raisons pour dépouiller ainsi la Gaule de toute. sa noblesse ; que, n’ayant osé s’en défaire à la vue de leur patrie, il les ferait tous égorger en Angleterre. En même temps il leur donne sa foi, et les presse de s’engager avec lui par serment à faire de concert ce qu’ils trouveraient de plus convenable au bien de la Gaule.

8. César, instruit de ces intrigues par plusieurs personnes, résolut de les traverser et de les réprimer de tout son pouvoir, non moins par considération pour les Autunois qu’il affectionnait beaucoup, qu’afin d’empêcher qu’avec de si mauvaises intentions il ne lui nuisît, ainsi qu’à la république. Ainsi pendant environ vingt-cinq jours qu’il resta dans ce port, d’où le vent de nord-ouest l’empêchait de sortir, vent qui règne la plupart du temps sur cette côte, il mit tout eu œuvre pour retenir Dumnorix dans le devoir, sans oublier de faire observer toutes ses démarches. Enfin le vent étant devenu favorable, il fit embarquer et sa cavalerie et son infanterie. Mais, pendant que l’on ne pensait qu’à l’embarquement, Dumnorix sortit du camp avec toute la cavalerie de sa nation, à l’insu de César, et prit la route de son pays. César en étant instruit, fait suspendre l’embarquement, et par préférence à tout, envoie après lui une grande partie de sa cavalerie, avec ordre de le ramener mort ou vif, persuadé qu’un homme qui avait méprisé ses ordres en sa présence ne pouvait faire que des extravagances quand il ne serait plus sous ses yeux. Dumnorix, voyant qu’on voulait l’arrêter par force, mit l’épée à la main, et appela les siens à son secours, en criant qu’il était libre et d’une nation libre. Alors nos cavaliers l’environnent et le tuent, selon l’ordre qu’ils avaient reçu : après sa mort, toute la cavalerie d’Autun revint au camp de César.

9. Cette affaire finie, César laissa dans le continent Labiénus avec trois légions et deux mille chevaux pour garder les ports, pourvoir aux vivres, avoir l’œil sur ce qui se passerait en Gaule, et se conduire selon le temps et la nécessité des circonstances. Pour lui, il partit vers le coucher du soleil avec cinq légions et pareil nombre de cavalerie qu’il laissait à Labiénus, cinglant par un petit vent de sud-ouest qui cessa vers minuit, de sorte qu’il ne put faire route, et qu’à la pointe du jour il s’aperçut que le courant l’avait fait beaucoup dériver, et qu’il avait laissé l’Angleterre à sa gauche. Mais au retour de la marée, il s’efforça de regagner, à force de rames la partie de l’île qui, la campagne précédente, lui avait fourni un débarquement si commode. On ne peut en cette occasion assez louer le zèle des soldats ; car, sans se relâcher un moment du pénible travail de la rame avec des vaisseaux de charge et pesans, ils égalèrent la vitesse des galères. Toute la flotte prit terre vers midi, sans que l’ennemi parût ; mais César apprit dans la suite par les prisonniers, que les Barbares assemblés en grand nombre dans cet endroit, effrayés de tant de vaisseaux (car il y en avait plus de huit cents tant de ceux qui portaient les vivres et le bagage que de ceux qui suivaient pour la commodité des particuliers, avaient abandonné les bords de la mer, et s’étaient allés cacher dans les montagnes.

10. Après le débarquement, César choisit un lieu propre pour camper ; et étant instruit, par les captifs, du lieu où les troupes ennemies s’étaient retirées, il laissa dix cohortes et trois cents chevaux sous les ordres de Q. Atrius à la garde de sa flotte, et marcha vers minuit contre les Barbares : il craignait d’autant moins pour ses vaisseaux, qu’il les laissait à l’ancre sur un rivage uni et découvert. Il n’avait pas fait plus de quatre lieues qu’il découvrit les ennemis. Ils s’étaient avancés avec leur cavalerie et leurs chariots jusqu’à une rivière ; et de la hauteur où ils étaient, ils commencèrent à nous interdire le passage el à nous attaquer. Repoussés par notre cavalerie, ils S’enfoncèrent dans les bois, où ils trouvèrent un lieu fort par sa situation et par l’art : ils l’avaient fortifié auparavant, à ce qu’il paraissait, à l’occasion de quelque guerre civile, car toutes les avenues étaient fermées par de grands abatis d’arbres. Ils n’en, venaient aux mains que par pelotons dans la forêt, pour empêcher nos troupes de pénétrer jusqu’à leurs retranchemens. Mais la septième légion éleva une terrasse ou batterie jusqu’au pied du rempart, et, couverte de ses boucliers, elle força le camp et chassa l’ennemi du bois ; il n’y eut que peu de blessés. César défendit qu’on le poursuivit, et parce qu’on ne connaissait pas le pays, et parce que le jour étant déjà avancé, il voulait en employer le reste à se retrancher.

11. Le lendemain matin il partagea sa cavalerie et son infanterie en trois corps, et les mit à la poursuite des fuyards. Mais à peine étaient marche, et l’on n’avait pas même encore perdu les derniers de vue, que des cavaliers vinrent de la part d’Atrius apprendre à César que la nuit précédente il s’était élevé une furieuse. tempête, qui avait mis ses vaisseaux presque tous en mauvais état, et les avait fait échouer sur le rivage, sans que ni les ancres, ni les cordages, ni l’adresse des pilotes eussent pu résister à sa violence ; et que la perte de ceux qui s’étaient brisés les uns contre les autres était fort considérable.

12. Sur cet avis, il fit rappeler ses trois corps et retourna vers sa flotte, Là il vis de ses yeux le désastre qu’on

lui avait annoncé : environ quarante vaisseaux étaient fracassés ; les autres, quoique fortmaltraités, pouvaient pour- tant être remis en état à force de tra- vail, Il mit donc à l’ouvrage les char- pentiers qu’il avait dans ses troupes et en fit venir d’autres des Gaules. En même temps il donna ordre à Labié- nus d’employer les troupes qu’il avait à construire le plus de vaisseaux qu’il se pourrait. De son côté, quelque peine, quelque travail qu’il dût en coûter, il crut qu’il serait lrès-avantageux de metl- tre ses vaisseaux à sec, et de les enfer- mer dans son camp. Il y fit donc tra- vailler ses soldats environ dix jours et dix nuits. Cette opération achevée, et son camp bien fortifié, il y laissa les mêmes troupes qu’auparavant et —re- tourna au même poste d’où il était parti. Il y trouva l’armée ennemie fort augmentée ; et, d’un consentement una- nime elle avait pris pour chef Cassivel- launus, dont les états, séparés des villes maritimes par la Tamise, étaient en- viron à vingt-trois lieues de la mer. Ce prince avait eu précédemment dés guerres continuelles à soutenir contre les autres peuples de l’ile ; mais les Bretons effrayés de notre arrivée se réu- nirent et Jui donnèrent le coran dement général.

45. L’intérieur de l’Angleterre est habité par des peuples qui, de toute ancienneté, passent pour être nés dans le pays ; et la côte, par des Belges que l’amour de la guerre et du pillage fit sortir de leurs demeures. Ceux-ci ont presque tous conservé le nom des na- tions d’où ils sont sortis, et qu’ils ont quitiées pour attaquer celte île où ils se sont établis. Elle est très-peuplée ; et les maisons y sont bâties à peu près à la manière des Gaulois. Il y a quan- tité dé bétail ; et pour monnaie on $’y sert de cuivre, vu d’anneaux de fer d’un certain poids. Il se trouve des mines d’étain dans le cœur du pays, et des mines de fer sur la côte ; mais ces dernières sont peu abondantes. Le cuivre y vient du dehors. Il y croit toutes sortes d’arbres comme dans la Gaule, excepte le hêtre et le sapin. Les Anglais ne croient pas qu’il leur soit permis de manger des lièvres, des poules et des oies ; ils en nourrissent pourtant par goût et par plaisir. Le climat y est plus tempéré, et le froid moins rude que dans la Gaule.

14. L’île est de forme triangulaire l’un des côtés regarde la Gaule. Des deux angles de ce côté, l’un est au levant, vers le pays de Kent, où abordent presque tous les vaisseaux qui viennent de la Gaule ; l’autre, plus bas, est au midi. Ce côté a environ cent soixante lieues d’étendue. L’autre côté du triangle regarde l’Espagne et le couchant : de ce côté est située l’Irlande qui passe pour être plus petite de moitié que l’Angleterre, dont elle n’est pas plus éloignée que celle-ci l’est de la Gaule. Au milieu est l’île de Mona : on croit qu’il y en a aussi plusieurs autres petites, où, suivant quelques écrivains, il y a trente jours de nuit en hiver ; mais nos recherches ne nous ont rien appris de positif : nous avons seulement découvert, par le moyen de certaines horloges d’eau, que les nuits y sont plus courtes que dans la Gaule. Ces mêmes écrivains croient que ce second côté a plus de deux cent trente lieues de longueur. Le troisième côté du triangle regarde le septentrion : en face, il n’y a point de terres, si ce n’est l’Allemagne qui est à l’une de ses extrémités. On donne à ce dernier côté plus de deux cent soixante lieues de longueur. Ainsi toute l’île peut avoir environ six cents lieues de tour.

15. Les plus civilisés de tous ces peuples sont ceux de Kent, dont tout le pays est maritime, et leurs coutumes différent peu de celles des Gaulois. La plupart de ceux qui habitent l’intérieur du pays n’ensemencent point leurs terres ; ils vivent de lait et de la chair de leurs troupeaux, et sont vêtus de peaux. Tous les Anglais se peignent le corps avec du pastel, qui, forme un vert de mer, et qui leur rend dans la mêlée la figure horrible : ils laissent croître leurs cheveux, et se rasent tout le corps, excepté la tête et la lèvre supérieure. Une femme chez eux est commune à dix ou douze, surtout entre les frères et les parens ; s’il en vient des enfans, ils appartiennent à celui qui le premier l’a épousée.

d6. La cavalerie ennemie, soutenue par des chariots, attaqua vivement la nôtre dans sa marche ; mais partout elle fut repoussée et chassée jusque dans les bois et les montagnes, où nous perdîmes quelques cava ! iers, qui s’étaient engagés trop avant, après avoir fait un grand carnage des insulaires. Peu de temps après, pendant que nos gens, occupés à se retrancher, ne se défiaient de rien, tout d’un coup ils sortirent de leurs forêts, et vinrent fondre sur notre garde qu’ils chargèrent vivement. Aussitôt César envoie à son secours les deux premières cohortes de deux légions ; mais, comme celles-ci étaient postées à quelque distance l’une de l’autre, l’ennemi, les voyant étonnées de leur nouvelle manière de combattre, eut la hardiesse de se faire jour entre deux, et se tira de là sans perte. Q. Labét’iusDurus, tribun des soldats, fut tué en cette occasion. On renvoya d’autres troupes en plus grand nombre, qui repoussèrent les Barbares. d7. Cette action, qui se passa aux yeux de toute l’armée, fit comprendre que l’infanterie romaine chargée d’armes, par conséquent hors d’état de poursuivre l’ennemi lorsqu’il tâchait le pied, et n’osant abandonner son drapeau, était moins propre contre ces sortes d’adversaires ; que, d’un autre côté, la cavalerie ne pouvait le combattre sans s’exposer beaucoup, parce qu’ils feignaient quelquefois de fuir pour l’éloigner de l’infanterie, et qu’alors s’élançant de leurs chariots, ils la combattaient à pied avec avantage. Ce genre de combat était également dangereux pour notre cavalerie, soit qu’elle reculât, soit qu’elle poursuivît l’ennemi. Ajoutez à ces difficultés que ces Barbares ne combattaient jamais en corps, mais par pelotons séparés et éloignes les uns des autres, ayant des corps de réserve disposés de manière qu’ils se prêtaient mutuellement la main, soit pour recueillir les fuyards, soit pour envoyer des troupes fraîches.

18. Le lendemain les ennemis allèrent se poster sur les collines, loin de notre camp, et ne se montrèrent qu’en petit nombre, escarmouchant contre notre cavalerie avec moins d’ardeur que le jour précédent. Mais, sur le midi, César ayant envoyé trois légions et toute sa cavalerie fourrager sous la conduite de C. Trébomus, l’un de ses lieutenans, ils vinrent subitement fondre de tous côtés sur les fourrageurs et sur les légions. Les nôtres les assaillirent vigoureusement, et les repoussèrent : notre cavalerie, qui se voyait bien suivie de l’infanterie, ne cessa de les poursuivre qu’après les avoir entièrement mis en désordre ; de sorte qu’on en tua un grand nombre, sans leur donner le temps ni de se rallier, ni de s’arrêter, ni de descendre de leurs chariots. Après cette déroute, les secours qui leur étaient venus de toutes parts se retirèrent : depuis ce moment les Barbares ne nous attaquèrent jamais avec toutes leurs forces.

19. César, qui connut bientôt leur intention, marcha vers la Tamise, à dessein d’entrer dans les états de Cassivellaunus. Il n’y a pour passer ce fleuve qu’un gué assez difficile, au-delà duquel César, lorsqu’il en approcha aperçut un grand nombre d’insulaires rangés en bataille. La rive était garnie d’une palissade de gros pieux pointus, et ils en avaient encore enfoncé d’autres dans l’eau, et qu’on ne voyait point. César, informé de toutes ces dispositions par des prisonniers et des transfuges, fit entrer sa cavalerie dans le gué, et ordonna aux légions de la suivre de près. Quoique ces légions eussent de l’eau jusqu’au cou, elles passèrent avec tant de promptitude et d’impétuosité, que l’ennemi ne put soutenir leur choc, abandonna le rivage et prit la fuite.

20. Alors Cassivellaunus, désespérant de pouvoir disputer le terrain, congédia ses troupes, et ne retint qu’environ quatre mille hommes de ceux qui savaient se battre sur des chariots, avec lesquels il observait notre marche. Il se tenait pour cela un peu a l’écart, caché dans des bois et dans des lieux couverts, faisant retirer dans les forêts le bétail et les habitans qui se trouvaient sur notre passage ; et dès que notre cavalerie se répandait dans la campagne pour ravager et pour piller, il sortait, avec ses chariots, des bois voisins dont il connaissait toutes les routes et tous les sentiers, tombait sur elle, la mettait en grand danger, et par ce moyen l’empêchait de battre la campagne. Il ne restait à César d’autre parti que de ne point permettre qu’elle s’écartât trop de la route des légions, lui défendant de brûler et d’étendre ses ravages hors de la portée de son infanterie.

21. Cependant les peuples des comtés d’Essex et de Middlesex, une des nations les plus puissantes de ces cantons-là, de laquelle était Mandubratius, jeune homme qui s’était attaché à César, et qui était venu en Gaule se jeter entre ses bras, pour éviter le sort d’Imanuentius son père, roi de ce peuple, que Cassivellaunus avait fait mourir, ces peuples, dis-je, députèrent vers César, pour lui offrir de se rendre et de lui obéir : ils lui demandèrent en même temps sa protection pour Mandubratius contre Cassivellaunus, et le prièrent de vouloir leur renvoyer ce jeune prince pour être. leur chef et leur roi. Il y consentit à condition qu’ils lui livreraient quarante otages et des vivres pour ses troupes ; y ayant satisfait sans délai, il leur renvoya Mandubratius.

22. La protection qu’accorda César à ceux d’Essex et de Middlesex les ayant mis à couvert de toute hostilité, les Cénimagnes, les Ségontiaces, les Ancalites, les Bibroces, les Casses suivirent leur exemple et se soumirent. César apprit que la ville de Cassivellaunus n’était pas éloignée, qu’elle était défendue par des forêts et des marais, et que la plupart de ses sujets s’y étaient retirés avec leurs troupeaux. Ces peuples nomment ville un bois épais fortifié d’un rempart et d’un fossé, qui leur sert de retraite contre les courses des ennemis. César y marche avec ses troupes, et trouve le lieu très-fort par sa situation et par l’art. ; cependant il résolut, de l’attaquer par deux endroits. Les ennemis firent d’abord quelque résistance ; mais, ne pouvant soutenir notre effort, ils se retirèrent par un côté qui n’était point attaqué. On trouva dans ce camp beaucoup de bétail, et plusieurs des fuyards furent pris et tués.

23. Pendant que nous étions occupés sur ce point, Cassivetlaunus dépêcha vers ceux de Rent, dont le pays, comme on l’a dit, s’étend le long de la côte ; là, commandaient Cingétorix, Carvilius, Taximagulus et Ségonax. Cassivellaunus donna ordre à ces quatre rois de rassembler toutes leurs troupes, et d’aller subitement attaquer le camp où étaient nos vaisseaux, lis s’y rendirent en effet ; mais nos gens, ayant fait une sortie contre eux, en tuèrent plusieurs, firent prisonnier Lugotorix, un de leurs principaux chefs, et retournèrent dans le camp sans aucune perte. Cassivellaunus ayant appris ce mauvais succès, rebuté de tant de pertes, du ravage de son pays, et surtout de la défection de plusieurs peuples, députa vers César, cherchant à s’accommoder avec lui par l’entremise de Comius, roi d’Arras. Comme César avait résolu d’aller passer l’hiver dans la Gaule à cause des fréquentes révoltes auxquelles ce pays était sujet, et que l’été approchait de sa fin, pour ne pas perdre le peu qui en restait il voulut bien y accéder : il exigeaa des otages, fixa le tribut que l’Angleterre payerait tous les ans au peuple romain, et défendit Cassivellaunus d’inquiéter Mandubratius, et ceux d’Essex et de Middlesex.

24. Les otages fournis, il ramena ses troupes vers la mer, où il trouva ses vaisseaux radoubés. Il les fit mettre en mer ; et parce qu’il avait fait beaucoup de prisonniers, et que la tempête avait mis quelques-uns de ses vaisseaux hors d’état de servir, il prit le parti de faire transporter son armée en deux fois. Heureusement de tant de navires, et de tant de voyages qu’ils firent l’année d’auparavant et cette-ci, aucun de ceux qui portaient des soldats ne périt. A l’égard de ceux qui revenaient de la Gaule, après avoir mis les troupes à terre, ou de ceux que Labiénus avait fait construire au nombre de soixante, peu arrivèrent à bon port presque tout le reste périt. César les attendit en vain pendant quelques jours : ainsi pour ne pas perdre la saison propre à tenir la mer (on touchait à l’équinoxe), il fut obligé d’entasser ses troupes dans le peu de navires qu’il avait ; et le vent s’étant trouvé favorable, il mit à la voile sur les neuf heures du soir, et prit terre au point du jour, sans avoir perdu un seul vaisseau.

25. Après avoir fait mettre ses vaisseaux à sec, il tint les états de la Gaule dans Amiens ; et comme cette année la récolte avait été peu abondante à cause de la sécheresse, il fut obligé de mettre ses troupes en quartiers d’hiver autrement que les années précédentes, et de les distribuer dans plusieurs provinces. Il envoya donc une légion dans le pays de Térouanne, sous les ordres de C. Fabius ;une autre dans le Hainaut, avec Q. Cicéron ; la troisième, chez ceux de Séez, sous le commandement de L. Roscius ; la quatrième, dans le Rhémois, frontière de Trèves, sous Q. Labiénus ; et trois dans la Belgique, sous la conduite de M. Crassus, son questeur, et de L. Munatius Plancus et C. Trébonius, ses lieutenans. À l’égard de la légion qu’il avait levée depuis peu au-delà du Pô, il l’envoya avec cinq cohortes dans le pays de Liége, situé, en grande partie, entre la Meuse et le Rhin, où Ambiorix et Cativulcus commandaient ; et il mit ses soldats sous les ordres de Q. Titurius Sabinus et de L. Aurunculéius Cotta, ses lieutenans. Par cette distribution de ses troupes, il crut pouvoir remédier à la disette des vivres. Du reste, leurs quartiers n’étaient pas même fort éloignés les uns des autres car, excepté la légion de L. Roscius, qui était dans le pays de Séez où il ne faisait aucun mouvement, et où tout était tranquille, le reste s’était renfermé dans une étendue d’environ trente-cinq lieues. Cependant il jugea convenable de rester dans lu Gaule jusqu’à ce qu’elles fussent bien établies et retranchées dans leurs quartiers.

26. Dans le pays Chartrain se trouvait un seigneur nommé Tasgétius, dont les ancêtres avaient possédé la souveraineté de cette province. César, en considération de sa valeur, de son attachement aux Romains, et de ses grands services, l’avait rétabli dans le rang de ses aïeux. Il régnait depuis trois ans lorsque ses ennemis, de concert avec plusieurs de sa nation, l’assassinèrent publiquement. À cette nouvelle, César craignant que le grand nombre de coupables n’entraînât tout le canton dans la révolte, fit sur-le-champ passer L. Plancus avec sa légion de la Belgique dans le pays Chartrain, lui ordonna d’y prendre ses quartiers d’hiver, de se saisir des complices de la mort de Tasgétius, et de les lui envoyer. D’un autre côté, tous ses lieutenans et ses questeurs, auxquels il avait conué ses légions, lui donnèrent avis de leur arrivée dans leurs quartiers, l’avertissant qu’ils y étaient retranchés.

27. Il n’y avait pas plus de quinze jours que les postes étaient établis qu’Ambiorix et Cativulcus firent éclater une nouvelle révolte. Ces deux chefs qui, à l’arrivée de Sabinus et de Cotta sur leur frontière, étaient venus au-devant d’eux et leur avaient fourni des vivres, sollicités depuis par Induciomare, seigneur de Trèves, soulevèrent tout le pays ; et, étant tout d’un coup tombés sur ceux des nôtres qui étaient sortis pour faire du bois, ils vinrent en grand nombre attaquer le camp. Aussitôt les Romains prennent les armes et montent sur le rempart ; d’un autre côté, la cavalerie espagnole fait une sortie si à propos, que l’ennemi ayant du désavantage et perdant l’espoir de nous forcer, abandonne l’attaque, et se retire en criant, selon sa coutume, que quelqu’un d’entre nous sorte pour conférer ; qu’ils ont à faire pour l’intérêt commun des propositions qui pourront apaiser les différends.

28. On leur envoie C. Arpinius, chevalier romain ami de Sabinus, et un certain Q. Junius, Espagnol, qui était venu déjà plusieurs fois trouver Ambiorix par ordre de César. Ambiorix leur dit qu’il avait de grandes obligations à César de l’avoir déchargé du tribut qu’il était dans l’habitude de payer à ceux de Namur ses voisins, et de lui avoir renvoyé son fils et son neveu, que ces peuples tenaient esclaves et dans les fers en qualité d’otages ; qu’à l’égard de l’attaque de notre camp, elle ne s’était faite ni de son avis ni de son consentement, et que sa nation l’y avait forcé ; que son autorité sur ce peuple, était telle, que la multitude n’avait pas moins de pouvoir sur lui, qu’il en avait sur la multitude ; que sa nation n’avait repris les armes que parce qu’elle n’avait pu s’opposer au torrent de toute la Gaule révoltée ; que la faiblesse des siens en était une preuve sensible ; qu’il n’était pas assez novice dans les affaires, pour se croire en état de mesurer ses forces aux nôtres ; mais que tous les Gaulois, d’un commun accord, ayant pris ce jour pour attaquer à la fois nos quartiers, afin que les légions ne pussent se secourir l’une l’autre, comme Gaulois, ils n’avaient pu se refuser à des Gaulois, dont le but n’était que de recouvrer leur commune liberté ; qu’après avoir religieusement rempli son devoir de Gaulois, il voulait actuellement avoir égard à ses obligations envers César ; qu’il avertissait donc et priait Titurius, son ami, de pourvoir à sa sûreté et à celle de ses troupes ; que les Allemands en grand nombre avaient passé le Rhin, et devaient arriver dans deux jours ; qu’ils devaient voir s’il n’était pas convenable pour eux de retirer leurs troupes de leurs quartiers d’hiver, avant que les peuples voisins s’en aperçussent, et de les conduire à Cicéron ou à Labiénus, qui n’étaient l’un et l’autre éloignés que de neuf à dix lieues de leur retranchement ; qu’il promettait et jurait de leur livrer passage tant pour reconnaître les bontés de César, que pour soulager le canton où elles étaient en quartier d’hiver. Après ce discours Ambiorix se retira.

29. C. Arpinius et Junius le rapportèrent à leurs généraux. Ce changement subit les embarrassa : quoique ces avis leur vinssent d’un ennemi, ils ne crurent pas devoir les mépriser ; ce qui leur fit surtout impression, ce fut qu’il n’était pas probable qu’un aussi petit état et aussi faible que celui des Liégeois eût osé, de lui-même, entreprendre de faire la guerre au peuple romain. Cette affaire portée au conseil y souleva de grandes contestations. Cotta ainsi que plusieurs tribuns, et des centurions d’un ordre supérieur, étaient d’avis de ne rien décider légèrement, et de ne point sortir de leurs quartiers d’hiver sans l’ordre de César. Ils soutenaient que, quelque nombreux que fussent les Allemands, on pouvait se défendre contre eux, étant bien retranchés : témoin la manière vigoureuse avec laquelle ils avaient soutenu le premier effort des ennemis, et les avaient repoussés ; qu’ils ne manquaient point de vivres ; que cependant il leur viendrait du secours ou des quartiers les plus proches, ou de César ; en un mot, qu’il n’y avait rien de plus imprudent et de plus honteux que de suivre less conseils d’un ennemi en des circonstances si importantes.

30. Sabinus soutenait au contraire qu’il serait bien tard de se retirer, lorsque toutes les forces des ennemis auraient été jointes par les Allemands, ou que nos quartiers voisins auraient reçu quelques échecs ; qu’on n’avait que peu de temps pour pourvoir à sa sûreté ; qu’il croyait César parti pour l’Italie ; qu’autrement ceux de Chartres n’auraient jamais osé se défaire de Tasgétius, ni les Liégeois insulter notre camp avec tant d’insolence ; qu’il regardait l’avis en lui-même, sans songer à son auteur ; que le Rhin était tout proche ; que la mort d’Arioviste et nos précédentes victoires tenaient au cœur des Allemands ; que les Gaulois étaient furieux d’avoir reçu tant d’affronts, de se voir sous la puissance des Romains, et d’avoir perdu leur ancienne réputation dans les armes ; qu’enfin il ne pouvait croire qu’Ambiorix se fût engagé dans une pareille entreprise sans être certain du succès que son avis était sûr de quelque côté qu’on l’examinât, parce que, s’il n’y avait rien à craindre, ils pourraient sans risque joindre la plus plus proche légion ; que si, au contraire, la Gaule était d’intelligence avec les Allemands, on ne pouvait se sauver que par une prompte retraite. D’ailleurs, ajoutait-il, où peut aboutir l’avis de Cotta et des autres ? Si le péril n’est pas aujourd’hui pressant, il nous expose certainement à périr de faim dans un long siège.

31. Cette contestation se prolongeait lorsque Sabinus voyant qu’il ne pouvait faire changer de sentiment, ni à Cotta, ni aux principaux officiers : Suivez donc votre avis, puisque vous le voulez, s’écria-t-il d’un ton assez haut pour être entendu d’une grande partie des troupes ; je ne suis pas celui d’entre vous qui craint le plus la mort ; mais que ceux-ci sachent que, s’il arrive quelque malheur, c’est à vous qu’ils doivent en demander raison, puisque, si vous vouliez dans deux jours ils seraient en état de joindre les quartiers les plus proches pour mieux résister à l’ennemi commun, et ne se verraient pas abandonnés et relégués loin du reste des troupes, destinés à périr par le fer ou par la faim.

32. Sur quoi on se lève, on embrasse Sabinus et Cotta, on les conjure de ne pas tout perdre par leur dissension et leur opiniâtreté ; on leur représente qu’il est également facile de tenir tête à l’ennemi, ou en restant, ou en décampant, pourvu qu’ils soient bien d’accord ; qu’au contraire leur division est capable de tout perdre. On conteste sur cette affaire jusqu’à minuit. A la fin, Cotta ébranlé se rend ; le sentiment de Sabinus prévaut, et l’on convient de partir à la pointe du jour. Le soldat passe le reste de la nuit à visiter son équipage, et à voir ce qu’il emportera ou ce qu’il laissera, Il semblait qu’on ne s’occupât qu’à augmenter le danger, dans le cas où l’on voulût demeurer, ou à excéder les troupes de fatigues et de veilles, s’il fallait se mettre en marche. Dans ces dispositions, on partit à la pointe du jour avec autant de sécurité et avec aussi peu de précaution que si le conseil que l’on suivait ne fût pas venu d’un ennemi et qu’Ambiorix eût été le plus fidèle ami des Romains. Les troupes marchaient sur une seule colonne, avec un bagage considérable.

33. Les ennemis, instruits de notre départ, tant par le bruit qu’ils avaient entendu pendant la nuit que par le trouble qu’ils avaient remarqué dans notre camp, se mirent en embuscade en deux corps, et bien cachés dans un bois qui n’était éloigné de nous que d’environ une demi-lieue, ils nous y attendirent. Quand ils virent la plus grande partie de nos troupes arrivées dans un grand vallon, tout-à-coup ils se montrèrent des deux côtés de ce vallon, nous attaquèrent en queue, empêchèrent l’avant-garde d’avancer, et engagèrent le combat dans un lieu qui nous était fort défavorable.

34. Alors Sabinus, étonné comme un homme qui n’a pris aucune précaution, s’effraye, court de toutes parts ranger ses troupes, ce qu’il fait même avec crainte, et comme un homme sans ressource ; ce qui arrive d’ordinaire à ceux qui sont obligés de prendre une détermination subite. Mais Cotta, qui avait prévu que cette circonstance pouvait avoir lieu, et qui, pour cette raison, s’était opposé au départ, ne négligeait rien de ce qui aurait pu contribuer au salut commun ; il remplissait le devoir de capitaine, en exhortant et encourarageant les troupes, et celui de soldat en repoussant l’ennemi. Comme la colonne était trop étendue, et que par-là on ne pouvait aisément obvier à tout, ni veiller sur tous les points, on ordonna d’abandonner le bagage et de se former en rond. Cet ordre, quoique assez convenable dans la circonstance où l’on se trouvait fit un mauvais effet, car il découragea nos soldats et augmenta la vivacité des ennemis, parce qu’il semblait avoir été dicté par la crainte et par le désespoir. Un autre mauvais effet inévitable qu’il produisit encore c’est que les soldats abandonnèrent leurs drapeaux pour courir sauver du bagage ce qu’ils avaient de meilleur ; on n’entendait que des cris et des gémissemens.

35. Les Barbares se conduisirent fort prudemment dans cette occasion, car les chefs firent publier dans toute leur armée, qu’aucun n’eût à quitter son rang ; que tout ce que les Romains auraient abandonné deviendrait teur proie, et qu’ils se persuadassent bien que tout dépendait de la victoire. Les nôtres ne leur cédaient ni en courage, ni en nombre, et quoique abandonnés de leur générât et de la fortune, ils mettent toute leur espérance dans leur valeur, en sorte que partout où ils donnaient, ils faisaient un grand carnage des ennemis. Ambiorix, qui s’en aperçut, enjoignit à ses troupes de lancer leurs traits d’une certaine distance sans s’approcher plus près, et de lâcher pied lorsque les Romains viendraient fondre sur eux l’épée à la main ; qu’étant armés à la légère et fort exercés dans cette manière de combattre, on ne pourrait leur nuire ; qu’ils se précipiteraient ensuite sur nous dans notre retraite.

36. Ils exécutèrent si exactement cet ordre, que lorsqu’une cohorte se détachait des autres pour donner, les ennemis l’évitaient par une prompte fuite ; cependant son flanc restait découvert et exposé à leurs traits. De plus, en se retirant vers le poste d’où elle était partie, elle était enveloppée et par ceux qui avaient reculé, et par les autres corps plus proches. Si les nôtres voilaient tenir ferme, leur valeur leur devenait inutile : serrés comme ils étaient, ils ne pouvaient éviter les traits que lançaient de toutes parts des troupes si nombreuses. Malgré tant d’incommodités, et quoique couverts de blessures, nos soldats ne laissaient pas de se maintenir courageusement ; et bien que ce combat eût duré depuis la pointe du jour jusqu’à deux heures de l’après-midi, ils n’avaient encore rien fait d’indigne du nom romain, quand T. Balventius, brave officier et en grand crédit, qui l’année précédente avait été primipile, eut les deux cuisses percées d’un dard. En même temps, Q. Lucanius, ayant aussi le même grade, fut tué en combattant avec courage, et lorsqu’il cherchait à secourir son fils que l’ennemi avait enveloppé ; Cotta, général, fut blessé au visage d’un coup de fronde, au moment où il volait de rang en rang encourager les soldats.

37. Alors Sabinus surpris, ayant aperçu de loin Ambiorix qui animait ses troupes, lui envoya Cn. Pompeius, son interprète, pour le prier d’épargner le sang romain et le sien. Celui-ci répondit que si Sabinus avait le désir de conférer avec lui, il le pouvait ; qu’il se flattait d’obtenir des Gaulois de traiter humainement les vaincus ; que pourlui il pouvait venir en assurance, et qu’il lui promettait qu’il ne lui serait fait aucun mal. Sabinus fait part de cette réponse à Cotta son collègue, et s’efforce de l’engager à sortir avec lui de la mêlée, pour aller conférer avec Ambiorix dont il espérait, disait-il, pouvoir obtenir le salut commun. Cotta proteste qu’il ne se rendra jamais auprès d’un ennemi armé, et persiste dans ce refus.

38. Sur cette réponse, Sabinus ordonne aux tribuns des soldats qui se trouvaient auprès de lui, et aux centurions des premiers manipules de le suivre. Arrivé auprès d’Ambiorix, il reçoit ordre de mettre bas les armes ; il obéit, et commande aux siens d’en faire autant. Cependant, tandis que l’on traite des conditions, et qu’Ambiorix prolonge à dessein la conférence, Sabinus est insensiblement enveloppé, et massacré avec tous ceux qui l’accompagnaient. Alors les Gaulois, selon leur coutume, se mettent à crier victoire : en même temps, poussant de grands cris, ils se jettent sur nos troupes et les mettent en désordre. Cotta et la plus grande partie de ses soldats périssent les armes à la main ; le reste se retire au camp d’où il était parti. De ce nombre fut L. Petrosidius, enseigne d’une légion, qui, se voyant pressé, jette l’aigle dans le camp, et est tué en se défendant avec vigueur. Les autres résistent encore jusqu’à la nuit, quoiqu’avec peine ; enfin de désespoir ils se tuent tous les uns les autres dans l’obscurité. Quelques-uns, échappés de cette défaite, gagnèrent les bois, et par des chemins de traverse se rendirent au camp de T. Labiénus, auquel ils portèrent cette triste nouvelle.

39. Enflé de cette victoire, Ambiorix partit aussitôt avec sa cavalerie pour se rendre chez ceux de Namur ses voisins, et marcha jour et nuit, après avoir donné ordre à son infanterie de le suivre. Il leur rendit compte de ce qu’il avait fait, et leur persuada de prendre le même parti que lui. Le lendemain, il passa chez ceux du Hainaut, qu’il exhorta de même à ne point perdre l’occasion de s’affranchir, et de se venger des insultes qu’ils avaient reçues des Romains ; il leur apprit que deux des lieutenans de César étaient morts, et une grande partie de leur armée taillée en pièces ; qu’il était aisé d’en faire autant de la légion qui était en quartiers d’hiver sous les ordres de Cicéron, et qu’il les seconderait. Il ne lui fut pas difficile de les persuader.

40. Aussitôt ils envoient ordre à ceux de Courtrai, de Bruges, de Louvain, de Tournai et de Gand, tous peuples de leur dépendance, d’assembler le plus de forces qu’il serait possible, et viennent subitement fondre sur les retranchemens de Cicéron qui n’était pas encore informé de la mort de Sabinus. Aussi lui arriva-t-il, ce qu’il ne pouvait éviter, qu’ayant été contraint d’envoyer quelques sotdats faire du bois et des fascines dans la forêt, ils furent surpris par l’arrivée subite de la cavalerie ennemie. Après les avoir enveloppes, les Liégeois, avec ceux de Namur et du Hainaut, tous leurs attiés et ceux de leur dépendance vinrent attaquer la légion. Aussitôt les Romains courent aux armes et bordent les retranchemens. Cette journée fut très-rude pour nous : l’attaque des Barbares était d’autant plusvive qu’ils fondaient toute leur espérance sur la promptitude de l’exécution, et se flattaient qu’après nous avoir défaits dans cette rencontre ils n’auraient plus rien à craindre de nous.

41. Cependant Cicéron engage par de grandes promesses plusieurs courriers instruire César de ce qui se passait ; mais comme tous les passages étaient gardés, aucun ne put pénétrer. Pendant la nuit, on se servit, avec une promptitude incroyable, du bois qui avait été apporté, pour construire cent vingt tours, et perfectionner les retranchemens. Le lendemain, les ennemis reviennent à l’assaut en plus grand nombre qu’auparavant, et comblent le fossé. Les nôtres se défendent, ce jour-là, comme ils avaient fait la veille, et soutiennent le même effort les jours suivans. On ne cesse de travailler toute la nuit : les malades mêmes et les blessés ne prennent aucun repos. On prépare la nuit ce qui est nécessaire pour le jour suivant ; on façonne quantité de pieux brûlés par le bout, ainsi que grand nombre de ces dards dont on se sert dans les siéges ; on ajoute de nouveaux étages aux tours, on fait etdes claies et des mantelets pour se mettre à couvert. Cicéron lui-même, quoique d’une santé faible, ne prenait pas même de repos pendant les heures de sommeil ; il fallait que ses soldats, à force de prières, l’obligeassent à se ménager.

42. Alors les plus notables du Hainaut, qui avaient quelque habitude et quelque liaison avec Cicéron, demandent à lui parler. En ayant eu la permission, ils lui répètent les mêmes choses qu’Ambiorix avait dites à Sabinus ; que toute la Gaule était en armes ; que les Allemands passaient le Rhin ; que les quartiers de César et de ses lieutenans étaient attaqués : ils ajoutent que Sabinus avait-été tué ; et pour l’en convaincre, ils lui présentent Ambiorix. Ils disent qu’il espère en vain quelques secours de ceux qui désespèrent de leurs propres affaires ; que cependant ils n’ont aucune mauvaise intention ni contre lui ni contre le peuple romain ; qu’on ne lui refuse que des quartiers d’hiver dans la Gaule de peur que la coutume ne s’en établisse ; que, du reste, on lui permet de partir en toute sûreté, et de se retirer sans rien craindre où il voudra. À ces propositions Cicéron se contente de répondre que le peuple romain n’avait pas coutume de recevoir la loi d’un ennemi armé ; que s’ils voulaient mettre bas les armes, se servir de lui, et envoyer des députés à César, il espérait qu’ils obtiendraient de son équité tout ce qu’ils lui demanderaient.

43. Les Gaulois du Hainaut, se voyant déchus de cette espérance, enferment notre camp d’un rempart de onze pieds de haut, et d’un fosse de quinze pieds de profondeur. C’était de nos soldats avec lesquels ils avaient vécu les années précédentes, et de quelques prisonniers romains, qu’ils avaient appris l’art de construire ces ouvrages ; et comme ils n’avaient point d’instrumens propres à remuer la terre, ils étaient obligés de couper les gazons avec leurs épées, et de porter la terre dans leurs habits. On put voir par-là combien ils étaient en grand nombre, puisqu’on moins de trois heures ils achevèrent ce retranchement qui avait cinq lieues de tour. Les jours suivans, ils élevèrent des tours la hauteur de notre rempart, préparèrent des faux et des tortues ; c’étaient les mêmes prisonniers qui les avaient dirigés dans ces travaux.

44. Le septième jour de l’attaque, un grand vent s’étant élevé, ils lancèrent dans le camp des vases d’argile garnis de feu, et des javelots enflammés, sur les huiles de nos soldats, qui étaient couvertes de paille, à la manière des Gaulois. L’embrasement eut lieu aussitôt, et le vent le porta dans tout le camp. Alors poussant de grands cris, comme s’ils eussent été assurés de la victoire, ils firent avancer leurs tours et leurs béliers, et montèrent à l’escalade. Mais telle fut la bravoure de nos soldats et leur fermeté, que, de toutes parts environnés par le feu, accablés d’une multitude innombrable de traits, et bien qu’ils comprissent que leurs bagages et toute leur fortune devenaient la proie de l’incendie, aucun d’eux ne quitta son poste, ne tourna même la tête, tant ils étaient acharnés au combat. Ce jour-là fut très-pénibtepour nous ; mais l’événement en fut tel, que les ennemis eurent beaucoup de morts et de blessés, parce qu’ils s’étaient trop serrés au pied du rempart, et que les derniers empêchaient les premiers de se dégager. Quand les flammes eurent un peu perdu de leur intensité, les Barbares ayant roulé une de leurs tours jusqu’auprès de nos défenses, les centurions de la troisième cohorte s’éloignèrent insensiblement de ce poste, firent retirer tout leur monde, et tant du geste que de la voix, défièrent les ennemis d’entrer ; mais aucun d’eux n’ayant osé avancer, ils furent repousses à coups de pierres, et on brûla leur tour.

45. Il y avait dans cette légion deux braves centurions, nommés Q. Pulfio et L. Varénus, qui approchaient des premiers grades. Ils étaient perpétuellement en contestation sur celui des deux qui l’emporterait, et tous les ans rivalisaient entre eux d’émulation avec une extrême vivacité. Au moment où l’action s’échauffait le plus près des retranchemens : « Que tardez-vous dit Pulfio à Varénus, et quel lieu plus propre attendez-vous pour faire connaître votre valeur ? ce jour décidera de nos différends. » À ces mots, il sort du camp et se précipite au milieu des plus épais bataillons de l’ennemi. Alors Varénus ne peut plus rester dans le camp, et croit qu’il y va de son honneur de le suivre de près. Putno lance son javelot sur les ennemis, et en perce un qui s’avançait : celui-ci tombé mort du coup, tous le couvrent de leurs boucliers, et décochent leurs traits sur Pulfio, sans qu’il ait te temps de se retirer. Dans ce moment son bouclier est percé d’un dard dont le fer reste dans son baudrier ; ce qui l’empèche de tirer l’épée. Alors l’ennemi l’environne ; mais Varénus son rival, qui le voit pressé, vole à son secours. Les Barbares, qui croient Pulsa mort du coup qui avait donné dans son bouclier, l’abandonnent et se tournent tous contre Varénus. Celui-ci va au-devant d’eux l’épée à la main, et, les serrant de près, il en tue un, et écarte un peu le reste ; mais se laissant trop emporter à son ardeur, il rencontre un endroit creux où il tombe. Il y est aussitôt enveloppé. Pulfio vient le secourir à son tour ; et tous deux, après avoir tué plusieurs ennemis, se retirent dans le camp, couverts de gloire, sans avoir reçu aucune blessure. Ainsi dans l’émulation qui régnait entre ces deux braves, la fortune balança tellement ses faveurs entre l’un et l’autre, que chacun d’eux dut la vie à son rival, sans que l’on pût dire lequel avait montré plus de générosité et de valeur.

46. Plus le siége devenait grave et terrible pour nous qui avions beaucoup de blessés, et par conséquent peu de soldats en état de se défendre, plus Cicéron envoyait de lettres et de messagers à César ; mais la plupart étaient arrêta et livrés au supplice à la vue de nos soldats. Dans le camp se trouvait alors un homme du Hainaut, d’une famille distinguée, nommé Verticon, qui dès le commencement du siége, s’était rendu auprès de Cicéron, et lui avait donné des preuves de sa fidélité. Ce Gaulois engagea un de ses esclaves par de grandes promesses, surtout par l’espérance de la liberté, à porter une lettre à César. Celui-ci la porte attachée à son javelot, et comme il était Gaulois, il traverse leur camp sans qu’ils se défient de lui ; il arrive auprès de César qu’il instruit du danger où se trouvaient Cicéron et sa légion.

47. Sur ces nouvelles reçues, vers cinq heures du soir, César dépêche à l’instant un courrier au questeur M ; Crassus, qui était en quartier dans le Beauvoisis, environ à huit lieues de lui, et lui ordonne de partir à minuit avec sa légion, et de se rendre au plus tôt auprès de lui. Crassus partit avec le courrier, Il en envoie en même temps un autre à C. Fabius, et lui doline rendez-vous sur les frontières de l’Artois par où il devait passer ; et il mande à Labiénus de se tendre incessamment dans le Hainaut avec sa légion, s’il le peut sans nuire aux intérêts de la république. César ne crut pas devoir attendre le reste de ses troupes, qui étaient un peu plus éloignées, et se contenta de tirer seulement environ quatre cents chevaux des quartiers les plus proches.

48. Le lendemain, vers neuf heures du matin, il eut avis par ses coureurs de l’arrivée de Crassus. Ce même jour, il fit environ sept lieues, et laissa Crassus en garnison dans Amiens avec son corps de troupes, pour garder tout le bagage de l’armée, les otages, les papiers et le blé qu’il y avait fait conduire pour passer l’hiver. Fabius, selon ses ordres, n’ayant pas tardé, le joignit en chemin avec sa légion. À l’égard de Labiénus, ayant appris la mort de Sabinus, la défaite des cohortes et la marche de toutes les troupes de ceux de Trèves qui venaient l’attaquer, il craignait dans cette circonstance, en sortant à la hâte de son quartier, et comme en prenant la fuite, de ne pouvoir soutenir l’attaque de l’ennemi déjà fier de l’avantage qu’il venait de remporter, Il informa donc César du péril qu’il courrait en faisant sortir sa légion de ses quartiers, et de ce qui s’était passé chez les Liégeois, et lui apprit que toute la cavalerie et l’infanterie de ceux de Trèves n’étaient qu’a une lieue de lui.

49. Après avoir approuvé ses raisons, César, quoique déchu de l’espérance d’avoir trois légions, se détermine à partir avec deux seulement, parce qu’il était persuadé que le salut commun dépendait de sa diligence. Il se rendit donc à grandes journées sur les frontières du Hainaut. Il y apprit de quelques prisonniers le danger où étaient Cicéron et sa légion. Sur cet avis il engagea, par l’espoir d’une grande récompense, un cavalier gaulois à se charger d’une lettre pour Cicéron, et il l’écrivit en caractères grecs, afin qu’en cas qu’elle fût interceptée, les ennemis ne pussent connaître notre dessein, il lui recommanda, s’il ne pouvait parvenir jusqu’à lui, d’attacher la lettre à la courroie de son javelot, et de la lancer dans le camp. Il marque dans cette lettre qu’il est parti avec deux légions et qu’il arrivera incessamment ; il exhorte Cicéron à se souvenir de son ancienne valeur, Le cavalier, craignant le péril, lance son javelot, selon l’ordre qu’il en avait reçu. Le javelot s’attacha par hasard à une tour, où il resta deux jours enfoncé, sans que les nôtres s’en aperçussent ; le troisième, un soldat découvrit la lettre, et, l’ayant détachée, il la remit à Cicéron. Celui-ci la lut à haute voix en présence de toutes les troupes qui en furent très-satisfaites ; en même temps la fumée des embrasemens que nos légions opéraient partout sur leur route, les assura de leur arrivée.

50. Les ennemis, informés par leurs coureurs que nous avancions, quittent le siége et marchent à nous avec toutes leurs troupes qui pouvaient monter environ à soixante mille hommes. Cicéron profite de leur éloignement et fait partir un esclave du même Verticon dont on a déjà parte, avec une lettre pour César : il lui recommande d’user d’adresse pour n’être pas découvert, et de faire diligence. Dans cette lettre, il mandait que les Barbares l’avaient quitté, et qu’ils marchaient contre lui avec toutes leurs forces. Le courrier ayant rendu ses lettres à César vers minuit, il en fait part à ses troupes, les encourage, et décampe à la pointe du jour. Il n’eut pas fait une lieue, qu’il aperçut l’ennemi au-delà d’un grand vallon traversé par un ruisseau. Il y avait un danger extrême à combattre contre tant d’ennemis dans un lieu désavantageux. D’ailleurs Cicéron n’étant plus assiégé, on n’avait plus besoin de se presser. César s’arrête donc dans le poste le plus propre qu’il peut trouver, et s’y retranche. Quoique son camp fut très-peu étendu, ayant à peine sept mille hommes sans bagage, il se resserra encore davantage, à dessein de faire croire aux ennemis qu’il était peu à craindre. Pendant ce temps, il envoya partout des éclaireurs à la découverte, afin qu’ils examinassent l’endroit le plus commode pour passer le vallon.

51. Ce jour-là on livra quelques escarmouches entre la cavalerie sur les bords du ruisseau ; mais chacun se tint renfermé dans son camp : les Gaulois, parce qu’ils attendaient de plus grandes forces qui n’étaient pas encore arrivées ; et César, pour voir si en feignant d’avoir peur il n’attirerait point les ennemis de son côté en-deçà du ruisseau, afin de les combattre à la tête de son camp ; ou s’il ne pouvait les y attirer, il aurait par-là le temps de reconnaître les chemins, et de traverser avec moins de danger la vallée et le ruisseau. Le lendemain, à la pointe du jour, la cavalerie ennemie vint escarmoucher jusqu’aux portes de notre camp. César recommanda exprès à la nôtre de battre en retraite et de se replier sur le camp. En même temps il en fait de tous côtés élever les fortifications, et fermer les portes ; il ordonne qu’en travaillant à ces ouvrages on affecte beaucoup de désordre et de crainte.

52. Les Gaulois, encouragés par cette terreur simulée, passent le vallon, et se rangent en bataille dans un lieu défavorable. Voyant même que les nôtres avaient abandonné le rempart, ils en approchent plus près, et lancent de tous côtés des javelots dans notre camp, faisant publier, dans tous les lieux environnans, que si quelqu’un, Gaulois ou Romain, voulait passer de leur côté, il le pouvait en sûreté jusqu’à neuf heures, et qu’après ce temps il ne lui serait plus permis. En un mot, ils témoignèrent tant dé mépris pour nous, que quoique les portes de notre camp ne fussent défendues que par un simple rang de gazon, cependant s’étant imaginé qu’il leur serait impossible de les forcer, déjà les uns commençaient escalader le rempart, et les autres à combler le fossé. Alors César, étant sorti brusquement par toutes les portes, avec son infanterie et sa cavalerie, mit bientôt les ennemis en fuite, sans qu’aucun osât tenir ferme. On en tua un grand nombre, et tous jetèrent leurs armes.

53. César, craignant de les poursuivre à cause des bois et des marais qui se trouvaient sur le chemin, et jugeant d’ailleurs que c’était pour l’ennemi un assez rude échec que d’avoir été contraint d’abandonner ce poste, joignit Cicéron le même jour, sans-avoir à regretter un seul homme. Là il admira les tours, les béliers, les retranchemens des Barbares ; et, ayant fait la revue de la légion, il trouva qu’il n’y en avait pas la dixième partie sans blessure : d’où il jugea du danger qu’elle avait couru, et du courage qu’elle avait fait paraître, Il d donna au chef et aux soldats les louanges qu’ils méritaient. Il fit aussi en particulier l’éloge des centurions et des tribuns des soldats qui s’étaient le plus distingués, suivant le rapport de leur général et il fut mieux informé par les prisonniers du malheur de Cotta et de Sabinus. Le lendemain il assemble son armée, la console et la rassure, rejette la disgrâce qu’ils avaient essuyée sur l’imprudence du chef, et leur remontre qu’ils doivent la supporter avec d’autant plus de patience que, par la grâce des dieux immortels et par leur valeur, la vengeance en avait été si prompte, que leur affliction n’en devait pas être plus longue que ne l’avait été la joie des ennemis.

54. La nouvelle de cette victoire fut portée à Labiénus par les Rhémois avec une vitesse incroyable ; car quoique son quartier fût éloigné de plus de seize lieues de celui de Cicefon, où César n’arriva qu’à trois heures après midi, cependant par les cris de joie qui s’élevèrent le même jour, à minuit, à la porte de son camp, il comprit que les Rhémois lui apprenaient cette victoire et l’en félicitaient. À cette nouvelle, Induciomare, qui commandait ceux de Trèves, et qui avait résolu d’attaquer Labiénus le lendemain, décampe au plus vite la nuit, et ramène toutes ses troupes dans leur pays. Ensuite César renvoya Fabius dans son quartier avec sa légion. Pour lui, il résoiuf d’aller passer l’hiver aux environs d’Amiens avec trois légions qu’il distribua en trois différens quartiers, parce qu’il ne voulait point s’éloigner de son armée, ni quitter les Gaules, qu’il voyait si agitées : car la nouvelle de la défaite de Sabinus et de sa mort s’étant répandue, presque tous les peuples de cette province pensaient à reprendre les armes ; dans ce dessein, ce n’étaient que courriers et députations qu’ils s’envoyaient partout les uns aux autres pour se communiquer leurs résolutions, et déterminer par où ils commenceraient. Ils tenaient conseil la nuit dans des lieux écartés ; pendant tout l’hiver, il ne se passa aucun jour où César n’eût quelque sujet d’inquiétude, et où il ne reçût quelque avis des projets des Gaulois, et de leurs mouvemens. Il apprit, entre autres, par les lettres de L. Roscius, son lieutenant, auquel il avait donné le commandement de la treizième légion, que plusieurs des nations gauloises de l’Armorique s’étaient réunies pour l’attaquer, et qu’elles n’étaient qu’à environ trois lieues de son quartier, lorsque, sur l’avis de la victoire de César, elles s’étaient dissipées de manière que leur départ ressemblait plutôt à une fuite qu’à une retraite.

55. César, ayant assemblé les principaux de chaque nation, effraya les unes, en leur disant qu’il savait toutes leurs menées, et exhorta les autres à rester tranquilles : par-là il contint dans le devoir la meilleure partie de la Gaule. Malgré cette habile démarche, ceux de Sens, nation des plus puissantes et des plus accréditées entre les Gaulois, entreprirent de faire mourir Cavarinus que César leur avait donné pour roi, et dont les ancêtres avaient même régné sur eux, dont le frère enfin, nommé Moritasgus, les gouvernait, à la première arrivée de César dans la Gaule. Ce prince s’en étant douté, et ayant pris la fuite, ils le poursuivirent jusque sur leur frontière, le chassèrent du trône et de son palais. Après cette action, ayant député vers César pour se justifier, il leur ordonna de lui envoyer tout leur sénat ; mais ils refusèrent d’obéir. Les Barbares furent si fiers que quelques-uns de leurs peuples eussent osé les premiers faire la guerre, et cette hardiesse opéra un tel changement dans tous les esprits, qu’excepté les Autunois et les Rhémois, que César estimait extrêmement, les uns à cause de leur ancienne et constante fidélité envers le peuple romain, les autres pour les nouveaux services qu’ils lui avaient rendus dans ces guerres, il n’y eut presque pas une nation qui ne dût être très-suspecte. Et je ne sais pas trop si en ce point il y a rien de surprenant ; car, sans compter plusieurs autres raisons, il devait surtout paraître bien dur à une nation qui l’avait toujours emporté sue toutes les autres en valeur guerrière, de se voir déchue d’une si glorieuse réputation, et soumise au joug des Romains.

56. Ceux de Trèves et Induciomare ne discontinuèrent point, pendant tout l’hiver, d’envoyer des députés au-delà du Rhin, d’en solliciter les divers peuples, de leur promettre de l’argent, s’efforçant de leur persuader que la meilleure partie de nos troupes ayant été défaite, ce qui en restait était assez peu redoutable. Cependant ils ne purent engager aucun des peuples d’Allemagne à passer le Rhin, et le souvenir de ce qu’ils avaient éprouvé deux fois, dans la guerre d’Arioviste, et lors du passage des Tencthères, les dégoûta généralement de tenter encore une fois la fortune. Induciomare, déchu de toute espérance de ce côté-là, ne laissa pas de lever du monde, d’en exiger de ses voisins, de préparer de la cavalerie, et d’attirer à son service par de bonnes récompenses tous les bannis et les vagabonds de la Gaule ; déjà, grâce à cette manœuvre, il s’était acquis un si grand crédit, que, de toutes parts, on lui envoyait demander sa protection et son alliance, tant en public qu’en particulier.

57. Quand il se vit ainsi recherché, rénechissant que, d’un côté, ceux de Sens et de Chartres étaient déjà engagés dans la révolte, que, de l’autre, ceux de Namur et du Hainaut se préparaient à faire la guerre aux Romains ; et persuadé que s’il pouvait une fois se mettre en campagne il ne manquerait pas de peuples qui se déclareraient en sa faveur, il convoque les états en armes. C’est ainsi que les Gaulois ont coutume de commencer la guerre. Là, d’après une loi qui s’observe généralement parmi eux, tou& ceux en âge de porter les armes sont obligés de se trouver à l’appel ; et celui qui s’y, rend le dernier subit les plus cruels tourmens et est massacré en présence de la multitude réunie. Dans ce conseil, Induciomare fit déclarer ennemi de la patrie Cingétorix, son gendre, et chef du parti attaché aux Romains, lequel, comme on l’a vu, après s’être soumis à César, n’avait point quitté son parti ; et il fit vendre ses biens à l’encan. Ensuite il déclare à l’assemblée que ceux de Sens, de Chartres et plusieurs autres les sollicitent à faire alliance ; qu’il se rendra chez eux par les terres des Rhémois dont il ravagera le pays ; mais qu’il tombera auparavant sur le quartier de Labiénus ; en même temps il donne ses ordres en conséquence.

58. Labiénus, qui campait dans un poste bien fortifié par la nature et par l’art, ne craignait ni pour lui ni pour sa légion, et il épiait l’occasionne faire un coup d’éclat. Instruit donc, par Cingétorix et par ceux de son parti, du discours qu’Induciomare avait tenu dans l’assemblée, il envoie demander de la cavalerie aux peuples voisins, et lui donne rendez-vous à une époque marquée. Cependant il ne se passait presque point de jour qu’Induciomare ne parût avec toute sa cavalerie à la vue du camp, soit pour en reconnaître la situation, soit pour intimider Labiénus, ou même pour parlementer. La plupart dui temps, sa cavalerie jetait en passant des traits dans nos retranchemens. Labiénus y retenait ses troupes et n’oubliait rien de tout ce qui pouvait faire croire aux ennemis qu’il avait peur.

59. Comme Induciomare s’approchait de jour en jour de notre camp avec plus de mépris, Labiénus fit entrer de nuit, dans les retranchemens, la cavalerie qu’il avait eu soin de demander aux peuples voisins ; et il fut si attentif à contenir tout son monde par les gardes qu’il posa, qu’Induciomare et ceux de Trêves n’en eurent ni connaissance ni avis. Le lendemain Induciomare ne manqua pas, suivant sa coutume, d’approcher de notre camp ; il y passa même une partie. du jour. Sa cavalerie nous lança aussi quantité de traits, et avec force injures elle défiait les nôtres au combat. Comme on ne leur répondit rien, sur le soir, ils se retirèrent sans garder aucun ordre, dispersés sur plusieurs points divers. Alors Labiénus fait tout d’un coup sortir sa cavalerie entière par deux portes, avec ordre, aussitôt qu’on aurait mis l’ennemi en déroute, ce qui arriva comme il l’avait prévu, de courir droit à Induciomare, et avec défense expresse de frapper personne qu’il n’eût été tué ; parce qu’il appréhendait qu’en s’arrêtant à la poursuite des autres on ne lui donnât le temps de se sauver. Il promit de grandes récompenses à ceux qui lui apporteraient sa tête ; il fit suivre son infanterie pour soutenir cette cavalerie. Le dessein réussit : car tous n’en voûtaient qu’à un seul ; Induciomare ayant été atteint au gué de la rivière, il fut tué, et sa tête apportée au camp. À son retour notre cavalerie fit main basse sur tout ce qu’elle rencontra. À cette nouvelle, toutes les troupes du pays de Liége et du Hainaut, qui s’étaient assemblées, se retirèrent ; et César vit la Gaule dans un état un peu moins agité.