Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre VII

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Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 39-43).

CHAPITRE VII.


Guerre du Péloponnèse. — Première bataille de Mantinée. — Retraite des Dix-Mille.


Nous avons vu les peuples de la Grèce, réunis par la nécessité de la défendre contre l’ennemi commun, former une puissance formidable, et, au moyen de l’excellence de leur discipline et de leur tactique, remporter des avantages qui tiennent souvent du merveilleux. La paix divisa ces républiques ; les rivalités de Sparte et d’Athènes préparèrent leur asservissement, après avoir fatigué le Péloponnèse pendant vingt-sept années.

Cette guerre, si fertile en événemens, laisse beaucoup à désirer sous le rapport des mouvemens stratégiques ; le théâtre des opérations militaires y change continuellement, et l’on y trouve partout cet esprit d’inquiétude et de jalousie qui caractérise bien plus la marche capricieuse d’une guerre civile, que les opérations mûrement concertées d’une grande attaque, ou d’une résistance nationale.

Archidamus, roi de Lacédémone, entre dans le pays d’Athènes à la tête de toutes les forces des alliés de Sparte, qui pouvaient s’élever à soixante mille hommes, et ouvre la campagne par le siége d’Œnoé, place que l’on regardait comme la clé du pays ennemi. Il le commence, puis le lève, et, laissant derrière soi cette forteresse, se jette dans le plat pays que les Athéniens avaient ruiné. L’automne étant venu, Archidamus rompt son armée.

L’année suivante, il rassemble des troupes aussi considérables et ne sait former aucun mouvement décisif. La troisième année, les Lacédémoniens reparaissent plus nombreux, entreprennent de forcer la ville de Platée, et, malgré leurs travaux immenses, sont contraints de changer le siége en blocus, et d’y laisser la moitié de l’armée pour garder des lignes de circonvallation d’une force prodigieuse ; ce qui n’empêche pas les assiégés de les franchir par escalade dans une nuit. Les ruses que les Platéens surent employer pour paralyser l’effet des machines qui battaient incessamment leurs murailles, peuvent cependant faire supposer que l’art d’attaquer et de défendre les places avait déjà subi quelques améliorations.

Les Athéniens paraissent aussi mal conduits. L’argent ne leur manque pas ; ils ont une belle armée ; on ne la fait sortir que pour piller quand l’ennemi a terminé la campagne. Elle ne marche point au secours de Platée dont la résistance courageuse pouvait devenir si utile ; elle reste tout entière entassée dans Athènes où une maladie contagieuse détruit le plus grand nombre de ses soldats.

Mais au milieu de ces siéges interminables, de ces opérations avortées, l’art de la guerre marchait vers des progrès rapides ; et sans avoir encore atteint ces belles manœuvres dont les Grecs plus tard nous donnèrent de si savans modèles, il est certain qu’à la fin des campagnes du Péloponnèse, leurs généraux montrent plus de capacité.

Dès le début de cette guerre, l’utilité des sciences se fit sentir. Dans une expédition des Athéniens, une éclipse de soleil frappait les troupes d’épouvante ; Périclès parvint à ranimer leur courage en leur expliquant ce phénomène.

La marche que les Athéniens tentèrent vers Syracuse offre plusieurs faits importans. La conduite de Nicias qui commandait les troupes, bien qu’elle ait été taxée de lenteur, fut souvent sage, et nul doute qu’il n’eût réduit Syracuse sans les secours que Sparte et Corinthe envoyèrent si à propos. Nicias pouvait se retirer sans perte, mais il n’était pas aussi instruit que Périclès ; il crut devoir différer son départ à la vue d’une éclipse de lune qui lui parut d’un mauvais présage, et ce retard causa la destruction de son armée.

C’est pendant cette guerre que l’on commença à comprendre de quelle utilité pouvait être un corps de réserve capable de donner les moyens de remédier aux maux qu’éprouve souvent la ligne de bataille, soit en renforçant à propos sa partie faible, soit en garantissant ses flancs et ses derrières. Cette disposition précieuse, qu’aucun général n’a pu négliger depuis sans s’exposer aux échecs les plus terribles, est due, on le suppose, aux Lacédémoniens.

On voit aussi par le détail que Thucydide nous fait de la première bataille de Mantinée, que ce peuple connaissait l’usage du pas cadencé.

« Ils allèrent, dit-il, à l’ennemi au son de la flûte, pour que la mesure de l’instrument réglât leur marche, l’empêchât de l’accélérer, et que la phalange ne pût se rompre avant de croiser la pique. » Le maréchal de Saxe, que la seule force de la méditation conduisit à deviner le tact des anciens, comme il le nomme, et qui le rétablit dans nos armées, n’aurait pas cherché ce problème si long-temps, s’il eût connu ce passage de Thucydide.

Cette bataille de Mantinée (417 av. not. ère), livrée par Agis, roi de Sparte, et ses alliés, contre les Athéniens et ceux de leur parti, nous montre que s’il est dangereux de s’ouvrir quand on s’approche pour la charge ou quand l’action est engagée, on peut toujours corriger une mauvaise disposition, et que la plus petite circonstance suffit souvent à un chef habile pour ramener vers lui la victoire.

Les deux armées se trouvèrent en présence auprès d’un temple d’Hercule, où les Argiens et leurs alliés s’étaient emparés d’un poste fortifié par la nature. Les Lacédémoniens s’avançaient contre eux et n’en étaient éloignés que de la portée du javelot, lorsque sur la représentation d’un vieillard, Agis changeant d’avis, se retira tout-à-coup avec ses troupes. Il entra dans la campagne de Tégée, et détourna, du côté de Mantinée, des eaux qui étaient une occasion de guerre entre les Mantinéens et les Tégéates ; car de quelque côté qu’elles se portassent, elles causaient beaucoup de mal. Agis supposait que les Argiens dès qu’ils s’apercevraient de son dessein, quitteraient leur position, et que la bataille se donnerait dans la plaine.

Ceux-ci en effet étonnés de la retraite subite des Lacédémoniens, ne savaient d’abord que conjecturer ; mais bientôt ils accusèrent leurs généraux de trahison, et les forcèrent de descendre de la colline afin de poursuivre les fuyards.

Le lendemain, les Lacédémoniens quittant le bord des eaux pour retourner à leur camp, aperçurent les ennemis rangés en bon ordre, et qui n’attendaient qu’un signal pour les attaquer. Ils ne se souvenaient pas d’avoir jamais été frappés d’une telle frayeur, dit Thucydide. Il fallait cependant se préparer au combat ; ils prirent leurs rangs avec la plus grande précipitation.

Les Scirites se trouvèrent dans cette journée à l’aile gauche[1] : seuls des Lacédémoniens, ils avaient le privilége de n’être jamais séparés, ni mêlés avec d’autres troupes. Près d’eux étaient les soldats qui avaient fait la guerre en Thrace sous Brasidas, et avec ceux-ci les Néodamodes. Ensuite venaient les Lacédémoniens, les Héræens qui faisaient partie des Arcades, puis les Mænaliens.

Dans l’armée opposée, les Mantinéens occupaient la droite, parce que c’était sur leur territoire qu’on livrait la bataille. Près d’eux étaient les Arcades alliés, ensuite les mille hommes d’élite d’Argos, à qui leur république fournissait depuis long-temps les moyens de s’exercer. Ils étaient suivis du reste des Argiens, des Cléonéens et des Ornéates. Les Athéniens formaient la gauche, et avaient avec eux leur cavalerie.

L’aile droite des Mantinéens s’étendait beaucoup. Agis, qui craignait que sa gauche ne fût enveloppée, donna ordre aux Scirites et aux troupes de Brasidas de se desserrer, afin de prendre un front égal à celui des Mantinéens. Cette manœuvre ayant occasionné un vide, Agis commanda ensuite aux polémarques Hipponoides et Aristoclès, de s’avancer de l’aile droite avec deux lochos pour remplir cet intervalle. Agis pensait que sa droite était encore assez garnie, et que sa gauche allait devenir assez ferme pour résister aux Mantinéens.

Les polémarques ayant désobéi, la droite de l’ennemi coupa la gauche d’Agis en se jetant dans l’espace qui était resté vide. De ce côté, les Lacédémoniens furent mis en fuite et poussés jusqu’à leurs bagages.

En donnant ses ordres, Agis avait compté sur trois choses que tout général est contraint d’attendre de ses troupes : habileté dans les manœuvres, sang froid pour les exécuter, enfin, avant tout, obéissance. La conduite inexplicable des polémarques allait devenir funeste aux citoyens de Lacédémone, lorsque Agis crut apercevoir que le centre des Argiens présentait un moment de fluctuation. Il s’y précipita soudain avec des soldats d’élite, qu’il tenait en réserve, et la rupture de ce centre amena la victoire.

Les Grecs firent en ce temps une expédition célèbre dans la Perse, où régnait Artaxerxès-Mnémon. Cyrus le jeune, qui gouvernait l’Asie Mineure, ayant entrepris de détrôner son frère Artaxerxès, engagea dans son parti treize mille Grecs parmi lesquels se trouvait Xénophon. Cyrus, sans leur faire part de ses desseins, les conduisit vers Babylone, attaqua l’armée d’Artaxerxès, et fut tué dans le combat. C’était un prince magnanime que les talens de l’esprit, les qualités du cœur et les vertus, semblaient rendre plus digne du trône que son frère. Les Grecs, vainqueurs sur tous les points où ils avaient donné, ne déposèrent pas les armes, et revinrent par l’Hellespont. Xénophon compte depuis le départ de Cyrus de la ville d’Éphèse, jusqu’à l’endroit où il s’arrêta, cinq cent trente lieues et quatre-vingt-treize jours de marche, et dans la retraite à partir du champ de bataille de Cunaxa jusqu’à Cotyare, ville située sur les bords du Pont-Euxin, six cent vingt lieues et deux cent cinquante journées de marche. Le temps que l’armée dépensa dans cette campagne renferme un espace de quinze mois.

Lorsque Xénophon suivit Cléarque, qui commandait les Grecs au service de Cyrus, il était volontaire, et n’avait jamais servi que dans un emploi subalterne. Ce fut seulement après que Tisapherne eut fait assassiner les chefs qui s’étaient imprudemment confiés à sa bonne foi, qu’on le choisit dans le nombre de ceux qui les remplacèrent, et soudain il conduisit cette retraite célèbre, qui, sous le point de vue militaire, est le plus beau trophée que jamais nation ait élevé à sa propre gloire. Ainsi, jusque là Xénophon n’avait été chef d’aucune troupe, et ce n’étaient pas les grandes fonctions qui lui avaient donné la connaissance de la guerre, mais bien la théorie qu’il s’en était faite, et qu’il sut appliquer ensuite avec une si grande capacité.

Xénophon donne peu de détails sur la journée de Cunaxa, et semble vouloir réserver toute l’attention du lecteur pour la retraite. On sait cependant que Cyrus était dans une grande impatience d’en venir aux mains, et qu’Artaxerxès au contraire préféra lui abandonner un retranchement de douze lieues d’étendue, que ce roi avait fait construire depuis l’Euphrate jusqu’aux murs de Médie, croyant combattre avec plus d’avantage lorsque toutes ses troupes seraient rassemblées. Cette faute énorme, qui livrait à Cyrus la Médie, Babylone et Suse, prouve bien l’ignorance des généraux persans. Le satrape Tribase osa seul en représenter les conséquences, montrant que le roi avait plusieurs fois autant de soldats que son adversaire ; mais Cyrus était déjà maître du retranchement. Ce fut alors que ce jeune prince s’approcha de l’Euphrate, et fit des dispositions pour la bataille (401 av. not. ère) qui devait décider du trône entre lui et son frère.

Il forma ses troupes à la hâte[2] ; les Grecs, pesamment armés, se rangeant à l’aile droite sous les ordres de Cléarque, Proxène et Menon, et prolongeant leur ligne jusqu’à l’Euphrate au moyen de leurs soldats armés à la légère, et de mille chevaux de cavalerie paphlagonienne. Le reste des troupes de Cyrus s’appuyait sur la gauche de Menon, et s’étendait dans la plaine sous le commandement d’Ariée.

Du côté d’Artaxerxès, Tisapherne commandait la cavalerie de la gauche, opposée aux Grecs, et l’on voyait ensuite l’infanterie légère qui portait des boucliers à la perse ; l’infanterie égyptienne avec des boucliers de bois qui les couvraient de la tête aux pieds ; puis la cavalerie de la droite, et enfin les archers. Ces différens corps étaient rangés par nation, et chaque nation marchait formée en colonne pleine. En avant, à de grandes distances les uns des autres, étaient les chars armés de faux.

Cyrus passant le long de la ligne, donna ordre à Cléarque de marcher avec sa troupe vers le centre des ennemis, où était le roi escorté de six mille chevaux. « Si nous plions ce centre, lui dit-il, la victoire est à nous. » Mais Cléarque n’osa quitter les bords du fleuve, car le centre qu’on lui désignait dépassait de beaucoup la gauche des Grecs, et il craignait d’être enveloppé de tous côtés. Il porta son attaque sur la gauche des Persans et la mit dans une déroute complète, quoique Tisapherne avec une partie de sa cavalerie réussît à percer près du fleuve où étaient les Grecs armés à la légère, et encore ceux-ci ne perdirent-ils pas un seul homme, tandis qu’en s’ouvrant pour laisser passer Tisapherne ils l’accablaient sous leurs coups.

Les choses ne se passèrent pas si heureusement à la gauche de Cyrus. Comme à l’armée d’Artaxerxès s’étendait sur un très grand front, et qu’elle pouvait aisément tourner l’armée du jeune prince, ainsi que l’avait supposé Cléarque, le roi s’y porta lui-même. Cette manœuvre devait naturellement inquiéter Cyrus : aussi résolut-il de l’empêcher. Sur le champ il accourt à cette aile suivi de six cents cavaliers d’élite qui lui servaient d’escorte, aperçoit son frère, se précipite sur lui, le blesse à la poitrine, et l’eût terrassé sans aucun doute, lorsqu’un javelot lancé avec force, le frappe lui-même au-dessous de l’œil et lui ôte la vie.

La mort de Cyrus termina la querelle d’où dépendait le destin de la Perse ; mais les Grecs étaient partout vainqueurs, et sans la lâcheté d’Ariée qui, dès le premier instant, prit la fuite avec son aile gauche, le sort de la bataille n’était pas décidé. Cléarque n’ayant aucune nouvelle de Cyrus, et voyant tous les barbares prêts à fondre sur sa petite troupe, se rapproche de la rivière, la met à dos des Grecs pour ne pas être tourné, et présente une contenance si belle qu’Artaxerxès n’ose tenter de se rendre maître de cette poignée de braves, et se retire honteusement.

Tous les auteurs qui ont écrit sur la bataille de Cunaxa, conviennent que l’armée de Cyrus comptait cent treize mille hommes ; cent mille étrangers, et douze mille neuf cents Grecs. Il paraît aussi que ce prince avait vingt chariots armés de faux. On n’a pas la même certitude sur le nombre des soldats qui composaient l’armée d’Artaxerxès. Xénophon le porte à douze cent mille, Ctésias, médecin du roi, témoin oculaire comme Xénophon, mais mieux instruit de ce qui se passait à la cour des Perses, ne parle que de quatre cent mille combattans.

Quoi qu’il en soit, il devient évident qu’une ligne faible d’infanterie ne peut résister aux efforts de plusieurs masses qui se succèdent ; et la facilité qu’aurait eue le roi, de partager l’armée de Cyrus dans le centre qui était sa partie faible, devait donner à ce prince de grandes inquiétudes, quand Artaxerxès n’aurait pas eu l’idée de le prendre par derrière. Cyrus le manifestait assez, lorsqu’il criait aux Grecs de donner dans le milieu où était son frère. Si Cléarque eût suivi ce conseil au lieu d’écouter la voix de la prudence, il enfonçait le centre de l’armée persane, et mettait en déroute cette multitude qui voyait l’ennemi pour la première fois. Le roi alors, au lieu de tourner la gauche de Cyrus, n’eût songé qu’a sa retraite, et le combat entre les deux princes n’aurait point été livré. « Je suppose, dit Plutarque, qu’Artaxerxès eût à choisir lui-même un endroit pour placer les Grecs en bataille, afin qu’ils lui fissent le moins de mal, il n’aurait pas pu en trouver un plus commode que celui que prit Cléarque. »

Cependant cette faute devenait réparable pour un général plus expérimenté que Cyrus. En voyant la disproportion de ses forces, comparées à celles de son frère, il aurait dû refuser sa gauche aux Persans, et ne faire avancer que sa droite où étaient les Grecs. Par cette manœuvre, après que la gauche des ennemis fut mise en déroute, les Grecs auraient tourné sur le centre d’Artaxerxès, et la multitude de ses soldats lui serait devenue aussi inutile qu’elle le fut aux Spartiates, à Leuctres, et aux Éléens, à Mantinée, lorsqu’Épaminondas, comme nous allons le voir, les battit dans un ordre semblable.




  1. Voyez l’ATLAS.
  2. Voyez l’ATLAS.