Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre VIII

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Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 43-47).

CHAPITRE VIII.


Bataille de Leuctres. — Deuxième bataille de Mantinée.


La retraite glorieuse des dix mille ranima l’ardeur des combats parmi les Grecs. Jusqu’alors les Spartiates n’avaient point eu de rivaux dans l’art de la guerre ; mais ils furent bientôt surpassés par les Thébains. Devenue puissante sous Pélopidas et sous Épaminondas, Thèbes avait excité la jalousie des autres villes ; elle fut obligée de se défendre contre elles.

Épaminondas leva le plus de troupes qu’il lui fut possible et se mit en marche. Son armée ne montait pas à plus de six mille Thébains, pesamment armés, quinze cents armés à la légère, et cinq cents chevaux. L’ennemi, sous la conduite de Cléombrote, s’avançait quatre fois plus nombreux. Épaminondas avait eu la sage précaution de se rendre maître d’un passage qui aurait beaucoup abrégé la marche de Cléombrote ; aussi ce général n’arriva-t-il, qu’après un long détour, à Leuctres, petite ville de la Béotie, entre Thespies et Platée.

Les Lacédémoniens avaient formé leur ligne d’infanterie sur douze de hauteur[1] ; Épaminondas porta jusqu’à cinquante la hauteur des files de son aile gauche. Ce mouvement, qui rétrécissait beaucoup le front de l’armée thébaine si peu nombreuse, changeait déjà la manière de combattre dans les armées grecques qui portaient une attention extrême à ne se point laisser déborder.

Arrivé sa pied des montagnes de Leuctres (372 av. not. ère), Épaminondas fit mettre bas les armes comme s’il eût voulu camper. L’armée lacédémonienne qui avait été incertaine si elle livrerait bataille, profita de ce délai, et les officiers laissèrent les soldats s’écarter de leurs rangs. Mais, tout-à-coup, remettant en ligne l’armée qui était en colonne, et renforçant son flanc gauche du bataillon sacré commandé par Pélopidas, le général thébain fit prendre les armes et marcher à l’ennemi.

Cléombrote avait placé sa cavalerie devant son infanterie : ainsi surpris par les Thébains, il n’eut pas le temps de la retirer, et cette cavalerie, mise en déroute et vivement poursuivie, se jeta sur les phalanges et compléta le désordre où elles se trouvaient déjà par l’attaque imprévue d’Épaminondas.

Ce général sut profiter habilement de ce moment décisif, et sur le champ, avec la plus grande vitesse, faisant parcourir à sa gauche l’espace qui séparait les deux armées, elle vint frapper la droite de Cléombrote. Les Lacédémoniens tentèrent de se former en croissant pour envelopper l’ennemi ; mais pris eux-mêmes en flanc par les trois cents de Pélopidas ; écrasés sous le poids des cinquante hommes de profondeur qui formaient la colonne d’attaque ; l’aile droite de Cléombrote, qui n’offrait qu’une hauteur de douze, fut bientôt rompue.

« La droite des Thébains, dit Plutarque, dressée d’une façon nouvelle et non auparavant pratiquée d’un autre capitaine, ayant ordre de ne pas attendre le choc des Lacédémoniens, avait reculé lorsqu’ils s’avancèrent. » C’est qu’instruit de habitude où l’on était de se former en croissant pour envelopper un ennemi inférieur en force, Épaminondas avait pris la résolution de refuser sa droite, pour attaquer celle de l’ennemi avec un grand avantage, en renforçant son aile gauche et la formant en colonnes profondes. Cette manœuvre savante, qui ne pouvait s’exécuter que par l’ordre oblique, n’avait pas encore été employée avant Épaminondas.

Les Lacédémoniens n’éprouvèrent jamais un échec aussi terrible. Jusqu’alors ils n’avaient perdu que quatre ou cinq cents citoyens dans les désastres les plus sanglans ; ils laissèrent à ce combat quatre mille hommes, dont mille des leurs. De sept cents Spartiates, quatre cents restèrent morts sur le champ de bataille. L’armée d’Épaminondas n’eut à regretter que quatre cents hommes, au nombre desquels il y avait seulement quatre citoyens de Thèbes. Ce succès enorgueillit tellement cette nation, que le philosophe Antistène disait : « Je crois voir des écoliers tout fiers d’avoir battu leur maître. » Ils pouvaient l’être en effet, quoique les Lacédémoniens n’aient jamais voulu avouer cette défaite.

Quant aux Spartiates, ils en ressentirent bientôt les suites inévitables. Plusieurs villes de la Grèce, qui jusqu’alors étaient restées neutres, se déclarèrent pour les Thébains et augmentèrent leur armée. Elle était de soixante mille hommes lorsqu’ils entrèrent dans la Laconie et se présentèrent devant Sparte ; mais Agésilas, le seul homme de la Grèce en état de lui résister, sut les arrêter à propos, et par son activité courageuse, paralysa les projets d’Épaminondas.

Trompé dans sa marche sur Sparte, ce général résolut de frapper un coup décisif ; et sachant que pour protéger la ville on avait retiré toutes les troupes de Mantinée, il s’achemina sans délai vers cette dernière ville qu’il se flattait de surprendre. Les Lacédémoniens le prévinrent encore, et avec vingt mille fantassins et deux mille chevaux, se présentèrent devant l’armée thébaine composée de trente mille hommes et de trois mille cavaliers.

Épaminondas conservait dans sa marche l’ordre de bataille qu’il avait donné à ses troupes pour le combat. Afin de n’être point obligé de perdre un temps précieux lors de la rencontre de l’ennemi, il ne marchait point de front, mais se dirigea en colonnes vers les hauteurs qu’occupa son aile gauche. Quand il fut à un quart de lieue de distance, il fit faire halte et rangea son armée comme s’il eût dessein de camper dans cet endroit. Les ennemis, dupes encore une fois, mirent bas les armes et se dispersèrent autour du camp.

Épaminondas profita de cette faute (363 av. not. ère). Il rompit ses colonnes pour se mettre en bataille ; mais comptant peu sur ses alliés qui composaient une partie de son armée, il fit ses dispositions pour combattre seulement avec l’infanterie thébaine et la cavalerie thessalienne qui formaient son aile droite. Il voulait décider la victoire avec les troupes choisies qu’il commandait en personne et qu’il avait rangées sur une colonne à laquelle il donna la forme d’un coin. De cette manière, il allait fondre sur les Lacédémoniens avec un seul corps extrêmement serré et dans lequel étaient ses meilleurs soldats, tandis que le reste de son infanterie devait demeurer toujours hors de la portée du trait.

La cavalerie des Lacédemoniens occupait la droite, rangée en bataille sur autant de profondeur que la phalange des hoplites, et sans qu’il y eût de fantassins mêlés entre ces différentes troupes. Épaminondas au contraire, dont le but était de faire un grand effort, forma ses escadrons en triangles et jeta dans leurs intervalles des soldats armés à la légère, persuadé que toute la cavalerie ennemie prendrait la fuite dès que le premier rang serait renversé. Mais dans la crainte d’être inquiété pendant l’action par la cavalerie des Athéniens qui tenait la droite des ennemis, il posta la cavalerie de son aile gauche sur une petite éminence, de manière à la surveiller.

Ces dispositions étant ainsi combinées[2], la gauche et le centre restèrent en arrière, et toute l’armée fit une conversion à laquelle l’extrémité de l’aile gauche de l’infanterie servit de pivot. Dès lors la droite de l’armée devint la tête de la colonne et arriva précisément vers le centre de l’armée ennemie, composé en entier de Lacédémoniens, au moment où la conversion fut à peu près aux trois quarts. C’était le point qu’Épaminondas avait résolu d’attaquer, bien convaincu, s’il réussissait à l’enfoncer, de ne plus trouver aucune résistance dans le reste de l’armée. Pendant cette manœuvre, la cavalerie thessalienne approcha celle des Lacédémoniens, rangée comme nous l’avons dit sur un ordre très profond. Au moyen des troupes qui la soutenaient, la cavalerie thessalienne l’enveloppa et la mit en déroute.

On se battit des deux côtés avec une ardeur incroyable ; mais la victoire ne pouvait être long-temps indécise. Les Spartiates plièrent, et les Thébains, après avoir rompu le centre, prirent les deux ailes à revers et culbutèrent toute l’armée, comme l’avait prévu Épaminondas. On sait que ce fut au moment de son triomphe que ce grand homme fut frappé d’un javelot dont le fer lui resta dans la poitrine, et qu’il mourut deux heures après, léguant à la postérité ses deux filles immortelles, Leuctres et Mantinée.

Avec Épaminondas s’évanouit la gloire des Thébains. Aucun général avant lui n’avait développé des connaissances militaires aussi profondes. L’admiration redouble quand on songe que ses troupes exécutaient les manœuvres les plus compliquées avec une précision que devait bien difficilement permettre l’ordonnance en phalange telle qu’elle existait alors. Il lui fallut peut-être changer toutes les dispositions connues jusqu’à lui. Sa cavalerie s’avançant sur un front très étroit et se déployant ensuite pour laisser manœuvrer les troupes légères qu’elle cachait pour ainsi dire ; sa colonne d’infanterie qui en marchant se double par section de droite et de gauche, et qui, garantie par les sages dispositions de sa cavalerie, arrive au centre de l’ennemi sans que celui-ci, étonné d’une manœuvre qu’il ne comprend pas, ait pu évaluer les forces qui vont l’écraser, ni prendre les précautions pour s’en défendre, sont des mouvemens de grande tactique qui étonnent encore aujourd’hui les personnes les plus versées dans la science si difficile des combats.

Cependant un écrivain justement estimé par les lumières qu’il a souvent portées sur les questions les plus difficiles de l’art militaire, Guibert, n’a pas craint d’avancer dans un avant-propos célèbre qu’un bon major de son temps conduirait les manœuvres de Leuctres et de Mantinée aussi bien qu’Épaminondas. Guibert, si grand admirateur de Frédéric II, n’ignorait pas que les plus beaux succès de ce prince sont dus à l’emploi qu’il sut faire de l’ordre oblique imaginé par le capitaine Thébain ; et l’on peut voir dans le Traité des grandes opérations du général Jomini, que la bataille de Lissa entre autres fut donnée sur les principes développés dans ces deux journées célèbres. Aussi le général Lamarque ne craint-il pas de dire qu’Épaminondas eût conduit la manœuvre de Lissa avec autant de succès que Frédéric.

Dans cette bataille, Frédéric II sut habilement profiter d’une lisière de hauteurs qui couvrait une partie de son armée, et lui permettait d’affaiblir sa gauche et son centre sans que l’ennemi s’aperçût du mouvement. Toutefois, il commença par menacer la droite des Autrichiens qui était leur partie faible, jusqu’à ce qu’ils s’y renforçassent de leurs meilleures troupes, aux dépens de leur gauche qu’ils regardaient comme assez fortifiée par la nature du terrain. Frédéric avait à peine trente-cinq mille hommes contre soixante mille. L’élite de ses colonnes fila vers sa droite, tandis qu’à l’aile de l’illusion produite par les hauteurs, il tenait en échec la droite et le centre des Autrichiens. L’aile gauche du prince Charles fut prise à revers et culbutée en moins d’une demi-heure.

« Il n’y a guère de figures de géométrie, dit Lloyd, que les tacticiens n’aient introduites dans les ordres de bataille ; mais de tout temps, les troupes ont été formées préférablement en carrés ou en parallélogrammes ; ce sont les seules figures propres à un assemblage d’hommes réunis pour le mouvement et l’action. Cela souffre beaucoup de modifications ; les deux modes extrêmes sont la colonne profonde, jusqu’au point où une plus grande profondeur lui serait évidemment inutile ; et le front allongé, jusqu’au point où une plus grande longueur lui rendrait la marche impossible. Au reste, tous les cas qui arrivent à la guerre, et toutes les manières de combattre se réduisent toujours à la colonne et à la ligne de bataille ; la meilleure figure est donc celle qui pour l’attaque et pour la défense, et dans quelque terrain que ce soit, est la plus propre à se former promptement de ligne en colonne et de colonne en ligne, selon le besoin. »

Si cette définition est exacte, et personne ne le contestera, je le suppose, on doit avouer qu’Épaminondas n’a rien fait dans ses deux batailles mémorables, que de mettre en pratique ce que Lloyd indique en théorie. Mais Guibert, préoccupé de ses idées exclusives sur l’ordre mince, ne voulait rien admettre des anciens qui combattaient sur un ordre profond. Il semble que ce tacticien adopte pour ses lecteurs cette maxime de saint Remi lorsqu’il apostropha Clovis avant de lui donner le baptême : « Brûle ce que tu as adoré. »




  1. Voyez l’ATLAS.
  2. Voyez l’ATLAS.