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Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre III

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Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 22-29).

CHAPITRE III.


Ordonnance de la Légion.


On raconte, dans la vie de Romulus, que, voulant délivrer son frère des mains de Numitor, il accourut à son secours avec une troupe nombreuse divisée en diverses bandes de cent hommes. L’un d’eux portait, au bout d’une pique, une poignée de foin, que les Latins nomment manipulus, et de-là, dit Plutarque, le mot est passé dans l’usage militaire.

Cet écrivain philosophe faisant ensuite l’histoire de la naissance de Rome, nous apprend qu’aussitôt la ville bâtie, le fondateur divisa en plusieurs corps ceux qui étaient en âge de porter les armes, et mit dans chacun trois mille fantassins et trois cents cavaliers. Ce corps s’appela légion, du mot legere, parce qu’on avait choisi les plus capables du service militaire. Vous voyez que la légion fut la première institution de Romulus.

On ne peut douter que, lors de sa création, la légion ne fût rangée en ligne pleine, suivant la coutume des autres peuples. Cette disposition subit, chez les Romains, des changemens successifs à mesure que leurs armes se perfectionnèrent, et la phalange compacte et indivisible disparut entièrement pour faire place à une ordonnance formée d’une agrégation de petits corps qui se séparaient et se réunissaient avec la même facilité.

Ainsi, à l’époque où les Grecs se croyaient le premier peuple militaire du monde, on créait, à deux cents lieues d’eux, une tactique totalement opposée à la leur. Les Grecs étaient devenus guerriers par le besoin de repousser les invasions du formidable empire des Perses. Le cercle de leurs connaissances s’agrandit ensuite au sein des dissensions qui partagèrent leur territoire en plusieurs états rivaux ; mais ils n’eurent point de modèle à suivre ; ils s’élevèrent au milieu de leurs victoires éclatantes. Les Romains, au contraire, guerriers par leur constitution, profitèrent des lumières comme des fautes de tous les siècles, et s’instruisirent surtout, par leurs propres revers. Chez ce peuple aussi, la science de la guerre fit des progrès rapides, et atteignit le plus haut degré de perfection.

Nous avons dit ailleurs, malgré l’autorité de Tite-Live, que la grande mobilité imprimée à l’ordonnance romaine datait peut-être de l’apparition de Pyrrhus en Italie. Sans doute plusieurs essais avaient été tentés avant cette époque mémorable ; mais on admet difficilement que la disposition en échiquier qui pouvait changer l’ordre de bataille par des manœuvres presque imperceptibles, et permettait de combattre en ligne pleine, en ligne tant pleine que vide, ou même en colonnes ; on a peine à concevoir, disons-nous, qu’une disposition aussi profondément combinée ne soit pas le produit d’une longue expérience.

La phalange étant disposée pour le combat, les rangs s’appuyaient les uns sur les autres, et l’aspect de son front couvert de boucliers, hérissé de piques, la faisait paraître invincible ; mais ce n’était qu’autant qu’elle restait immobile. Dès qu’elle se mettait en mouvement, il y avait des flottemens ; les inégalités du terrain y causaient des vides ; et les moindres obstacles devaient rompre l’union de ses files et de ses rangs sur laquelle reposait toute sa force.

« Les temps et le lieu des combats se varient d’une infinité de manière, dit Polybe, et la phalange n’est propre que dans un temps et d’une façon. Pour tirer parti de cette ordonnance, il est nécessaire de lui trouver un terrain plat, découvert, sans fossés, sans gorges, sans éminences ; et l’on ne disconvient pas qu’il est impossible ou du moins très rare d’en rencontrer un de vingt stades qui n’offre quelqu’un de ces obstacles. Si l’ennemi, au lieu de venir vous chercher sur ce terrain, se répand dans le pays, ravage les villes et fait du dégât, ce corps restant au poste qui lui est avantageux, sera le jouet de ses ennemis, et s’il en sort, il ne peut éviter d’être défait. »

Voilà le précis des défauts que Polybe trouvait à la phalange ; défauts incontestables, dont les Romains profitèrent et qu’ils surent éviter.

Après avoir enrôlé le nombre de soldats qui devait composer les légions, on exigeait d’eux le serment militaire. Il était simple ; les soldats juraient d’obéir à leurs chefs, et d’employer toutes leurs forces à exécuter les ordres qu’ils en recevraient. Un seul soldat prononçait la formule, et les autres passaient à la file se contentant de dire : idem in me ; « je le jure. »

Le serment étant reçu, les tribuns marquaient à chaque légion le lieu du rendez-vous. Les soldats y arrivaient sans armes, et on les classait en quatre corps nommés triaires, princes, hastaires, légèrement armés. Ensuite, on partageait chacun de ces corps en dix parties, à l’exception des armés à la légère, dont on formait bien une division séparée, mais qu’on ne classait pas parmi les soldats de rang. Ces dix parties de chacun des trois corps, s’appelaient manipules ; la moitié du manipule était la centurie ; et trois manipules ensemble, un de chaque espèce, faisaient la cohorte. Une légion avait donc dix cohortes, trente manipules et soixante centuries.

Dans cette distribution des différens corps qui composaient l’infanterie de la légion, celui des triaires était réservé pour les citoyens qui avaient le plus d’expérience à la guerre ; on plaçait parmi les princes les hommes les plus vigoureux ; les hastaires formaient la troisième classe ; enfin, les plus jeunes et les plus pauvres prenaient l’armure légère. C’est cette dernière classe que l’on retrouve, suivant les temps, sous les noms d’accenses, roraires, et enfin sous la dénomination de vélites.

La légion ayant adopté l’ordre en quinconce ou échiquier par manipules, se forma sur trois lignes. La première fut composée des dix manipules de hastaires, qui gardaient entre eux des distances égales à leur front ; les princes, partagés en autant de manipules que les hastaires, se plaçaient ensuite vis-à-vis leurs intervalles ; enfin, les dix manipules de triaires occupaient la troisième ligne.

Au commencement, les hastaires étaient armés à la légère, et faisaient le service qu’on exigea postérieurement des vélites ; mais les deux autres lignes ayant été trouvées trop faibles, on arma plus fortement les hastaires, on les fixa à la première ligne permanente, et les princes, autrefois les premiers, comme l’exprime leur nom, conservèrent leur dignité sans garder la même place.

On voit varier le nombre des soldats d’une légion, suivant les besoins de la guerre ; mais il est remarquable que le corps des triaires demeure toujours fixé à six cents. Il était ainsi distribué dans la légion de quatre mille deux cents hommes, alors que les hastaires, les princes et les vélites en fournissaient chacun douze cents ; et quand la légion fut portée à cinq et six mille hommes, les hastaires, les princes, et les vélites augmentèrent en proportion, mais le nombre des triaires resta le même.

En prenant pour base la légion de quatre mille deux cents hommes, chaque manipule des deux premières lignes présentait cent vingt hommes (douze de front et dix de hauteur), tandis que le manipule des triaires n’était que de soixante. Comme cette troisième ligne avait la même profondeur que les deux autres, ses manipules ne donnaient que six files, et l’intervalle qu’ils gardaient entre eux était considérable. C’était là que se plaçaient les vélites avant d’escarmoucher, et c’était là aussi qu’ils rentraient lorsque les hastaires commençaient la charge.

Les armes de l’infanterie romaine étaient le javelot, le pilum, la pique et l’épée.

Le javelot servait aux vélites. Il avait deux coudées (trente deux pouces sept lignes) de hampe, et un doigt de diamètre ; le fer portait une spithame (sept pouces six lignes) de long. Il était extrêmement aigu et mince, afin qu’il se faussât en frappant le but ou en tombant, et que l’ennemi ne pût le renvoyer. Un jour de bataille, le vélite avait sept javelots qu’il dardait avec beaucoup d’adresse ; et, lorsqu’il devait se servir de son épée, il passait ses javelots à la main gauche qui restait libre, le bras soutenant seul le bouclier.

Les hastaires et les princes portaient le pilum. C’était un fort javelot dont la hampe avait trois coudées (quatre pieds un pouce) de longueur, et un palme (deux pouces huit lignes) de diamètre ou de côté, quand elle était carrée. Le fer, de même longueur que le bois, se divisait en deux parties égales ; l’inférieure, composée de deux lames d’un doigt et demi d’épaisseur, couvrait la hampe jusqu’au milieu, s’y enchâssait et s’y fixait par des pointes de fer ; la partie supérieure qui était carrée, et d’un pouce et demi (seize lignes) de côté, se terminait en une pointe aigüe, bien trempée et garnie d’un hameçon. Outre cet énorme stylet, les hastaires et les princes en tenaient quelquefois un autre dans la main gauche, plus facile à manier. Sa hampe n’avait que trois coudées (quatre pieds un pouce), et son fer triangulaire portait cinq pouces (quatre pouces six lignes).

On laissait les vélites fatiguer l’ennemi par leurs javelots ; l’action devenait générale, lorsque les deux armées étaient assez proches pour que l’on pût faire usage du pilum. Ces lourdes machines, vu leur pesanteur et la trempe du fer, perçaient et cuirasses et boucliers. Désarmés du pilum, les Romains tiraient l’épée et se jettaient sur l’ennemi avec une impétuosité d’autant plus heureuse, que souvent le pilum avait renversé les premiers rangs, ou les mettaient à nu, au moyen du hameçon qui s’accrochait dans le bouclier et l’entraînait.

Les triaires, portant la pique, plus longue et moins grosse que l’autre arme (dix à onze pieds de long), attendaient souvent de pied ferme le choc de l’infanterie comme celui de la cavalerie. Ils n’abandonnaient la pique que pour se servir de l’épée, dans laquelle le soldat légionnaire mettait surtout sa confiance.

C’était l’épée qui gagnait les batailles ; et l’on vit souvent des lignes entières jeter le pilum avec précipitation et presque au hasard, pour aborder l’ennemi plutôt. Les Romains avaient emprunté cette épée des Espagnols, et la portaient à droite pour ne pas embarrasser le maniement du bouclier. On pouvait la tirer aisément, parce qu’elle était courte, pendue à un baudrier que l’on passait de l’épaule gauche à la hanche droite, en sorte que le pommeau touchait au bas de la poitrine. Mais on voit que cette coutume changea. Josèphe, dans son excellente histoire de la guerre des Juifs, dit que les fantassins portaient deux épées, l’une plus longue, à gauche, (celle dont parle Polybe) ; l’autre, qui n’était qu’un poignard de neuf pouces, se plaçait à droite.

L’épée romaine mesurait vingt-deux pouces et demi ; sa largeur était de quinze lignes à la poignée ; vers la pointe, elle n’offrait plus que six lignes, et finissait en langue de carpe. Ce glaive était épais, pesant, tranchant des deux côtés. La poignée, en forme de bec d’aigle, présentait six pouces de long et quatre de circonférence ; la traverse, quatre pouces et demi de long et quatre lignes de hauteur.

Tite-Live, dans la guerre de Macédoine, rapporte avec énergie l’effroi des Grecs, accoutumés aux blessures de flèches et de javelots, lorsqu’après un combat contre les Romains, ils virent des troncs sans bras et sans tête, des entrailles découvertes et d’autres plaies horribles, faites d’un seul coup de l’épée romaine. Elle donnait surtout de grands avantages contre les Gaulois dont les armes longues et mal trempées n’agissaient que du coupant, se recourbaient et pliaient d’abord. L’épée romaine frappant d’estoc et de taille, aucun corselet ne résistait à sa pointe, pas un casque ou un bouclier n’était capable d’affronter son tranchant. C’était une hache dans la main de l’homme vigoureux.

Le soldat romain portait des bottines, et celle de la jambe droite était mieux garnie, comme plus exposée dans le combat de pied ferme.

La tête du légionnaire se trouvait garantie par un casque de cuir, recouvert de bandes de cuivre, et surmonté d’un panache de trois plumes noires d’une coudée de haut. Polybe dit qu’à-l’œil, cet ornement élevait la taille du soldat et lui donnait un air terrible. Les armés à la légère n’eurent jamais sur la tête qu’un simple bonnet fait de peau de loup ou de quelqu’autre animal.

Les cuirasses étaient composées de deux parties. Le haut formait un double corselet qui descendait jusqu’à l’estomac et se réunissait par des agrafes ou boutons. Ce corselet, bien échancré pour le mouvement du cou, était ordinairement d’une seule lame de cuivre ou en fer bien forgé et pas trop épais. Le bas se composait de bandes de cuir couvertes de lames de métal qui entouraient horizontalement le ventre et les hanches, et dont les bouts, après avoir été bouclés, retombaient par devant. Cette cuirasse se trouvait assurée par quatre bandes de chaque côté, qui couvraient les épaules et venaient se rattacher aux autres par des boutons. Dans les premiers temps, les soldats portaient un plastron d’airain, et les citoyens appartenant à la première classe le recouvraient d’une cotte de mailles.

L’ancien bouclier (clypeus), avait été tout-à-fait circulaire et concave, de cuivre ou de fer. Les Romains l’abandonnèrent pour le scutum, de forme quadrangulaire et concave, de trente pouces de large (vingt-sept pouces, trois lignes), et de quatre pieds (quarante-trois pouces, six lignes) de haut. Ce bouclier, composé d’un double rang de planches jointes avec de la colle de taureau, était recouvert d’une toile, puis d’une peau de veau. On garnissait les deux côtés courbes d’une lame de fer, et le centre présentait un bouton pointu. Le scutum devint commun à toute l’infanterie pesante. Le bouclier des armés à la légère (parma) était rond, et de trois pieds (trente-deux pouces, sept lignes) de diamètre.

Ce fut Camille qui donna le grand bouclier au soldat de rang. Le légionnaire en prenait un soin extrême, et se plaisait surtout à le décorer. Scipion l’africain remarquant un poltron qui avait outré les ornemens du sien, lui dit : « Tu as raison, tu mets plus de confiance dans ton bouclier que dans ton épée. »

Représentons-nous le soldat romain en bataille, tel que nous le voyons dans quelques monumens de l’antiquité. Du bras gauche il soutenait son bouclier ; il tenait le pilum de la main droite ; de pied ferme, il s’appuyait sur cette arme, et la brandissait à la hauteur de l’oreille en allant à la charge.

Dans le temps des consuls, les soldats étaient ordinairement rangés sur dix de hauteur. D’un homme à l’autre, il y avait, en rangs et files, six pieds de distance, (environ cinq des nôtres). Polybe dit expressément que les soldats étaient obligés d’éclaircir ainsi leurs rangs afin de pouvoir se servir librement de l’épée, et parer les coups de l’ennemi avec le bouclier. Chaque homme pouvait ainsi agir indépendamment l’un de l’autre, se tourner et se poster à son avantage.

Nous avons dit que les vélites commençaient le combat ; mais aussitôt que les lignes s’approchaient, cette troupe légère s’écoulait entre les intervalles de l’infanterie pesante, ou sur ses flancs. Les hastaires s’avançaient au pas de course, déchargeaient sur leurs adversaires le terrible pilum lorsqu’ils n’en étaient plus séparés que de douze ou quinze pas, et mettaient ensuite l’épée à la main. Ils combattaient à la manière des gladiateurs, le pied droit en avant, frappant d’estoc plutôt que de taille, et heurtant l’ennemi avec la convexité du bouclier.

Si les deux lignes opposées s’abordaient sans se pénétrer, le premier rang seul pouvait faire usage du glaive ; les autres le soutenaient et remplaçaient successivement les hommes blessés ou fatigués. Mais les deux armées se mêlaient-elles, comme il arrivait d’ordinaire ? alors tous les rangs prenaient une égale part à l’action, et le combat devenait général.

Lorsque la fortune se déclarait contre les hastaires, les princes marchaient à leur secours. La première ligne opérait sa retraite à travers les intervalles des manipules de la seconde, et les princes renouvelaient le combat contre un ennemi déjà harassé et souvent en désordre.

Cependant les triaires se tenaient en réserve, un genou en terre, afin de mieux se couvrir de leurs boucliers. S’ils voyaient fléchir les princes, ils se relevaient soudain, ralliaient les deux premières lignes, formaient une espèce de phalange, et marchaient en avant. L’ennemi, fatigué par deux combats meurtriers, devait difficilement résister à cette nouvelle attaque soutenue par les meilleurs soldats. C’était aussi le dernier espoir de la patrie.

À l’approche d’un ennemi connu pour son impétuosité, ou nombreux en cavalerie, rien n’était plus facile que de former un front sans intervalle, en faisant marcher les princes pour occuper les vides derrière lesquels ils étaient placés. La seconde ligne s’enchâssait alors dans la première. Quelquefois on se contentait de faire occuper les intervalles par les vélites ; enfin, dans les batailles où l’on était menacé d’un grand train d’éléphans, les manipules des princes rompaient l’échiquier en se plaçant derrière les manipules des hastaires, et les triaires se mettaient à la queue des princes.

De cette manière, les éléphans observés et chassés par les vélites, trouvaient des issues et traversaient l’ordre de bataille sans causer aucun désastre. Cette manœuvre fut celle de Scipion à Zama. Régulus, à Tunis, fit aussi marcher plusieurs manipules l’un derrière l’autre, et forma de longues colonnes ; nous en parlerons ailleurs.

Telle fut la première ordonnance de la légion. À rangs et files ouverts, c’est-à-dire en donnant au soldat les six pieds marqués par Polybe, un manipule de princes ou de hastaires occupait quatre vingt-quatre pieds de front et soixante-quatre de profondeur. La distance de la première à la seconde ligne, et de la seconde à la troisième, mesurait environ cinquante pas romains (passus, faisant cinq de leurs pieds), ou à-peu-près trente-sept toises.

La troisième ligne se trouvait ainsi hors de la portée du javelot, qui était de quatre à cinq cents pieds ; mais les frondes et les flèches pouvaient y atteindre ; aussi voit-on les triaires mettre un genou en terre et se couvrir de leurs boucliers jusqu’au moment où ils doivent prendre part à l’action. D’après ces données, le cadre d’une légion avait seize cent quatre-vingt pieds romains de front, et six cent quatre vingt-douze de profondeur.

Tant que les Romains eurent à combattre les Carthaginois, les Grecs, les Asiatiques, ils ne pensèrent point à changer leur tactique ; mais l’impétuosité des Gaulois, la nombreuse cavalerie des Numides, la fureur des Cimbres et des Teutons, barbares qui se battaient corps à corps avec le sabre et la hache, devaient les engager à resserrer les petites troupes des manipules, afin de présenter un front plus compact.

Nous avons dit, qu’en plusieurs rencontres, ils avaient déjà été obligés de former la ligne pleine. Souvent on réunissait un manipule des trois espèces de soldats pesamment armés, et l’on en formait un corps nommé cohorte. Ce qui n’était qu’accidentel et lorsque le général le jugeait à propos, devint une règle fixe. On incorpora les manipules de hastaires, de princes, de triaires ; et chaque légion fut composée de dix cohortes, chacune de six centuries. Ce changement se fit vers le temps de Marius.

Auparavant, chaque cohorte se divisait en trois manipules, dont l’un, composé de hastaires, était en première ligne ; le second manipule, celui des princes, venait ensuite ; et le troisième, qui renfermait les triaires, formait la réserve ; en sorte qu’une même cohorte s’allongeait en profondeur avec deux intervalles, et que tous les manipules de même espèce, dans les diverses cohortes, présentaient une même ligne de bataille.

Marius fit disparaître ces divisions linéaires dans les cohortes. Les trois manipules de chacun de ces corps, au lieu d’être rangés les uns derrière les autres, furent placés sur un même front, et chaque ligne se forma de cohortes entières. Les vieux soldats passèrent de la queue à la tête ; le pilum devint l’arme de toute l’infanterie pesante de la légion, dans laquelle les vélites furent incorporés, et l’on confia l’emploi de fantassin léger à plusieurs nations distinguées par l’agilité du corps, nations que les Romains avaient alors dans leur empire, tels que les Maures, les Crétois, les Baléares, etc.

Dans le temps que les trois espèces de soldats subsistaient, chaque manipule était divisé en deux centuries, l’une de la droite, l’autre de la gauche. Le chef de la première centurie de chaque manipule (c’était celle de droite), prenait le titre de prior, par distinction du centurion de la seconde, qui s’appelait posterior ; ce qui était ainsi établi, dit Polybe, afin que si l’un des deux manquait, l’autre restât pour commander le manipule en son absence.

Bien que la cohorte de Marius ne se divisât plus en manipules, mais qu’elle se partageât immédiatement en six centuries, ce général laissa cependant subsister, pour les officiers, les mêmes noms qu’ils avaient eus auparavant ; et, par une espèce de fiction, on joignit ensemble deux centuries dont les chefs portaient le même nom avec la distinction de prior et de posterior. Ainsi, le premier centurion de la cohorte s’appelait, dans la première cohorte, primipilus ; dans les autres, triarius prior ; celui de la seconde centurie, triarius posterior ; le troisième, princeps prior ; le quatrième, princeps posterior ; le cinquième, hastatus prior ; le sixième, hastatus posterior. Ce n’était plus qu’un vestige d’antiquité qui servait à marquer le grade des officiers dans la cohorte.

Les tribuns n’avaient pas le commandement direct de la légion. Le véritable chef de ce corps était le primipile ou premier des centurions. Ces officiers, au nombre de soixante, commandaient la tête des centuries, et chacun d’eux nommait un lieutenant à son choix (optio), pour conduire la queue.

La centurie étant divisée en décurie ou chambrée, avait aussi un chef appelé décurion ou serre-file, parce qu’il était le dernier de la file dans l’ordre de bataille. Lorsque les légions augmentaient en soldats, on y voyait plus de décuries ; mais les cohortes et les centuries restaient toujours fixées les unes à dix par légion, les autres à six par cohorte.

L’aigle de la légion qui était sous la garde des triaires, quand on formait l’armée par manipules, fut confiée au primipile. Il y avait d’autres enseignes attachées aux cohortes, aux manipules et aux centuries. Ces signes de ralliement étaient nécessaires aux Romains qui combattaient par troupes isolées et en quelque sorte indépendantes.

Lorsque les légions se formaient encore sur trois lignes, selon les différentes classes de soldats, les hastaires furent quelquefois appelés ante-signani, parce que leurs enseignes étaient placées dans les derniers rangs de leurs manipules, tandis que celles des princes et des triaires l’étaient au premier rang de chacun de ces deux corps.

Ainsi, à cette époque, le nom d’ante-signani était simplement relatif au poste que les troupes occupaient dans l’ordre de bataille. Mais, dans les derniers temps de la république, l’ordonnance par cohortes prévalut généralement sur celle des manipules, et les légionnaires ne furent plus distingués selon leurs classes ; alors le poste de l’aigle et des autres enseignes ne pouvait être que dans un seul rang, au centre de la profondeur de chaque cohorte, et l’armée étant rangée sur deux ou trois lignes, il y avait des ante-signani dans chacune d’elles.

Ces premiers rangs devenaient des postes d’honneurs dans les troupes romaines, et les anti-signani étaient presque considérés à l’égal des volontaires, et de ces vieux soldats congédiés (evocati), qui reprenaient les armes pour l’amour de leurs anciens chefs, et que l’on plaçait à la droite de la première ligne.

Il est certain que la seconde ordonnance resserrée en cohortes, jouissait des mêmes propriétés que la disposition première séparée par manipules, et qu’elle offrait d’ailleurs plus de force et de solidité. Les flancs sont les parties faibles de tout ordre de bataille, et la ligne à intervalles présentera toujours de graves inconvéniens.

Les cohortes étaient placées à vingt pieds de distance, car elles ne gardaient guère entre elles que le vide nécessaire pour la retraite des armés à la légère, et les généraux rangeaient ces divisions, tantôt sur deux lignes, souvent sur trois, augmentant ou diminuant la réserve selon les circonstances.

Marius ne combattit que sur deux lignes, chacune de cinq cohortes ; mais César rétablit la réserve en plaçant quatre cohortes en première ligne, quatre dans la seconde, et deux dans la troisième. Quelques généraux faisaient les deux dernières lignes d’égale force, et mettaient toujours quatre cohortes dans la première. Suivant l’ordre adopté par Marius, la légion de cinq mille hommes avait un front de dix-huit cent trente-cinq pieds ; elle en présentait quatorze cent soixante-quatre sur les deux autres dispositions.

Dans cette ordonnance par cohorte avec des intervalles de vingt pieds entre ces corps, on ne pouvait plus employer l’ancienne manœuvre pour recevoir la première ligne battue dans la seconde, ou faire avancer celle-ci afin de remplir les vides de la première. Les troupes fraîches se glissaient entre les files, partageant les six pieds que Polybe prescrit au soldat pour combattre. La légion formait alors un ordre de bataille plus ferme et plus imposant, tandis que la troisième ligne, qui serrait sur les deux premières, remplaçait successivement les soldats blessés ou trop fatigués.

La cohorte fut illustrée par Marius, Sylla, Pompée, César ; et c’est avec elle que ces grands capitaines achevant de subjuguer l’Afrique, l’Asie, l’Europe, poussèrent à son plus haut période la grandeur du nom Romain.

Du temps de Végèce, et sous le bas empire, la légion se trouvait encore divisée en dix cohortes ; mais, depuis Hadrien, la force de ces corps n’était plus la même, puisque chacun d’eux n’avait que cinq centuries. La cavalerie n’appartenait plus à la légion en général. La première cohorte portait le nom de milliaire ; elle était composée de cinq centuries de deux cent vingt hommes, et d’une turme de cent trente deux cavaliers cuirassés. Les autres cohortes avaient cinq centuries de cent onze hommes, et une turme de soixante-six chevaux.

Les armes changent avec le génie des peuples. À mesure que la milice romaine s’altère, on voit les flèches et les javelots se multiplier. Sous Valentinien II, le pilum n’est plus guère en usage ; mais les sagittaires et les frondeurs font la moitié de l’armée. Végèce, qui écrivait à cette époque, en compose sa troisième et sa quatrième ligne de bataille, qui ne ressemblent en rien à l’ancienne ordonnance romaine. La légion, dégénérée ainsi que le reste de l’État, ne se reconnaissait plus.

Au milieu de ce cahos, les réglemens sur la confection des armes de guerre étaient exécutés avec une rigueur extrême. Le tribun d’une fabrique ayant présenté à Valentinien 1er. une cuirasse très artistement polie, attendait une récompense. Valentinien ordonna de peser la cuirasse ; et, comme elle contenait moins de fer que les lois ne le prescrivaient, il fit mettre à mort le tribun. Ce prince fut sévère, sans doute, jusqu’à la cruauté ; toutefois, on doit convenir avec Polybe, que le choix judicieux des Romains, dans la qualité de leurs armes, et leur attention à n’en mettre que d’excellentes sur le corps et entre les mains de leurs soldats, ont beaucoup aidé leur courage.