Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 47-62).

CHAPITRE VI.


Des Camps romains, et de la Discipline des troupes.


Les Romains, dont la constitution physique était généralement plus faible que la nôtre, avaient réussi à se former une seconde nature, par l’habitude du travail et des exercices qui exigent l’adresse et l’agilité.

Au sortir des écoles, les jeunes gens se rendaient au Champ-de-Mars, et l’on commençait à leur enseigner le maniement des armes. L’agriculture même, si vénérée dans les premiers temps de la république, n’était qu’un apprentissage de la guerre. On s’y accoutumait à remuer la terre, à creuser des fossés, à soulever des fardeaux pesans, à supporter la faim, la soif, le froid, le chaud ; et ces rudes fatigues avaient si bien endurci les Romains, qu’on ne les voyait jamais suer ni haleter, malgré la pesanteur du bagage dont ils étaient chargés pendant les marches.

« Dans les expéditions difficiles, dit Cicéron, un soldat porte souvent des vivres pour quinze jours, quelquefois des pieux ; mais il compte que son bouclier, sa cuirasse et son casque, ne font pas plus partie du fardeau que ses épaules, ses bras et ses mains ; car il regarde ses armes comme ses membres. »

Une fois, César donna ordre à ses légionnaires de se pourvoir de blé pour vingt jours ; Scipion en fit prendre aux siens pour trente. Chaque homme portait encore des outils, des ustensiles, et au moins une palissade. Dans la supposition de quinze jours de vivres seulement, le tout pesait soixante livres sans compter les armes. Et cependant, les Romains ainsi chargés, faisaient vingt-quatre mille, ou huit de nos lieues en cinq heures de temps !

Lorsque les légions devinrent perpétuelles, on ne les laissait pas en temps de paix, perdre dans l’oisiveté la vigueur et l’habitude des travaux. Ces grands chemins, qui traversaient l’empire dans tous les sens, et dont quelques-uns allaient depuis les colonnes d’Hercule jusques aux bords du Tigre ; ces voies militaires, qui facilitaient le transport des convois, le passage des armées, et liaient toutes les parties de l’État par une correspondance facile, étaient l’ouvrage des légions.

Il subsiste encore en France plusieurs vestiges de ces monumens de la sagesse et de la puissance romaine. Nous rechercherons avec raison la suite de ces anciennes routes et leurs directions, puisqu’elles peuvent nous aider à fixer la géographie de la Gaule, et même éclaircir les premiers temps de notre histoire.

Une armée étant bien disciplinée et bien exercée, il s’agit encore de l’accoutumer à la vue d’un ennemi, quelquefois redoutable ; il faut l’aguerrir. Les généraux romains choisissaient de bons postes, et l’on fortifiait le camp avec beaucoup de soin, se ménageant au pied des retranchemens un champ de bataille aussi avantageux que possible. Lorsque l’armée commençait à concevoir bonne opinion de ses forces, on la rangeait sur le terrain choisi, et à mesure qu’elle montrait plus de confiance, on l’approchait de l’ennemi. Souvent elle ne savait qu’il fallait combattre qu’au moment où les trompettes sonnaient la charge, afin de prévenir l’inquiétude que l’idée d’une action prochaine produit ordinairement dans l’esprit du soldat.

Si les armées étaient battues par la faute des chefs, on appelait d’autres généraux à qui l’on accordait une grande autorité. À leur arrivée, ils retranchaient les équipages superflus, rétablissaient les anciens usages, et remettaient la discipline dans sa première vigueur.

D’abord, ils tenaient l’armée éloignée de l’ennemi pour quelque temps, et la fatiguaient à force de travaux et d’exercices. Quand ils supposaient que l’impression occasionée par la dernière défaite commençait à s’effacer, ils se rapprochaient de l’ennemi, s’appuyant toujours sur des postes avantageux. Plus on touchait au moment décisif, plus ils redoublaient la rigueur de la discipline, fatiguant le soldat, afin de l’aigrir, de l’impatienter même, et de lui faire désirer le combat, comme l’unique moyen de terminer ses maux.

Le second Scipion trouvant les légionnaires devant Numance, amollis par la négligence des généraux ses prédécesseurs, les accablait tous les jours par de longues marche. « Qu’ils se couvrent de boue, disait-il, puisqu’ils n’osent se couvrir de sang. » Scipion les obligeait à porter de pesans boucliers, leur provision de vivres pour un mois, sept pieux pour fortifier le camp, et répétait aux traîneurs : « Tu cesseras de porter ta palissade, quand ton épée saura te servir de défense. » Il changeait de camp tous les jours ; ordonnait de creuser des fossés profonds pour les combler ensuite ; élevait des murailles et les faisait abattre ; enfin, par ces continuels travaux, il mit ses troupes en état de vaincre.

Une armée qui peut donner ou refuser le combat quand elle le veut, a par cela seul un avantage infini, et c’est en quoi les armées grecques et romaines étaient admirables. Le peu d’équipages et de bouches inutiles qu’elles traînaient à leur suite, permettait de prévenir l’ennemi partout, de choisir le temps, le lieu et les circonstances les plus favorables, ou de se renfermer dans des camps de très peu d’étendue, et d’y subsister long-temps.

Chez les Romains surtout, dont les camps réunissaient tellement les avantages d’une ville bien située et bien fortifiée, que l’on a pu dire que le soldat sous la tente jouissait de la paix au milieu de la guerre. La castramétation de ces maîtres de l’art, la plus perfectionnée de toute l’antiquité, est la seule qui repose sur des principes. Ils avaient adopté la forme carrée, parce qu’ils regardaient avec raison cette figure comme la plus parfaite pour l’établissement, de l’ordre et de la régularité. Dès que l’armée approchait du lieu où elle devait camper, un tribun et quelques centurions prenaient les devans. Ils choisissaient l’endroit le plus élevé et le plus commode pour le prétoire, c’est-à-dire le pavillon du consul, plantaient là un drapeau, en plaçaient d’autres d’une couleur différente aux principaux angles du camp, et marquaient seulement par des javelots les divisions plus petites.

Cette opération se faisait d’une manière uniforme, les mesures en étant invariablement prescrites, ce qui n’offrait pas un médiocre avantage ; car le premier camp occupé par le soldat étant une fois bien connu, ainsi que l’ordre qu’on y avait établi, les autres ne lui représentaient plus rien de nouveau ; c’était le même camp transporté dans un autre lieu.

Autour du drapeau qui marquait le prétoire, on mesurait un espace carré dont chaque côté avait deux cents pieds romains ; et à cent pieds de là, du côté du carré vers lequel devaient camper les légions, on traçait une parallèle pour indiquer le front des tentes des tribuns et des préfets des alliés.

Ces tentes étaient réparties derrière leurs légions respectives, les tribuns au centre, les alliés aux ailes ; on leur donnait un espace de cinquante pieds en profondeur afin de placer les chevaux et les bagages. Elles faisaient face aux légions, et devant leur front, on mesurait une grande rue, au delà de laquelle on traçait une parallèle pour les tentes des légions.

On la divisait en deux parties par une perpendiculaire abaissée du point où était le drapeau, et on indiquait d’abord de chaque côté un intervalle de vingt-cinq pieds pour séparer les légions romaines. Au-delà de cet espace, on marquait la cavalerie de ces deux légions : elle occupait cent pieds de chaque côté. Les triaires étaient placés derrière, de sorte que l’emplacement de chaque manipule répondait à celui de chaque turme.

Le tracé se prenait en général de même pour l’infanterie et pour la cavalerie. L’espace occupé par le manipule était égal à celui de la turme, et de figure carrée. Pour les triaires, on le faisait moins large que long, parce qu’ils comptaient à peu près moitié moins de soldats que les princes et les hastaires. Et comme le nombre d’hommes, dans ces deux dernières espèces d’armes, devenait souvent inégal, on diminuait ou l’on augmentait la largeur de l’emplacement selon les circonstances, mais en conservant la même longueur. Les tentes des triaires se trouvaient adossées à celles de la cavalerie ; elles se touchaient par leur partie postérieure, et l’entrée des unes était tournée du côté opposé à celui que regardait la porte des autres.

À cinquante pieds de distance, on plaçait, en sens opposé, les tentes des princes qui formaient ainsi deux nouvelles rues, en s’étendant depuis l’espace de cent pieds, laissé devant les tribuns, jusqu’au côté de l’emplacement total. Les hastaires étaient adossés aux princes, ainsi que les triaires à la cavalerie ; et comme ces trois espèces d’armes formaient chacune dix manipules, les lignes de tentes et les rues étaient de longueur égale. Dans chaque manipule, les centurions occupaient les deux premières tentes, l’une à droite, l’autre à gauche.

Les tentes de la cavalerie alliée se plaçaient à cinquante pieds de celles des hastaires, et formaient une ligne parallèle aux précédentes. Elles étaient adossées à la cavalerie, et tournées vers le retranchement.

Par cette disposition, il y avait cinq rues dirigées de l’arrière au front du camp. On en formait une sixième transversale, en laissant un espace de cinquante pieds entre la cinquième et la sixième turme, ainsi qu’entre le cinquième et le sixième manipule. Cette rue, qui traversait tout le camp par son milieu, parallèlement à la ligne formée par les tentes des tribuns, était nommée quintane, parce que les cinquièmes turmes et les cinquièmes manipules étaient de flanc sur cette rue. On appelait principale la rue qui allait du front à l’arrière du camp, et semblait le partager en deux parties.

Dans le terrain placé à droite et à gauche du prétoire, on mettait d’un côté le marché, de l’autre le questeur et sa suite.

En arrière de la dernière tente des tribuns, à droite et à gauche, l’élite des cavaliers extraordinaires, et quelques-uns des volontaires qui suivaient le consul par attachement, formaient une ligne repliée le long de la face latérale du camp. Les tentes des uns se tournaient vers le questeur ; celles des autres, vers le marché. Les fantassins destinés au même service que ces cavaliers leur étaient adossés, de sorte que l’entrée de leur tente regardait le retranchement.

De l’autre côté du marché, du prétoire, et des tentes du questeur, on laissait une rue large de cent pieds, parallèle aux tentes des tribuns, et qui avait la même étendue que le camp. C’était le long de cette rue qu’étaient campés les extraordinaires. Au milieu de cet emplacement, et vis-à-vis la tente du général, on mesurait un passage large de cinquante pieds, perpendiculaire à la grande rue, et qui conduisait au retranchement. Les tentes de l’infanterie extraordinaire, adossées à la cavalerie, étaient tournées vers la face antérieure du camp. L’espace vide qui restait de part et d’autre le long des deux faces latérales, entre les extraordinaires et leur corps d’élite, servait à placer les troupes étrangères, et celles des alliés qui se joignaient à l’armée pendant la campagne.

Ainsi la forme du camp romain était quadrangulaire, et à peu près équilatérale. La disposition de ses rues et toutes ses autres parties, lui donnaient l’apparence d’une ville. La distance de deux cents pieds qu’on laissait sur les quatre faces, entre les tentes et les retranchemens, garantissait les troupes des armes de jet pendant les attaques de nuit, et procuraient encore l’avantage de rendre facile l’entrée et la sortie du camp. Cet espace servait aussi à placer le butin, le bétail, et les équipages, quand les troupes alliées, plus nombreuses que de coutume, occupaient les environs du prétoire, et que l’on transportait au lieu le plus convenable le questeur et le marché.

Les quarante manipules de vélites campaient le long du retranchement, les Romains aux deux côtés extrêmes, vers la porte Prétorienne et la Décumane ; les allies du côté des portes latérales ou principales. Chaque face du camp avait mille sept cent cinquante pieds ; et chaque côté antérieur, deux mille cent cinquante.

Lorsque deux consuls et quatre légions étaient renfermés dans un même retranchement, les deux camps, disposés chacun comme il vient d’être dit, se réunissaient par leur partie antérieure, où étaient placés les extraordinaires. Alors la figure du camp devenait oblongue et l’emplacement double.

La légion dont Polybe décrit le campement, avait cinq mille hommes de pied, et par conséquent les manipules des princes et des hastaires étaient de cent soixante hommes. D’après Hygin, une tente de douze pieds en carré contenait dix hommes ; il fallait donc seize tentes de soldats par manipules. Derrière chaque tente, à cinq ou six pieds de distance, étaient les faisceaux d’armes ; et à six pieds de là, commençait le rang des chevaux auquel on donnait neuf pieds.

La réduction des manipules en cohortes n’apporta d’abord qu’une légère différence à l’ordre du campement. Comme il y avait dans la première ordonnance un nombre égal de manipules de hastaires, de princes et de triaires ; trois manipules, un de chaque ordre, campaient l’un derrière l’autre avec une turme à la tête, qui faisait face à la rue aboutissante au prétoire. Cela se nommait dès ce temps là une cohorte, méthode qui donnait pour le détail du service une grande facilité.

Quand les trois ordres furent incorporés, on ne changea rien à cet égard ; il y avait toujours dix cohortes dans chaque légion, et dix turmes. Chaque cohorte devait camper avec sa turme dans la même disposition, excepté qu’elle n’était pas divisée par une rue, comme celle qui se trouvait entre les triaires et les princes. Plus tard, la première cohorte étant doublée, elle recevait aussi le double de terrain en largeur. Le camp se trouvait également coupé à angles droits par deux grandes rues, la Prétorienne et la Quintane. Sous les empereurs, les cohortes prétoriennes et leur cavalerie campent près du prétoire, à la place des extraordinaires dont il n’est plus question.

Dans les camps de passage on établit seulement un parapet de gazonnage, auquel on joint des palissades ; ou bien on creuse un fossé large de cinq pieds sur trois de profondeur, sans beaucoup de façon pour le parapet. Mais quand on doit séjourner, ou que l’on est voisin de l’ennemi, on ouvre un fossé de dix à douze pieds, quelquefois plus, selon l’occasion. La profondeur est au moins de sept pieds.

De la terre qu’on en tire, on forme une levée qui s’affermit en y mêlant des troncs et des branches d’arbres, ou bien on la soutient avec des piquets et un fascinage. On plante ensuite les palissades ; chaque soldat en portait une, quelquefois deux.

Cette palissade était un rondin d’environ six à sept pieds de long, et de trois pouces de diamètre, aiguisé et durci au feu par le bout supérieur, auquel on laissait deux ou trois rameaux flexibles. On plantait ces palissades sur le sommet de l’escarpe, de deux ou trois pieds en terre, en les entrelaçant entre elles avec leurs rameaux, de telle sorte qu’étant toutes liées ensemble, l’ennemi ne put les arracher. On en formait aussi sur le rempart une enceinte continue de quatre pieds de haut, qui avait le double objet de rendre l’escalade plus difficile, et de former un parapet pour couvrir les défenseurs contre les traits de l’assaillant. Les légionnaires, placés sur le terre-plein, repoussaient l’ennemi avec la pique et le pilum de rempart.

Au-dessus de ce rempart on élevait un parapet avec des créneaux, comme aux murs des places. Il se construisait de gazon ou de terre battue, et était soutenu par des claies ; ou bien on faisait simplement un bordage de claies assez fort pour résister aux flèches et aux dards.

Ce travail se terminait en peu d’heures, par le grand ordre qu’on y observait sous les yeux des centurions. Comme l’ouvrage était partagé, et que personne ne pouvait quitter qu’il n’eut achevé sa tâche ; la diligence était telle qu’on devait l’attendre de gens aussi forts et aussi adroits. Les alliés faisaient les deux côtés du retranchement, placés devant leur camp ; les deux autres côtés étaient construits chacun par une légion. Lors même qu’on ne campait que pour une nuit, on retranchait le camp avec la même prévoyance.

Si l’on prenait un camp défensif, ou que l’on formât une ligne devant une place, on ajoutait d’autres précautions, comme de creuser deux fossés, de donner au rempart douze pieds d’élévation, d’augmenter les rangs de palissade, et même de construire des tours qui dominaient le parapet. Ces pièces orbiculaires croisaient leur tir et flanquaient la ligne ; on y plaçait les petites machines de guerre ; enfin on n’épargnait rien pour multiplier les obstacles qui pouvaient empêcher et retarder l’approche du fossé, mais on ne faisait jamais qu’un rempart. Au moyen d’une forte charpente, on élevait encore des tours à plusieurs étages ; on les joignait ensuite par des ponts qui avaient un parapet du côté de la campagne, et que l’on bordait de soldats.

Pour se garantir de la plongée des traits, on plaçait encore des berceaux d’osier qui formaient des espèces de galeries couvertes sur le rempart. Ces berceaux ou ces galeries, si souvent employés dans l’attaque pour approcher des murailles, étaient formés des rameaux entrelacés qui avaient quelque ressemblance avec des berceaux de vigne dont ils tiraient leur nom. Ils portaient sept pieds de large sur huit de haut et seize de long, et se plaçaient bout à bout pour former une galerie couverte à l’épreuve des traits de l’assiégé jusqu’aux points d’attaque. On les garantissait du feu en les couvrant de peaux fraîches et de filamens imbibés d’eau.

Il était quelquefois nécessaire d’occuper quelques points près du camp principal pour s’assurer d’une hauteur importante, de l’eau d’une rivière, ou pour couvrir un pont. Les Romains construisaient, dans ce cas, de petits forts où ils plaçaient des troupes. Souvent on les unissait au camp principal par une ligne ; c’est ce qu’on appelle brachia ducere.

Les issues du camp se fermaient par une barrière garnie de grosses claies qui s’ôtait et se renouvellait à volonté. Quand on croit être attaqué, on y ajoute un mur de gazon, facile à renverser, s’il devient urgent de faire une sortie vigoureuse.

Lorsque tous ces ouvrages étaient bien garnis de monde, d’armes et de machines, l’ennemi ne parvenait jusqu’au bord du fossé qu’avec des difficultés infinies. Il lui restait encore à combler les fossés, à forcer le retranchement, et rarement réussissait-il dans cette entreprise, même en l’absence d’une partie des Légions. Les Mémoires de César nous font voir que ce grand homme a exécuté, avec succès, les plus belles fortifications de campagne qui aient jamais été imaginées.

Au blocus d’Alesia (Alise), entre plusieurs fossés dans lesquels coulait l’eau de deux rivières, qui entouraient la place, César fit encore enterrer par le tronc cinq rangs d’arbres dont les grosses branches, coupées à un pied, et aiguisées, étaient un obstacle impénétrable à l’ennemi. Par delà ce formidable abatis, on creusa huit rangs de puits placés en quinconce ; et dans le fond de ces puits on avait enfoncé des pieux très pointus, qui ne sortaient de terre que de quatre pouces. L’ouverture était couverte d’épines et de broussailles. En avant de ces puits, il fit parsemer tout le terrain de chausse-trapes, faites avec des planches d’un pied carré, armées de pointes de fer qu’on recouvrait légèrement de terre. Telle était la ligne de circonvallation de César.

Sa ligne de contrevallation semble aussi ingénieuse pour se précautionner contre les secours que Vercingetorix, enfermé dans Alise, attendait de jour en jour. Il est certain que les Romains savaient ajouter à leurs retranchemens ce que les circonstances paraissaient exiger. Ils ne connaissaient pas encore la défense que l’on tire des angles qui se protègent mutuellement ; mais ils se servaient de tout ce qui peut multiplier les obstacles.

L’immensité des travaux de Numance, de Carthage, de Dyrrachium et de Perusium, prouve évidemment que, dans les occasions importantes, ils ne négligeaient rien de tout ce qui pouvait contribuer à leurs succès et à leur sûreté. On employait les légionnaires à ces travaux ; ainsi un soldat romain était manœuvre, maçon, charpentier, forgeron, terrassier. Il exerçait, en temps de paix, ces différentes professions, quelque pénibles qu’elles fussent, et les regardait comme une partie essentielle de son état.

Il arrivait quelquefois que les armées étant restées en présence pendant une journée entière, sans que chacune jugeât prudent d’attaquer son adversaire, ni de quitter ouvertement sa position, il fallut, avant la nuit, établir un camp, le retrancher, et surtout éviter que l’ennemi n’insultât les travailleurs. L’histoire nous en a conservé des exemples, et l’on voit qu’ils ne contiennent rien qu’un général ne fit, de nos jours, dans une position semblable.

Paul Émile, ayant joint l’armée macédonienne, dont il s’était approché à marches forcées, changea de projet, et jugea à propos de camper au lieu de combattre. Ses légions se trouvaient rangées sur trois lignes dans l’ordre par manipules. Voulant cacher son mouvement et couvrir les travailleurs, il envoya tracer le camp, et y fit passer les bagages qui s’établirent de suite. Bientôt il détacha la troisième ligne, composée des triaires, pour construire les retranchemens. Lorsque ce travail fut un peu avancé, il envoya de même les princes qui faisaient la seconde ligne, restant seulement avec les hastaires dont le front était cependant couvert par les troupes légères, et les ailes flanquées par la cavalerie. Un peu plus tard, il fit replier les manipules de hastaires l’un après l’autre, commençant par la droite. On rappela la cavalerie et les vélites lorsque le front du camp fut achevé.

César prend les mêmes précautions pour se retrancher en présence d’Afranius. Ayant laissé six cohortes à la garde du pont sur la Sègre, du camp et du bagage, César marche vers Lérida. Il se présente sur trois lignes devant le camp ennemi, et offre le combat en rase campagne ; mais Afranius, posté sur le plateau du Garden, à quatre cents toises de Lérida, se contente de faire sortir ses troupes, et s’arrête à mi-côté, au-dessous de son camp. César prend la résolution de s’établir à environ trois cents toises du pied du plateau ; et, afin que les travailleurs ne soient pas effrayés par une attaque soudaine, il fait seulement creuser un fossé par sa troisième ligne ; mais il défend d’en couronner le rempart avec la palissade que son élévation eût fait apercevoir. La première et la seconde ligne continuent de rester sous les armes, et le fossé est achevé avant qu’Afranius se doute qu’on s’occupe de se retrancher. César alors fit rentrer ses légions en deçà du fossé, et les tint toute la nuit sous les armes. Le lendemain, trois légions sont chargées de terminer l’enceinte, et les trois autres, couvertes par le retranchement de la veille, doivent protéger les travailleurs. Afranius rangea ses troupes au pied de la colline, et voulut simuler une attaque ; César, rassuré par le fossé qui couvrait ses légions en bataille, ne suspendit pas ses travaux.

L’espace de deux cents pieds que les Romains laissaient entre les tentes et les retranchemens, servait à faire défiler les troupes à leur entrée et à leur sortie. Au premier signal du départ, on ployait les tentes en commençant par celles des tribuns ; au second signal on chargeait les bagages. Après avoir donné le temps nécessaire à cette opération, on faisait demander à haute voix aux soldats si tout était prêt, et ceux-ci répondaient par un cri. Alors on donnait le troisième signal, et toute l’armée se mettait en marche.

Comme les plus fortes machines des anciens ne portaient pas beaucoup au-delà de trois cents toises, les camps s’établissaient très près les uns des autres, et c’était une raison indispensable pour se couvrir et se mettre à l’abri d’un coup de main. Il était peu important qu’une place ou qu’un camp fussent dominés, hors de la portée de ces machines, et il devenait inutile de placer une chaîne de postes avancés. On faisait la garde en dedans, le long du rempart et aux portes. Cette fonction regardait particulièrement les vélites qui fournissaient aussi des gardes au-delà du fossé. Les puits se partageaient en quatre parties égales appelées veilles ; une veille était donc le temps fixé pour ceux qui faisaient faction. Elles se marquaient au moyen d’une horloge d’eau nommée clepsydre.

Quatre manipules par légion, deux de princes et deux de hastaires, étaient chargés de la propreté du camp. Les autres manipules fournissaient les gardes du général, des lieutenans, du questeur, et des tribuns. Les triaires n’avaient d’autre emploi que de surveiller les chevaux de la cavalerie auprès de laquelle ils campaient.

Polybe explique de quelle manière le général donnait le mot d’ordre à ses troupes. La dixième turme de cavalerie, et la dixième cohorte d’infanterie étant les dernières dans chaque légion, campaient toujours à la queue du camp, près de la porte nommée, pour cette raison, décumane. On y choisissait un cavalier dans la turme, et trois fantassins pris dans les trois manipules, hastaires, princes et triaires, qui composaient la cohorte ; c’étaient ceux que l’on nommait tesseraires ; ils étaient dispensés de garde et de faction.

Tous les jours, avant le coucher du soleil, ils se rendaient à la tente du tribun de service, et recevaient de lui une petite tablette (tessera) sur laquelle le mot d’ordre était écrit. Ils retournaient aussitôt à la queue du camp, et la mettaient entre les mains du chef de leur manipule, qui, après en avoir pris connaissance, la donnait, en présence de témoins, au centurion du manipule correspondant, dans la cohorte supérieure ; celui-ci agissait de même, et aussi les autres centurions, jusqu’à ce que la tessère fût revenue entre les mains du tribun ; car tous les manipules du même genre campaient, comme nous l’avons dit, sur la même ligne à la queue l’un de l’autre, depuis la première cohorte jusqu’à la dixième ; et le tribun était placé à la tête des lignes, vis-à-vis la première cohorte.

Il fallait que la tessère fût revenue avant le soleil couché. S’il en manquait une, le tribun faisait aussitôt des recherches, et punissait celui qui l’avait retenue. Chaque tessère portait la marque du corps auquel elle était adressée.

Les tesseraires étaient encore chargés de porter au tribun la liste des soldats de leur corps, en même temps qu’ils allaient demander l’ordre. Le tribun remettait cette liste au général ; car comme il pouvait tous les jours manquer quelque soldat, soit pour cause de maladie, soit par les autres accidens de la guerre, les Romains voulaient que le général fût informé au juste du nombre effectif des hommes qu’il commandait.

Il y avait d’autres tessères pour les sentinelles ; elles étaient remises par le tribun aux soldats destinés à faire la première veille. Ces tablettes, au nombre de quatre, empreintes chacune d’un numéro distinctif qui marquait l’heure, et d’un autre numéro pour désigner le poste, devaient passer successivement jusqu’à ceux qui veillaient les derniers.

Quatre cavaliers par légion étaient nommés pour faire les rondes (un pendant chaque veille). Le tribun leur donnait par écrit le nom des postes qu’ils devaient parcourir, soit dans l’intérieur du camp, ou bien autour du rempart.

lis commençaient par le premier manipule des triaires, dont le centurion faisait sonner le cornet afin d’avertir les autres. Chaque station remettait sa tablette au rondeur. La police des veilles suivantes se faisait de la même manière.

Le matin, les cavaliers rapportaient toutes les tablettes au tribun. Si quelqu’une manquait, il connaissait d’abord de quelle station ; et l’on vérifiait, en la confrontant avec le rondeur, si celui-ci ne l’avait point visitée, ou si seule elle était coupable.

Les tribuns devenaient juges de leur légion ; ils rendaient la justice dans la place d’armes, à la tête du camp. Il paraît qu’il n’y avait point d’appel à leurs sentence. Lorsque le général rendait lui-même la justice, les tribuns étaient ses assesseurs.

Comme les fonctions de tribuns embrassaient toute la discipline de la légion, et que leur rang les élevait d’ailleurs au-dessus de officiers de ce corps, du temps de la république il n’y avait entre lui et le général de l’armée que le questeur et le lieutenant-général.

Les devoirs du tribunal demandaient de la maturité et de la vigueur ; aussi se fit-on long-temps une loi de n’y admettre que des gens de résolution et d’expérience. Sous les consuls il fallait du moins avoir cinq ans de service dans la cavalerie et dix dans l’infanterie ; toutefois dans ce temps-là même où la faveur, cette ennemie des lois et du bien public, avait moins de pouvoir pour introduire des exceptions, on voit, de temps en temps, des jeunes gens devenir tribuns avant l’âge.

Sur la fin de la république on se relâcha de cette règle comme de toutes les autres. Hortensius, l’orateur, soldat, pendant un an, devint tribun l’année suivante. Ce fut encore bien pis pendant les guerres civiles. La qualité de bel esprit est le seul titre qui fit parvenir Horace au tribunat. Cette dignité si hasardée servit, il est vrai, à fournir la matière de ces vers agréables par lesquels il avoue ingénuement sa poltronerie.

Dans les guerres importantes et périlleuses, on nommait souvent à cet emploi des sénateurs, et même des personnages consulaires. À la bataille de Cannes, il resta sur la place vingt-un tribuns, dont plusieurs avaient été édiles, prêteurs et consuls. Mais ordinairement le tribunat devenait un grade pour monter aux emplois civils dont le premier était la questure. Cette charge ouvrait l’entrée au sénat.

Un des ornemens des tribuns était l’épée nommée perazonium. Ils portaient l’anneau d’or, et recevaient une paye quadruple de celle du soldat. Le centurion n’avait que le double.

Juvenal, voulant exprimer les fortes sommes qu’un débauché prodiguait à des femmes perdues, dit qu’il leur distribuait la paye d’un tribun. Cependant une solde quadruple de celle du légionnaire ne montait pas encore assez haut pour donner matière à l’indignation de Juvénal ; mais ce poète tenait compte des largesses extraordinaires qui se répandaient alors dans les triomphes, les changemens de règne, ou les événemens heureux ; largesses qui ne laissaient pas que d’être considérables pour les gens de guerre, et montaient certainement beaucoup au-dessus de leur paye.

Romulus, ayant tiré mille hommes de chacune des tribus pour composer sa milice, créa trois tribuns par légion. L’autorité de ces trois chefs était égale ; ils se partageaient entre eux les six mois que durait ordinairement la campagne, c’est-à-dire qu’ils commandaient chacun deux mois, et n’avaient rien à ordonner pendant le temps qui s’écoulait ensuite. Lorsqu’on ajouta trois autres tribuns aux premiers, ils se partagèrent encore le commandement pendant deux mois ; mais alors les légions restaient sous les armes jusqu’à ce que la guerre fût terminée.

Cette alternative de commandement, ce partage égal d’autorité, paraissent bien incompréhensibles chez un peuple qui avait fait de la guerre l’art principal sûr lequel il fondait sa grandeur future, et à qui il importait de prendre les mesures les plus justes et les plus sages pour s’assurer des succès.

La dignité de tribun ne fut pas toujours honorable sous les empereurs. Hérodien leur attribue les exécutions meurtrières du temps dont il fait l’histoire. Cette obéissance servile à des ordres si souvent inhumains, déconsidéra sans doute ce noble office, et le tribunat teint de sang dut perdre de son ancien éclat.

Dans la première simplicité de la milice romaine tout est clair et distinct ; chaque grade a sa dénomination qui le caractérise. Le même nom se prête plus tard à plusieurs fonctions. Il n’y avait d’abord dans les légions romaines qu’une seule espèce de tribuns que l’on appelait préfets dans les légions alliées. On vit dans la suite paraître d’autres officiers qui s’élevèrent au-dessus d’eux, et qui sans leur ôter le commandement général de la légion, prirent sur elle une autorité supérieure. Tels furent, entre autres, les légats et les maîtres de la milice. Ces nouvelles dignités semblent avoir été plus honorables qu’utiles, et l’on pourrait croire que les empereurs les créèrent seulement pour multiplier les faveurs.

Du temps de Polybe, les tribuns nommaient les centurions, et leur choix était déterminé par les services et la réputation de valeur ; cependant ces capitaines une fois désignés par les tribuns, les généraux avaient droit de les avancer.

La promotion régulière devait être fort longue. De la dernière centurie des hastaires dans le dixième manipule, les centurions roulaient en remontant les manipules et les centuries, jusqu’à ce qu’ils parvinssent au rang des princes. Le même ordre était observé pour arriver des princes aux triaires, où les centurions passaient de même du dixième manipule au neuvième, au huitième, etc.

La réunion d’un manipule de chacun de ces trois corps formait une cohorte, et la première fut toujours distinguée des autres ; de sorte que les centurions des triaires, des princes et des hastaires dans cette cohorte, étaient les premiers capitaines de la légion. Venaient ensuite les centurions des triaires selon le rang de leurs manipules ; ceux des princes ; et enfin les hastaires.

Lorsque les trois corps ne subsistèrent plus, les six centurions qui commandaient la première cohorte furent toujours regardés comme supérieurs aux autres. Les premiers centurions de chaque cohorte marchaient après eux ; les seconds venaient ensuite selon le rang de leurs cohortes, et ainsi jusqu’aux chefs des sixièmes centuries qui étaient les derniers de la légion. La gradation qui se forme en remontant de ceux-ci jusqu’au primipile, va tracer l’ordre de la promotion.

Toutefois, comme les généraux disposaient des rangs dans leur armée, une progression si longue et si insensible n’était sans doute que le partage de ceux qui, manquant de mérite ou d’occasion de se faire connaître, se traînaient lentement de grade en grade, et sortaient du service avant d’être parvenus aux postes éminens. Les autres franchissaient plusieurs degrés à-la-fois, comme on le voit par ces deux exemples.

Sp. Ligustinus, qui servit dans les guerres de Macédoine, après avoir été deux ans simple soldat, fut fait centurion de hastaires dans le dixième manipule ; c’était le dernier capitaine de la légion. Il paraît ensuite en Espagne en qualité de soldat-volontaire. Caton le nomma premier centurion de hastaires dans la première cohorte. Il servit encore comme soldat volontaire contre Antiochus. Le général de l’armée, M. Acilius Glabrio, lui donna la première centurie des princes dans la première cohorte. Enfin il fut avancé au rang de principile par Tiberius Gracchus. On voit que de dernier centurion d’une légion, Ligustinus monte tout-à-coup dans la première cohorte, et que depuis qu’il y est entré, il n’en sort plus, devenant successivement centurion de hastaires, de princes et de triaires.

L’autre exemple est celui de M. Cæsius Scæva. Il était simple soldat dans la guerre de César contre les Bretons. Une valeur éclatante lui fit donner pour récompense le grade de centurion. Sept ans après, sous Dyrrachium, il était encore dans une huitième cohorte. Des prodiges de bravoure, attestés par son bouclier percé de deux cent trente coups de javelot, lui méritèrent de César le rang de primipile, avec un présent de deux cent mille sesterces.

Les centurions passaient quelquefois de la centurie inférieure d’une légion à la centurie supérieure d’une autre légion. Ils se trouvaient engagés par le serment militaire, ainsi que les soldats, et ne pouvaient sortir du service sans congé. Leur rang était inférieur à celui du simple cavalier, même avant l’établissement de l’ordre équestre. Dans les distributions de butin, les cavaliers reçoivent toujours le triple des fantassins, tandis que les centurions n’ont que le double. Les exactions que ces officiers exercèrent, et l’usage sanguinaire auquel ils prêtèrent leurs bras, sous les empereurs, avilirent encore ce grade militaire, comme il déshonora celui de tribun.

Le cep de vigne était la marque de dignité du centurion : ce bâton fut en usage tant que dura la milice légionnaire. Il fallait que le soldat souffrît avec patience le châtiment ; les lois ne faisaient grâce ni à la révolte, ni à la résistance.

Du temps de la république, lorsque les légions n’étaient pas perpétuelles, les officiers rentraient dans la vie civile, et c’est pour cette raison que nous voyons si souvent le même homme devenir plusieurs fois tribun, centurion, primipile.

Le centurion avait des officiers au-dessous de lui. Chaque capitaine de la tête, dit Polybe, choisissait un capitaine de la queue. Ils tenaient la place des centurions, en cas d’absence ou de maladie. Le dernier officier de la légion, le décurion d’infanterie, commandait dix hommes ou une chambrée.

Il est probable que les turmes étaient distinguées par le rang comme les cohortes, en sorte que la première turme en nombre dans chaque légion, devenait aussi la première en honneur. L’officier qui la commandait exerçait donc au-dessus de toute la cavalerie de la légion la même supériorité que le primipile avait sur l’infanterie.

Dans les siècles heureux de la république, la richesse mettait peu de différence entre les habits des officiers et ceux des soldats ; les généraux distinguaient les leurs par la couleur écarlate et quelques bandes de pourpre. D’ailleurs tout était à-peu-près égal entre ceux qui commandaient et ceux qui obéissaient. Le luxe ne s’établit dans les armées qu’avec peine, et par des progrès insensibles. Il régnait avec insolence à Rome et par tout l’empire, qu’il était encore étranger dans le camp.

L’habillement de guerre nommé sagum était différent de celui que l’on portait à la ville. Lorsque Virginius tenant en main le couteau sanglant qu’il venait de plonger dans le sein de sa fille, pour lui sauver l’honneur, eut regagné le camp avec une escorte nombreuse de citoyens qui l’avaient voulu suivre, Tite-Live fait observer que toutes ces toges répandues dans le camp, produisirent un effet extraordinaire sur l’esprit des soldats. Il leur sembla voir Rome entière soulevée contre Appius.

Dans les alarmes soudaines, les habitans de la ville quittaient la toge et prenaient le sagum pour manifester qu’alors tout citoyen devenait soldat.

La matière de ce vêtement était de laine ; il se portait rouge écarlate pour l’officier, et de couleur rousse pour le soldat.

Sous la cuirasse et le corselet, paraissait une tunique de laine qui descendait jusqu’aux genoux en formant plusieurs plis ; elle était sans ouverture par devant, et assez ample en bas pour ne point gêner les mouvemens. Quintilien, parlant de l’orateur, dit que sa tunique doit descendre devant jusqu’au milieu de la jambe ; c’était la tunique de la ville. Il ajoute que plus longue, elle appartient aux femmes ; et plus courte, aux gens de guerre.

La mollesse s’étant introduite avec le luxe, sous les empereurs, il est fréquemment parlé de tuniques à manches dans les auteurs du siècle d’Auguste. Jusque là, les femmes seules avaient droit de les porter. Le même relâchement amena aussi la coutume d’avoir sous la tunique une chemise de lin.

Tels étaient les vêtemens habituels du légionnaire. Il y en avait d’autres qui s’employaient dans certaines occasions, comme la penula, surtout de grosse laine, plus pesant que la toge, long, étroit, fendu seulement par le haut, et que l’on vêtait en passant la tête dans cette ouverture. Ce surtout était de couleur brune, et avait un capuchon. Les soldats le portaient pendant les marches et les factions, en temps de pluie, ou en hiver dans les pays froids.

La penula avait beaucoup de rapport avec la lacerna. Il paraît que ce dernier vêtement se mettait sur la toge, tandis que l’autre en tenait lieu ; ce qui peut faire supposer que la lacerna était d’une étoffe plus fine et plus légère. On en variait les couleurs.

Quoi qu’il en soit, la lacerna tirait certainement son origine de l’usage militaire, puisque l’on distinguait les citadins des gens de guerre, en appelant les premiers togatos, et les autres lacernatos.

Pendant les discordes civiles, l’esprit guerrier, la vue continuelle des soldats, et leur mélange avec les autres citoyens, introduisirent plusieurs coutumes du camp dans la vie civile. La lacerna était encore une chose insolite du temps de Cicéron, comme on le voit par la seconde philippique où il reproche à Antoine d’être entré dans Rome cum caligis et lacernâ. Mais bientôt ce vêtement devint si commun, qu’Auguste chargea les édiles d’empêcher qu’on ne parût avec un costume aussi peu décent dans le forum et dans le cirque.

Parmi les vêtemens militaires, on trouve encore l’abolla, qui paraît avoir été un habit de parure ; cirratæ, espèces de casaques qui ne différaient peut-être des autres vêtemens que par les longs poils ou les franges qui les couvraient ; enfin le cucullus, capuce qui servait de déguisement à Messaline.

Il y avait tant de ressemblance entre le sagum et le paludamentum, que les auteurs prennent fréquemment l’un pour l’autre. Le paludamentum n’était que la cotte d’armes du général, et le sagum, celle du soldat. L’un et l’autre portaient également le nom de clamys. Ils différaient cependant par la couleur, et aussi par quelques ornemens ; mais la forme était la même, quoique le vêtement du général parût descendre plus bas. Celui-ci était d’écarlate, quelquefois teint en pourpre, et souvent de couleur blanche. Sagum, la saie, venait de la Gaule ; il est remarquable que la plupart des habits militaires des Romains furent empruntés aux Gaulois.

La cotte d’armes du général et celle du soldat se nouaient sur l’épaule droite, ou s’y fixaient avec une agrafe. Elles furent d’abord de fer et de cuivre ; le luxe y introduisit l’argent, l’or et les pierreries.

On voit, sur la colonne Trajane, les soldats romains porter des hauts-de chausses qui descendent jusque au-dessous du gras de la jambe, et rejoignent la chaussure : c’est ce qu’on nomme braccæ. Mais cet usage s’introduisit seulement sous Auguste. Avant cette époque, les jambes des soldats n’avaient d’autre enveloppe que des bottines (ocreas) ; et dans la ville, ces membres restaient nus sous la toge. Les entourer de bandes d’étoffe, passe pour un acte de mollesse que se permettent rarement les gens les plus délicats.

La cavalerie s’habillait comme l’infanterie, excepté les jours de cérémonie où les cavaliers prenaient la trabea. Quand la cavalerie légionnaire fut séparée des chevaliers, on ne lui permit plus de porter cette toge blanche, rayée et bordée de pourpre.

Sans doute elle déposa aussi la phalère qui était, avec l’anneau d’or, une des marques distinctives de l’ordre équestre ; bien que l’on ne soit pas d’accord sur la forme de cette espèce de collier que paraissent avoir porté également les chevaux et les hommes. Julien proclamé empereur, ne possédant point de diadême, emploie pour cet usage une phalère de cheval.

La république était une mère prévoyante, moins occupée à parer ses enfans qu’à les rendre sains et vigoureux. Par une éducation mâle et austère, par la continuité des travaux militaires et l’habitude de la frugalité, elle leur avait formé des corps robustes, capables de se soutenir dans tous les climats. Leur habillement de laine les mettait à l’abri de l’air et de ses intempéries.

L’histoire des guerres de ce peuple donne lieu d’observer que les armées romaines se maintenaient aussi saines et aussi entières dans les marais et les glaces de la Germanie, qu’en Arabie et en Afrique, au milieu des sables arides et brûlans. C’est déjà un immense avantage de n’avoir à combattre que des hommes.

On choisissait le meilleur blé pour l’usage du soldat. Le fantassin en recevait chaque mois quatre boisseaux, ce qui fait un peu plus de vingt-huit onces par jour. Le cavalier romain avait droit à douze boisseaux, et l’on en donnait huit seulement au cavalier des troupes auxiliaires, parce que le premier pouvait nourrir deux valets, et que l’autre n’en avait qu’un.

Les soldats broyaient eux-mêmes leur blé, au moyen d’une pierre, après l’avoir fait rôtir sur des charbons. Dans la suite, lorsqu’ils firent usage du pain, on les obligeait de moudre le blé avec une meule à bras, qui se portait dans chaque décurie. La pâte cuisait sous la cendre. Cette sage coutume dispensait de tout l’attirail des vivres auxquels nous sommes obligés.

Outre le blé ; outre le biscuit que l’on commença seulement à distribuer sous l’empereur Julien, on donnait au soldat du sel, de la chair de porc, de l’huile, du fromage, des légumes, et même de la chair de mouton.

Sa boisson était de l’eau mêlée avec du vinaigre. Le maréchal de Saxe attribue à ce breuvage la santé des armées romaines. Le changement de climat, dit-il, ne produisait point de maladies chez elles, tant qu’elles eurent du vinaigre ; dès que les troupes en manquaient, elles devenaient sujettes aux mêmes accidens que nos soldats. Le vin s’introduisit dans les armées avec le luxe qui causa leur perte.

La discipline réglait l’heure et la forme des repas. Le dîner était fort léger dans le camp comme à la ville ; quand il fallait livrer bataille, on faisait manger les soldats dès le matin, quelquefois même avant le jour. Le souper, qui devenait le repas principal, se prenait à quatre ou cinq heures du soir. Les généraux, les empereurs même se plaisent à donner l’exemple de la frugalité, et font servir leurs repas en public devant leurs tentes.

Polybe et Tacite nous apprennent que l’on prélevait, sur la paye du soldat, les frais de l’habillement, des armes et des tentes ; Polybe dit même que l’on déduisait le blé de leur ration. Mais vers cette époque, la paye du légionnaire était à peu près double de celle du soldat français, attendu le bas prix des denrées en Italie. Comme il haussa, dans la suite, l’habillement fut fourni par l’État.

Cette paye qui avait été d’un tiers de denier avant César, doubla depuis cet illustre capitaine jusqu’à Domitien, qui l’augmenta d’un quart. Elle subit même encore des accroissemens passagers sous les empereurs suivans, alors qu’ils voulaient attacher les soldats à leur personne, acheter d’eux quelque action atroce à commettre, et plus souvent peut-être l’approbation de forfaits commis.

Lorsqu’une ville ou un camp étaient livrés au pillage, les tribuns faisaient choix d’un certain nombre de soldats qui se répandaient dans les maisons, recueillaient le butin, et le rapportaient à leur légion. La moitié des troupes au moins restait sous les armes, en bataille sur les places publiques.

Les tribuns réunissaient la totalité du butin, et présidaient à la vente qui s’en faisait par les soins du questeur, comme à la répartition de la part que le général accordait aux soldats. On leur en donnait sur-le-champ la moitié ; le surplus était mis en dépôt aux enseignes.

Chaque légion formait dix bourses, une par cohorte ; et de ces dix bourses on en tirait une onzième destinée aux funérailles des soldats de la légion. Les hommes de garde, ceux qui se trouvaient détachés pour un service militaire quelconque, les malades même, étaient compris dans le partage du butin.

Les consuls, proconsuls, lieutenans, préteurs et en général tous les officiers placés dans ces hautes dignités, ne recevaient d’autre récompense de leurs services que l’honneur. Seulement la république subvenait aux dépenses nécessaires pour leurs commissions et leurs équipages. Ils avaient un petit nombre déterminé d’esclaves, et ne pouvaient l’augmenter.

Un consul était accompagné de douze licteurs qui portaient des haches et des verges. Un dictateur en avait vingt-quatre. Lorsque le consul ou le dictateur voulait récompenser quelqu’un, il le plaçait à côté de lui sur son tribunal, et le louait en présence de l’armée. Ensuite il lui donnait une couronne, ou telle autre récompense due à son action.

Les fautes contre la discipline étaient punies avec promptitude et sévérité. Le dictateur et les consuls frappaient de la hache l’officier comme le simple légionnaire. Cette grande autorité des chefs, l’extrême soumission des subalternes, la connaissance que les uns et les autres avaient de leur état et de leurs devoirs, rendaient la subordination si parfaite dans les armées, qu’elles semblaient n’avoir qu’une âme.

Le général seul avait droit de faire sonner le classicum. Ce n’était pas un instrument particulier, comme ceux que l’on désigne dans les armées romaines sous les noms de lituus, tuba, buccina, cornicen ; le classicum indique un air que pouvait exprimer également le cor et la trompette.

Pompée se réunissant à Scipion, et le recevant avec ses légions, avant la bataille de Pharsale, partage avec lui les honneurs de général ; honneurs que César place dans deux choses, le droit de faire sonner l’appel des troupes, et le privilège d’occuper la tente nommée prætorium.

Du temps de Bélisaire, l’art de varier les airs de la trompette était perdu, comme bien d’autres enseignemens de l’ancienne milice ; on se servait de la voix. Comme les soldats manquaient souvent faute d’avoir bien entendu l’ordre, Procope conseilla d’employer le clairon de la cavalerie dans la charge, et de réserver la trompette de l’infanterie pour la retraite.

On pouvait les distinguer aisément, le clairon (lituus) formé d’un bois mince, revêtu de cuir, rendait un son aigu, et ne ressemblait en rien à celui qui sortait de l’airain, que l’on désignait sous le nom de tuba, trompette.

Tuba, est l’instrument qu’embouchait le fantôme qui apparut devant l’armée de César, au passage du Rubicon. Suétone dit que ce prétendu spectre fit entendre le classicum. Il sonnait bien un appel, en effet, mais c’était celui de la guerre civile.

Tant qu’il n’y eût dans les armées romaines que des citoyens et des troupes latines, l’ordonnance et la composition si sagement calculées des légions ne demandèrent qu’un campement simple comme elles. Il n’en fut pas ainsi quand les empereurs prirent définitivement à leur solde des hordes du Nord et du Midi.

Les peuples soumis par la force, inspirent de la crainte à leurs maîtres ; il fallait autant d’adresse pour paralyser, dans le camp, les efforts qu’aurait pu tenter là révolte, qu’on en développait à se prémunir contre l’ennemi du dehors. À l’un on opposait des retranchemens ; on crut se garantir de l’autre, en l’environnant de troupes nationales.

Sous Hadrien, le camp dessinait un rectangle dont le plus long côté surpassait l’autre d’un tiers. On le divisait sur sa longueur en trois sections principales, que l’on appelait prétenture à la partie antérieure ; prétoire au centre ; et retenture dans la partie postérieure. Les légions formaient, le long du retranchement, une espèce d’enceinte dont les troupes étrangères occupaient le centre.

L’espace réservé au prétoire était double de celui qu’occupait le consul sous la république ; car le luxe et la mollesse, deux autres ennemis non moins dangereux que les Barbares, s’étaient introduits dans le camp avec le nombreux cortége qu’ils traînent à leur suite.

Si la discipline romaine produisit de grands effets, tant qu’elle fut soutenue par l’amour de la patrie, elle ne pouvait plus rien sur des troupes qu’animaient seulement l’espoir du pillage, ou la nécessité de se soustraire au châtiment.

À côté de ce châtiment, on ne voyait plus, comme autrefois, les récompenses si habilement calculées depuis la simple couronne de chêne jusqu’au triomphe éclatant. Aucun peuple ne connut, comme les Romains, l’art d’employer ces deux puissans ressorts, dont l’un soumet les volontés de l’homme le plus indocile, tandis que l’autre élève l’âme et l’élance vers la gloire.