Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre VI

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Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 33-39).

CHAPITRE VI.


Mouvemens de la Phalange. — Résumé de ses élémens divers.


On a dit avec raison que l’usage de la langue grecque, si propre aux nomenclatures et aux classifications, ne devait pas être regardé comme une circonstance indifférente dans le degré de perfection que les peuples qui la parlaient surent donner à leur tactique ; un seul mot permettait de désigner l’individu, ses fonctions, la place qu’il occupait dans la phalange. Mais ce qui paraîtra peut-être encore plus digne de remarque, c’est de voir les Grecs, dominés partout ailleurs par leur imagination brillante, porter dans leurs idées militaires un caractère de sévérité qu’on ne rencontre pas toujours chez les autres nations.

Qu’on lise Arrien, qu’on étudie même Élien, qui, dans son livre, a déployé toutes les évolutions de parade retranchées par l’historien d’Alexandre, on pourra reconnaître qu’avec des élémens aussi nombreux et aussi variés que ceux de l’ordonnance en phalange, les modernes eussent bien autrement compliqué ses combinaisons. Nous allons en rapporter ici quelques-unes parmi celles qu’Arrien a cru devoir conserver.

Le clisis était le mouvement d’un homme à droite vers sa lance, ou à gauche vers son bouclier.

Le double clisis ou métabole, le demi-tour à droite ou à gauche.

L’épistrophe se faisait par un quart de conversion de toute la section, qui tournait à rangs et files serrés, comme ferait un seul homme. Le chef de file de l’une des deux ailes servait de pivot. L’anastrophe remettait la section dans sa position première par un quart de conversion opposé. La demi-conversion et les trois quarts de conversion avaient des dénominations particulières.

Former les files, c’était aligner tous les hommes de chaque file sur le chef de file, et l’ouragos, en gardant les distances. Pour former les rangs, on alignait sur l’homme qui était à la droite ou à la gauche d’un rang, celui qui lui correspondait dans chaque file de ce rang en conservant les distances. Ainsi le rang des chefs de file présentait une ligne droite, de même que le second rang des épistates jusqu’à celui des serre-files.

Les contre-marches se faisaient par rangs ou par files, et celles par files s’exécutaient de trois manières : à la macédonienne, à la laconienne ; la troisième était nommée persane, chorienne, ou crétoise.

La contre-marche macédonienne changeait le front de la phalange en portant sa profondeur en avant, de manière que le premier rang ne bougeait pas de place. Le chef de file faisait demi-tour, ceux qui le suivaient marchaient sur sa droite en le côtoyant, et se plaçaient progressivement derrière lui.

La contre marche laconique, pour changer aussi de front, formait la phalange en arrière, mais le dernier rang restait sur sa place. Le chef de file faisait demi-tour à droite, et marchait la distance qu’exigeait la hauteur de la phalange. Toute la file le suivait successivement et se plaçait derrière lui jusqu’au serre-file, qui ne faisait qu’un demi-tour.

L’évolution crétoise changeait le front de la phalange sur son propre terrain par une contre-marche des files. Le chef de file faisait demi-tour à droite, menait sa file après soi, et la laissait suivre en repli, jusqu’à ce que le serre-file fût à la place qu’occupait le chef de file.

Les contre-marches par rangs se faisaient de la même manière que celles des files ; leur usage était de transporter les sections, de changer les ailes et de renforcer le centre. Quand l’ennemi était proche, la prudence exigeait que l’on n’exécutât pas ces mouvemens par de plus grandes divisions que le syntagme.

On formait les doublemens de front par rangs ou par files ; ils étaient relatifs au nombre des hommes ou à l’étendue du terrain.

Pour avoir 2 048 files sur le même emplacement qui est occupé par 1 024, les épistates avançaient dans les intervalles des protostates, c’est-à-dire qu’on remplissait les distances entre les hommes du premier rang par ceux du second, dans toute la phalange, de manière qu’elle ne présentait plus que huit rangs au lieu de seize.

Pour doubler l’étendue du front de cinq jusqu’à dix stades c’est-à-dire de six cents jusqu’à douze cents pas, chaque corne ou diphalangarchie faisait à droite et à gauche, et marchait par le flanc jusqu’à ce que la phalange occupât un terrain double de celui qu’elle présentait d’abord. Les hommes partageaient les distances. La manœuvre contraire avait lieu en se serrant sur le centre.

On s’étend pour déborder le front de l’ennemi ou pour se garantir d’en être enveloppé ; mais le moment d’une manœuvre affaiblit toujours l’ordre d’une armée, et l’on préférait augmenter le front de bataille par des troupes légères ou par la cavalerie, plutôt que de risquer de rompre les masses.

La profondeur de la phalange se doublait lorsqu’on faisait entrer la seconde file dans la première, le second chef de file devenant l’épistate du premier, et ainsi de suite, de sorte que chaque file formait trente-deux hommes au lieu de seize. On dédoublait le front en rappelant les épistates à leurs premières places. Le doublement de la profondeur de la phalange augmentait sa force et sa densité. On employait aussi cette ordonnance contre la cavalerie, qui chargeait à la course, comme les Scythes et les Sauromates.

Il y avait deux manières différentes de mettre la phalange en mouvement, par l’épagogue et par la paragogue. On donnait le nom d’épagogue à la phalange, soit qu’elle partît tout entière pour s’avancer en front de bandière, ou bien par sections plus ou moins grandes, selon le terrain et la disposition du général. Alors la division, qui était à l’une ou à l’autre aile, marchait en avant ; les autres défilaient successivement vers la place que la première venait de quitter, et suivaient en queue, ce qui formait la colonne.

On donnait le nom de paragogue à la phalange, lorsqu’ayant fait un à droite ou un à gauche, elle s’avançait tout entière par son flanc. On disait paragogue droite et gauche, selon que les chefs de file qui occupaient les flancs étaient à la gauche ou à la droite.

« Que l’on marche en épagogue ou en paragogue, dit Arrien, le général doit toujours renforcer le côté qui est exposé à l’ennemi ; et s’il craint d’être attaqué de deux, de trois ou même de quatre côtes, les mettre en état de se défendre. »

La phalange antistome avait deux fronts opposés. On nommait stome le rang qui se présentait le premier à l’ennemi. Par cette ordonnance, ceux du milieu se trouvaient dos à dos, et ceux des premiers rangs extérieurs combattaient, de sorte que les uns étaient épistates et les autres serre-files. C’était la phalange ordinaire dont les huit derniers rangs, après avoir fait demi-tour à droite se présentaient face en arrière. Dans cette position, le quatrième épistate, c’est-à-dire le huitième hoplite de la première demi-file, devenait serre-file ; et dans la seconde demi-file, qui avait fait demi-tour à droite, les épistates devenaient protostates, les protostates, épistates, et celui qui dans l’ordre ordinaire occupait la place de premier protostate de cette même demi-file, en était le serre-file. On employait utilement la phalange antistome contre un ennemi supérieur en cavalerie.

On opposait au rhombe de la cavalerie l’ordre en croissant, ayant à son front les chefs de file pour envelopper la cavalerie qui s’avançait contre eux. Il était destiné surtout à tromper les archers à cheval qui s’abandonnaient au milieu de cette courbure, et à les mettre en désordre en les attaquant avec les ailes, tandis que le centre leur résistait.

L’ordre convexe était employé afin de tromper l’ennemi et de lui cacher des forces supérieures. Si le centre suffisait pour soutenir et dissiper son effort, les ailes ne bougeaient ; s’il en était besoin, elles accouraient au secours du centre. Élien dit que c’était le plus beau et le plus artificieux.

À l’ordre carré de la cavalerie, on opposait l’embolon ou coin, que d’autres appellent tête de porc. Il avait des hoplites à toutes ses faces. Ce nom était emprunté à la cavalerie ; mais dans cette arme, la pointe se formait avec un seul homme, et dans le coin de l’infanterie on la composait de trois, parce qu’un seul n’aurait pas suffi pour combattre.

« Ce qu’on appelle le coin, dit Vegèce, est une certaine formation de soldats, qui se termine en pointe par le front, et s’élargit à sa base. Son usage est de rompre la ligne ennemie, en faisant qu’un grand nombre d’hommes lancent leurs traits vers un même endroit. À cette disposition on en oppose une autre qu’on appelle la tenaille, parce que sa figure ressemble à la lettre V. Elle se forme d’un corps de soldats bien serrés, qui reçoivent le coin, l’enferment des deux côtés, et l’empêchent d’entamer l’ordre de bataille. »

Si l’on voulait se faire une idée juste de cette ordonnance, il faudrait concevoir son front et ses ailes fraisés de longues piques qui les couvraient totalement. On y trouvait encore l’avantage d’éloigner de la portée des traits une partie de la phalange. Il se peut donc très bien que les anciens l’aient employée, et que leur embolon ou cuneus ait présenté un véritable coin, et non une colonne semblable aux nôtres.

Cependant plusieurs écrivains militaires, d’ailleurs très recommandables, ont douté qu’en présence de l’ennemi, il fût possible de passer subitement de l’ordre primitif à l’ordre triangulaire, et malgré la dénomination si exacte des anciens historiens et leur témoignage unanime, ils ont nié l’existence du coin.

Mais on ne doit point juger des armées grecques d’après les nôtres ; les manœuvres que nous regardons comme impossibles ou ridicules, pouvaient être, chez ces peuples, très faciles à exécuter, et produire un grand effet dans la pratique. C’est d’ailleurs une vérité généralement reconnue que toutes les dispositions qui sont en usage à la guerre, ont pris la dénomination des choses dont elles imitent la figure. Une expérience journalière ayant appris aux Grecs, dans les combats de mer, combien la rencontre des éperons était redoutable pour tout vaisseau qui s’en laissait frapper en flanc, ils auront pu imaginer que, sur terre, l’impulsion d’un corps de troupes figuré de la même manière ne produirait pas moins d’effet contre un autre corps présentant un front plus étendu et des parties moins unies. Nous verrons qu’Épaminondas, à Mantinée, se servit de cette disposition avec avantage.

L’infanterie, chez les Grecs, composait le fond des armées ; la cavalerie n’y fut jamais considérable, même sous Alexandre ; on la regardait comme accessoire. Pendant long-temps, la cavalerie combattit en escarmouchant ; il fallut bien des essais avant de la disposer en ordonnance serrée. L’ordre de bataille rhomboïde et celui en coin, l’un et l’autre formés par rangs ou par files, par rangs et files en même temps, furent d’abord employés ; mais le choc n’ayant lieu qu’avec les quatre premiers chevaux, la vitesse était subitement perdue, et l’effet produit avec cette ordonnance devenait moindre qu’engendré par la formation rectangulaire sur quatre ou six de profondeur. Aussi cette dernière disposition ne tarda-t-elle pas à être généralement adoptée chez les nations qui cultivaient l’art militaire.

Nous avons vu que la cavalerie se trouvait divisée en îles ou escadrons d’environ soixante-quatre combattans ; que chaque île était commandée par un ilarque, et que ce chef se plaçait à la pointe du rhombe et à celle du coin. Cette dernière figure fut mise en usage par Philippe, roi de Macédoine ; Alexandre, au contraire, employa régulièrement la forme rectangulaire plus ou moins profonde ; mais il fit ses îles ou escadrons beaucoup plus forts, et les porta jusqu’à deux cent vingt-cinq hommes dans sa cavalerie d’élite.

On sait que l’île était l’unité de force pour former des corps plus considérables ; qu’avec huit îles on composait une hipparchie de cinq cent douze combattans, corps que les Romains nommaient ala, et que nous désignons par régiment. Avec huit hipparchies on réunissait un épitagme, c’est-à-dire une réserve. Les armées grecques n’eurent jamais plus d’un épitagme de cavalerie.

L’ordre de bataille de l’infanterie était l’ordre profond appelé phalange. Cette disposition se formait par des files accolées les unes aux autres, de manière à marquer les rangs. Deux files composaient une section ; dans chaque file se trouvait un chef de file et un serre-file.

La profondeur de la phalange a varié selon les temps, les nations, et le système des généraux. Toutefois, il ne paraît pas qu’elle ait jamais eu moins de huit hommes dans la file, et cette ordonnance résultait ordinairement d’une disposition première plus profonde. Nous avons vu que les plus habiles tacticiens adoptèrent le nombre seize pour ordre primitif et habituel, comme favorable au doublement et au dédoublement. Ainsi la phalange avait la forme d’un rectangle traversé dans son milieu par un axe parallèle au front, et par des axes perpendiculaires marquant les sections, composées de deux files chacune : au moyen de cette formation, la phalange pouvait facilement se doubler, et présenter trente-deux hommes de profondeur ; ou bien on la dédoublait pour la réduire à huit hommes par file. Au-dessous de cette limite, les Grecs regardaient l’ordre de bataille comme sans consistance.

La force de la phalange élémentaire était de quatre mille quatre-vingt-seize hommes ; et la réunion des quatre phalanges élémentaires formait la phalange complète. Cette infanterie de bataille, forte de seize mille trois cent quatre-vingt-quatre combattans, pesamment armés, était accompagnée d’ordinaire de huit mille cent quatre-vingt-douze soldats, armés plus légèrement, et de quatre mille quatre-vingt-seize hommes de cavalerie.

La phalange se tenait dans son ordre de bataille, à files ouvertes, serrées, ou très serrées. Le premier cas avait lieu lorsque les troupes légères, placées en avant, devaient se retirer à travers les intervalles de la phalange ; la deuxième disposition était relative à l’attaque ; et la troisième se prenait en joignant les boucliers pour soutenir le choc.

Chez les Grecs, les troupes légères commençaient toujours le combat, puis elles se retiraient derrière la phalange pour la soutenir par des armes de jet. La cavalerie se plaçait aux ailes, afin d’agir sur les flancs de l’ennemi ; quelquefois même une partie de la cavalerie se tenait derrière la phalange, et pénétrait avec elle dans les trouées ; mais l’ordre de bataille se modifiait suivant le génie du général, et les circonstances dépendantes des localités et de la disposition de l’armée ennemie.

Les armes variaient aussi selon le caractère du combattant. Le casque, la cuirasse, les bottines et le bouclier formaient les armes défensives de l’hoplite. Pour armes offensives, il portait la pique ou la sarisse et l’épée. Son bouclier était ordinairement d’airain ; il couvrait tout son corps, et, appuyé sur la terre, montait jusqu’à la hauteur de son cou. Sa forme en ovale présentait deux échancrures vers ses flancs, ou au moins une, du côté de la pique ; ses deux extrémités se terminaient en pointe. Les boucliers portaient souvent un emblème, et l’on cite ce Spartiate qui, ayant fait peindre une mouche de grandeur naturelle sur le sien, répondit à ceux qui critiquaient un insigne presque imperceptible, qu’il approcherait l’ennemi de manière à le lui faire voir distinctement.

L’épée du peltaste, ou soldat léger, différait peu de celle de l’hoplite ; mais au lieu de la sarisse, il portait un javelot, son casque avait moins de pesanteur, et son bouclier ressemblait pour la forme à la feuille de lierre. Il ne faisait point usage de la cuirasse, seulement les parties les plus importantes de son corps se trouvaient quelquefois garanties par des plaques d’airain.

Le psilite, ou soldat mince, combattait avec un javelot, un arc, des flèches, une fronde, des pierres et des traits qu’il lançait à la main.

Les armes défensives du cavalier étaient le casque qui descendait jusqu’au milieu du visage, afin de parer les traits lancés par la ligne parabolique ; un petit bouclier de forme ronde qu’il portait au bras gauche, tandis que des plaques d’airain garantissaient son bras droit et ses cuisses. Il avait aussi des bottes de cuir armées d’éperons. La lance, la petite épée et quelquefois la javeline formaient ses armes offensives. Les archers à cheval ne combattaient pas en troupes. Les cavaliers et les fantassins isolés étaient habillés fort diversement.

Les armes des Athéniens subirent quelques changemens sous Iphicrate. Il remplaça la cuirasse de cuivre par une cuirasse de toile, recouverte de lames de fer ; diminua la dimension du bouclier ; allongea la pique d’un tiers, et l’épée de moitié. Il fit aussi donner au soldat une chaussure plus légère et plus commode. Philopœmen, général des Achéens, allongea encore la pique, mais n’adopta pas les autres modifications d’Iphicrate ; il rendit à ses soldats les grands boucliers des hoplites et leurs cuirasses pesantes. On doit croire que ces deux habiles capitaines agissaient suivant les besoins de leur époque.

Il est facile de découvrir les qualités de la phalange grecque ; elle avait au suprême degré la force du choc, résultante d’une grande pression ; mais elle se trouvait trop massive pour pouvoir être animée d’une vitesse même médiocre. Obligée de serrer les sections pour attaquer, elle fermait ses intervalles, et ne permettait plus aux troupes légères d’agir avec confiance en avant de son front ; sa cavalerie même devait rarement la seconder, car il lui était difficile de combiner son action avec la sienne. Lorsque la phalange se doublait en hauteur, ces défauts devenaient encore plus sensibles ; elle n’était plus, pour ainsi dire, qu’une masse résistante, incapable de l’activité nécessaire pour combattre ailleurs que dans un pays de plaine.

Cependant l’attaque des phalanges grecques avait quelque chose d’énergique et de militaire qui devait inspirer la terreur et l’admiration. Le combat des troupes légères n’était qu’un faible prélude qui laissait à ce corps de bataille le temps de s’ébranler avec ensemble. Lui seul joignait l’ennemi ; et dans ce choc terrible, la précision, l’agilité, la force, l’adresse, le courage, la présence d’esprit, le sentiment de l’honneur, contribuaient à décider la victoire.