Bien-né. Nouvelles et anecdotes. Apologie de la flatterie/Un Conseiller au Parlement de Paris, au Roi

La bibliothèque libre.

Un Conſeiller au Parlement de Paris, au Roi.


Sire, je ſuis auſſi ennuyé que votre Majeſté peut l’être du galimathias incohérent de mes confreres ſur la juſtice & la bienfaiſance des Rois. Les comparer, les joindre, les ſéparer dans mille phraſes emphatiques & précieuſes eſt aſſurément une des plus triſtes occupations qu’ait pu ſe donner votre parlement ; Il n’en a pas encore aſſez dit pour être entendu & je ſuis encore à comprendre comment on vous demande d’abolir les lettres de Cachet en même tems qu’on vous ſoutient que vous n’avez pas le droit d’en faire uſage. Car ſi vous n’avez pas ce droit, il n’y a rien à abolir, il faut ſeulement que vous n’en donniez plus & c’eſt de quoi il ne faudroit ceſſer de vous prier ; mais ſi l’on a beſoin d’un acte de votre part, cet acte même ſuppoſe que vous aviez un droit, & la renonciation regardée comme une dérogation aux droits de la couronne pourroît n’être pas reſpectée par vos ſucceſſeurs. Je ſuis ſi peu d’avis que ce ſoit vraiment un droit de la couronne que ſi, on venoit enlever mon pere, ma femme, ou ſeulement ma ſervante en vertu d’une lettre de cachet, je m’oppoſerois de toutes mes forces à ſon exécution ; peut-être ſerais-je maſſacré dans la bagarre, mais ſi je tuois ou maltraitois les gens de votre miniſtre on me mettroit en priſon & on me feroit mon procès comme rebelle à vos ordres. Alors je demanderois en vertu de quelle loi vous avez pu donner de tels ordres, en vertu de quelle loi j’ai du reſpecter votre Miniſtre ou ceux qu’il avoit employés lorſqu’ils exerçoient chez moi une violence que leur caractere public ne rendoit pas légitime ? Sire, il eſt impoſſible de trouver dans les loix de votre royaume le fondement du droit d’empriſonner par lettres de cachet & vous ne pouvez le fonder que ſur l’uſage ; mais un pareil droit ne peut ſe maintenir que par un autre droit de même eſpece, le droit du plus fort, & ſi des mécontens ſe révoltoient à l’occaſion des lettres de cachet, ceux de vos ſujets qui reſpectent les loix ne s’armeroient pas pour vous avec le même zele que ſi on vous eut diſputé un droit mieux reconnu. Mais en mettant de côté les événemens dont votre puiſſance actuelle ne vous permet peut-être pas d’enviſager la poſſibilité, ſongez combien les lettres de cachet vous ôtent de l’amour que vous voudriez inſpirer ; faites vous raconter tous les maux qu’elles ont produites ; réfléchiſſez ſur le caractere des miniſtres qui les ont employées & ſur celui des miniſtres qui les abhorroient ; demandez-vous s’il n’y a pas un grand inconvénient à ce que dans votre royaume on puiſſe craindre ſans avoir fait de mal & n’oſer pas faire tout ce qui ne ſeroit pas du mal ; aſſez d’autres ont parlé des calamités produites par ces actes de deſpotiſme, & je ne joins à tant de lugubres tableaux que la conſidération des vertus qu’ils ne peuvent manquer d’étouffer. Tant qu’un avis ſalutaire, un projet utile, l’expreſſion franche & hardie du mal que l’on ſouffre ou qu’on voit ſouffrir, du bien que l’on deſire pour ſoi ou pour autrui, pourront être punis par un miniſtre dont on aura attaqué, peut-être ſans le ſavoir, l’amour propre ou les paſſions, votre peuple eſt condamné à la futilité & à l’aviliſſement, & pendant qu’ailleurs tout ſe perfectionnera, on ne combattra les maux de votre royaume que par des chanſons & des calembours. Quand vous aurez réfléchi, Sire, ſur les lettres de cachet, vous n’en donnerez certainement plus ; & pourquoi ne nous promettriez-vous pas de n’en plus donner ? pourquoi ne déclareriez-vous pas que tout miniſtre, favori, ou favorite, qui vous propoſera une lettre de cachet perdra ſa place à l’inſtant, & que ſi la baſtille n’eſt pas encore détruite, ce fera pour elle ou pour lui que ce cruel donjon ſubſiſtera ?

N’importe que votre juſtice ou votre bonté vous dicte cette bienheureuſe déclaration, faites-là, Sire, nous en ſerons plus heureux, vous en ſerez plus aimé ; & après un regne dont alors nous demanderons au Ciel de prolonger la durée, vos ſucceſſeurs ne voudront, n’oſeront pas renouveller un acte de pouvoir, tombé en déſuétude, & les races futures vous béniront ainſi que nous.