Bigot et sa bande/04

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Jean-Victor Varin


En mai 1729, M. Lanouillier de Boisclerc, contrôleur de la marine et des fortifications au Canada, était révoqué.

Quelques jours plus tard, Jean-Victor Varin de la Marre recevait le brevet d’écrivain principal qui le commettait pour faire les fonctions de contrôleur de la marine et des fortifications à la place de M. Lanouillier de Boisclerc.

M. Varin s’embarqua vers la fin de juillet 1729, à LaRochelle, sur le vaisseau du roi l’Éléphant, pour venir prendre sa charge.

L’Éléphant, qui était un fin voilier, était à la veille d’arriver à Québec, lorsqu’il se brisa sur les battures du Cap-Brûlé, vis-à-vis l’île aux Grues, le 1er septembre, au milieu de la nuit.

Le vaisseau du roi portait environ 150 passagers. Outre M. Varin, on comptait Mgr Dosquet, M. Hocquart, qui venait prendre charge de l’intendance du pays, le comte de Vaudreuil, M. de Cavagnal et M. de Rigaud, ses deux frères, plusieurs prêtres, l’avocat LeBeau, etc., etc. Tout ce monde aurait probablement péri si des secours ne fussent venus dès le point du jour.

Le 20 octobre 1729, M. Varin rendu à Québec, écrivait au ministre de la marine, M. de Maurepas :

« J’ai l’honneur de rendre compte à Votre Grandeur que le lendemain du naufrage du vaisseau du Roy l’Éléphant arrivé le premier du mois dernier à 11 heures ½ du soir sur la batture du Cap Brûlé je fus mis à terre près le Cap Maillard, à environ 13 lieues d’ici. J’y trouvai quelques autres passagers, les soldats de nouvelle levée et les prisonniers qui avaient été embarqués à l’île d’Aix. Je les engageai tous à se rendre à Québec où j’arrivai 2 jours après. J’ai depuis donné tous mes soins pour la conservation des effets de la colonie et des agrès et aparaux qui ont été sauvés de ce naufrage et aux poudres près il y a peu de ces effets qui aient été perdus, ainsi que vous le connaîtrez par les états que M. Hocquart a, Monseigneur, l’honneur de vous adresser. Il doit représenter à Votre Grandeur la perte que j’ai faite de la valeur de 600 livres de mes hardes et de mon linge qui ont été pillés dans le vaisseau par les soldats et matelots après que j’en fus sorti. Permettez-moi, Monseigneur, de vous supplier très humblement de faire quelqu’attention à cette perte qui est grande pour moi et surtout dans une colonie où tout ce qui regarde l’habillement est à un prix excessif. Je ferai en sorte par mon application au service que M. Hocquart ne puisse rendre à Votre Grandeur que de bons témoignages de mon travail et de ma conduite. »[1].

La lettre de M. Varin au comte de Maurepas eut un bon effet puisque celui-ci le remercia des soins qu’il s’était donnés pour la conservation des effets sauvés du naufrage de l’Éléphant et lui accorda une gratification de 400 livres pour les pertes qu’il avait faites.

Le 24 avril 1731, le président du Conseil de Marine écrivait à M. Hocquart qu’il était satisfait du zèle de M. Varin. Quelques jours plus tard, le 1er mai 1731, le président du Conseil de Marine prenait la peine d’écrire à M. Varin pour l’informer qu’il était content de son zèle et de ses services.

M. Varin en profita pour demander des faveurs au ministre. Le 20 octobre 1731, il le priait de le nommer contrôleur pour, disait-il, faire cesser beaucoup de difficultés qui se rencontraient dans les détails.

Le 8 avril 1732, le ministre refusait poliment la demande de M. Varin en lui écrivant qu’il ne pouvait lui accorder une augmentation d’appointements.

Le 18 février 1733, M. Varin recevait une nouvelle faveur du ministre. Il était fait conseiller au Conseil Supérieur, à la place du sieur Cugnet, promu premier conseiller. Il fut installé le 18 juillet 1733.

Au mois d’avril 1734, M. Varin montait encore d’un cran dans la hiérarchie administrative de la Nouvelle-France. Il était fait commissaire de la marine à Québec, avec des appointements de 1800 livres par année.

M. Varin qui aimait les honneurs autant que l’argent aurait bien voulu avoir les mêmes privilèges que le commissaire de la marine servant à Montréal. Le 25 avril 1735, le président du Conseil de Marine lui écrivait que le roi n’avait pas jugé à propos de lui accorder les mêmes honneurs qu’au commissaire de la marine servant à Montréal.

M. Hocquart ayant sollicité de nouvelles faveurs pour son ami Varin, le président du Conseil de Marine, le 10 avril 1736, lui répondit sèchement qu’il était étonné de le voir demander encore des faveurs pour le sieur Varin après tout ce qu’il avait fait pour lui.

Mais Varin n’était pas homme à se laisser rebuter. Le 28 octobre 1736, il demandait de nouveau d’être mis sur le même pied, au point de vue des honneurs, que le commissaire de la marine servant à Montréal.

Sa nouvelle démarche n’eut pas plus de succès.

En 1738. M. Varin obtint un congé pour aller en France. Il ne put en profiter qu’à l’automne de 1740. Il s’embarqua après le 10 novembre. M. Varin revint dans la Nouvelle-France à l’été de 1741. Pendant son séjour là-bas il avait obtenu une gratification de 1200 livres.

En 1742, le 28 mars, le président du Conseil de Marine écrivait à M. Hocquart qu’il était satisfait des bons témoignages qu’il lui avait rendus du sieur Varin. Il ajoutait qu’il proposerait l’année suivante de lui accorder la haute paye.

Le 8 mai 1743, le président du Conseil de Marine écrivait à M. Varin qu’il était satisfait du détail qu’il lui avait donné des finances de la Colonie. Il lui demandait ses observations sur les avantages qu’il prétendait y avoir d’acheter à Québec plutôt qu’à Montréal les marchandises destinées aux Sauvages.

Le 18 février 1746, le président du Conseil de Marine envoyait un congé à l’intendant Hocquart au profit de M. Michel de la Rouvillière, commissaire de la marine à Montréal. Le ministre ajoutait que M. Michel ne devait pas revenir au Canada. Comme il s’agissait de le remplacer, le président du Conseil de Marine demandait à M. Hocquart si le sieur Varin ne conviendrait pas pour remplir la charge de commissaire à Montréal.

Le 20 mars 1747, le président du Conseil de Marine informait M. Varin qu’il était nommé pour remplacer M. Michel de la Rouvillière à Montréal.

Pendant le voyage de l’intendant Bigot à l’île Royale en 1749, M. Varin le remplaça avec le titre de commissaire ordonnateur.

Le 1er mai 1749, M. Varin était nommé commissaire de la marine, ce qui lui fit abandonner son siège au Conseil Supérieur. Il fut remplacé dans cette charge, le même jour, par Jacques-Michel Bréard.

Le 15 mai 1752, le président du Conseil de Marine écrivait à l’intendant Bigot qu’il n’avait pas été question du sieur Varin pour la place d’ordonnateur à la Louisiane. Varin avait sollicité le titre de commissaire général mais il ne lui avait pas accordé pour plusieurs raisons. Il ajoutait que M. Varin pouvait passer en France s’il y avait des affaires, mais que s’il s’y rendait pour solliciter son avancement, il ferait mieux de s’épargner la fatigue et les frais de ce voyage.

La lettre très sévère du président du Conseil de Marine à l’intendant Bigot du 1er juin 1754 ne ménage pas, non plus M. Varin. L’on va, disait-il, jusqu’à impliquer M. Varin dans les manœuvres frauduleuses qu’on reproche aux sieurs Bréard, Péan, Claverie, Cadet, Martel, etc.

Varin, pressentant qu’on ne tarderait pas à découvrir toute la trame de ses opérations louches au Canada, chercha à s’éloigner du pays. Le 15 octobre 1754, il demandait au ministre de le placer soit au Cap Français soit à la Louisiane.

Nous n’avons pas la réponse du ministre à cette demande.

Le 15 octobre 1756, M. Varin demandait à passer en France dans l’intérêt de sa santé. Il obtint son congé au mois d’avril 1757, mais ne s’embarqua qu’à l’automne.

La santé de M. Varin ne s’améliorant pas, au printemps de 1758, il demanda au ministre de lui accorder sa retraite.

Arrêté en décembre 1761, M. Varin fut jeté à la Bastille avec Bigot, Péan, Cadet, etc., etc.

Nous avons peu de détails sur le séjour de Varin à la Bastille. Nous savons toutefois que M. de Sartine, président de la Commission qui devait le juger, lui accorda certains adoucissements, probablement à la demande des amis de sa famille et de celle des de Beaujeu, qui avaient de bons protecteurs à la cour.

Le 3 février 1762, M. de Sartine écrit au major de la Bastille : « Je vous prie de dire au sieur Varin que je consens qu’il écrive à sa famille pour lui donner de ses nouvelles mais qu’il ne date pas sa lettre de la Bastille mais de Paris, et qu’il ne mette rien dans ses lettres qui concerne son affaire. Comme il est incommodé, le chirurgien major le verra deux fois par jour plutôt qu’une. Vous lui direz aussi que je le verrai incessamment, peut-être demain. »[2]

Le sieur Varin fut le deuxième profiteur du Canada à recevoir sa sentence. Les juges, de toute évidence le trouvaient presque aussi coupable que Bigot, mais, comme dans le cas de ce dernier, différaient d’opinion sur la peine à lui imposer. Deux proposaient la pendaison, trois autres voulaient le bannir pour neuf ans, trois autres juges voulaient le déclarer incapable de servir ; à la fin, vingt juges se déclarèrent favorables au bannissement perpétuel hors du royaume. C’est ce qui fut accepté.

Comme son ami Bigot, Jean-Victor Varin, le 10 décembre 1763, fut banni à perpétuité du royaume de France et ses biens furent acquis et confisqués au profit du roi. En outre, il fut condamné à une amende de mille livres et à une restitution de huit cent mille livres.

Le jugement rendu contre Varin était accompagné des considérants suivants :

« Le dit Jean-Victor Varin, dûment atteint et convaincu d’avoir, pendant une partie du temps qu’il a fait les fonctions de commissaire ordonnateur à Montréal, toléré, favorisé, et commis lui-même les abus, malversations, prévarications et infidélités mentionnés au procès ; savoir, quant à l’approvisionnement des magasins du roi en marchandises,

« Primo — D’avoir accordé des appréciations trop fortes aux marchandises nécessaires au service, qui sont entrées dans les magasins du roi à Montréal depuis 1755, lesquelles provenaient pour la majeure partie de la maison de commerce que tenait dans la même ville le dit Lemoine Despins, avec lequel il était associé, ainsi que le dit Martel de Saint-Antoine ; du navire le Saint-Victor, dans lequel il était en société avec les dits Bréard et Estèbe ; du fonds de magasin du dit Estèbe et du sieur de La Maletie, qu’il avait acheté à Québec en société avec le dit Péan ; et de l’envoi de marchandises fait en 1757, par une maison de commerce de Bordeaux au dit Péan, dans lesquelles le dit Péan lui avait cédé un intérêt.

« Secundo — D’avoir pareillement surapprécié les grains de porcelaine, canots d’écorce, souliers tannés, et les ustenciles du pays, tels que colliers de portage, raquettes et autres effets qu’il faisait rassembler pour le service du roi par le dit Lemoine Despins, avec lequel ainsi qu’avec le dit Martel de Saint-Antoine, il était en société, comme aussi d’avoir profité des gains illégitimes qu’a produit la dite surappréciation.

« Tertio — D’avoir suivant son aveu et lorsqu’il a pris un intérêt aux ouvrages de couture nécessaires au service, accordé des prix trop forts aux dits ouvrages dont le dit Martel de Saint-Antoine était chargé et d’avoir profité du gain illégitime que ce surhaussement a produit.

« Quarto — D’avoir pareillement accordé des prix trop forts aux marchandises qui sont entrées dans les magasins du roi à Montréal, et qui composaient le fonds de commerce que Lemoine Despins, négociant, faisait tant à Québec qu’à Montréal, lequel fonds le dit Péan avait acheté en 1756.

« Quinto — D’avoir autorisé et toléré l’usage des prête-noms dans les marchés de fournitures les dites marchandises, pour pallier l’abus des dites surappréciations.

« Sexto — D’avoir, en 1757, temps auquel le bénéfice qui avait cours dans le commerce était plus fort que l’année précédente, signé des marchés de fournitures qui avaient été faites en 1756 aux magasins du roi.

« Septimo — D’avoir suivant aveu visé en 1757 des états de marchandises qui avaient été refaits ; et d’avoir signé des copies collationnées de marchés passés en 1756, relativement aux dits états, les dites copies non conformes aux marchés originaux pour les quantités et les prix.

« Quant à l’approvisionnement de vivres, le dit Varin dûment atteint et convaincu d’avoir exercé l’administration la plus infidèle et la plus préjudiciable aux intérêts du roi, en ce qu’il a augmenté de vingt à vingt-cinq pour cent les prix des vivres qu’il a fait fournir depuis 1752 et 1753 par économie aux magasins du roi de laquelle augmentation de prix il s’est appliqué le profit illégitime et en a fait part aux dits Bréard et Péan et en ce qu’il a fait faire en 1756 une recette fictive et supposée de dix-huit cents quintaux de farine et de six cents quintaux de lard, dont suivant son aveu il a profité en partie.

« Quant aux transports des effets du roi, le dit Varin dûment atteint et convaincu d’avoir été également infidèle dans son administration en augmentant suivant son aveu depuis 1755 au prix d’économie que le roi devait seulement payer pour les transports de ces dits effets de Montréal dans les forts ; et en partageant avec les dits Péan, Martel de Saint-Antoine et Dauterive les profits illégitimes, résultats de la dite augmentation. »

Varin vécut sept ans en exil.

En 1770, le duc de Noailles, qui s’intéressait beaucoup à sa famille, obtint du Roi (9 septembre 1770) un ordre pour permettre à Varin de s’établir en Corse.

Il y resta dix ans. En 1780, M. de Malesherbes obtenait du roi que le sieur Varin pourrait aller finir ses jours à Malesherbes où sa famille était établie.

Nous ignorons la date de sa mort.

Le sieur de C. dans son Mémoire sur les affaires du Canada, depuis 1749 jusqu’à 1760[3] nous fait un portrait peu flatteur de M. Varin.

« Si le peuple de Québec était vexé, écrit-il, celui de Montréal ne l’était pas moins ; il est vrai que le comestible n’y était pas tout à fait aussi rare ; mais en récompense le commerce y était beaucoup plus tombé qu’à Québec : Varin, commissaire de la marine, et Martel, garde-magasin du Roi, s’étaient emparés de tout.

« François-Victor[4] Varin était Français, d’une très basse naissance ; les uns le font fils d’un cordonnier, d’autres d’un maître d’école ; pour lui, il se donnait pour être parent de ce Varin qui s’est rendu si célèbre par la finesse et la beauté de sa gravure ; il était vain, menteur, arrogant, et le plus capricieux et entêté des hommes ; on ignore comment il a pu s’élever ; il était d’une très petite stature ; il n’avait rien d’imposant dans sa physionomie ; au reste, d’une vie licencieuse et libertine, qui lui a souvent attiré des mauvaises affaires ; mais il avait beaucoup d’esprit, quoique peu orné ; il entendait parfaitement la finance, et était laborieux ; il chercha, comme les autres, les moyens de s’enrichir, et ne donna point ce qu’il pouvait conserver pour lui ; la majeure partie des postes de la Colonie se trouvant au-delà de Montréal, ou dans ce gouvernement, les fournitures se trouvaient à sa disposition ; mais comme il ne pouvait les faire sans compromettre son emploi, il s’associa avec Martel, garde-magasin, et celui-ci fit entrer dans la société les personnes qui étaient au fait de ces sortes de choses, ou qui en ayant fait jusqu’alors le commerce, étaient moins suspectes.

« Ces deux personnes (Varin et Martel) mirent en combustion tout le commerce de Montréal ; ils s’emparèrent de tout, équipèrent des canots, et ne laissèrent que ce que le général et l’intendant s’étaient réservé, et où néanmoins ils avaient quelques parts, par les égards et les ménagements qu’ils devaient avoir pour le Commissaire.

« Pour achever de ruiner le commerce, on établit, comme à Québec, une maison qu’on nomma aussi « la Friponne », et dont on donna la direction à un nommé Pénissault, qui a tant fait parler de lui sous le munitionnaire Cadet. »

Un mot encore sur le sieur Varin fera peut-être mieux connaître le personnage. Le peuple a une expression typique pour qualifier l’individu qui, une fois parvenu à la richesse ou aux honneurs, regarde ses anciens égaux du haut de sa grandeur, « quêteux à cheval », dit-il. C’est bien le vrai titre de Varin. Madame Bégon nous dit qu’il faisait sa promenade à cheval dans les rues de Montréal, précédé d’un hoqueton également à cheval et suivi, à respectueuse distance, par son inséparable ami et associé dans ses vols, sieur Martel de Saint-Antoine[5].

En somme, Jean-Victor Varin de la Marre doit être placé dans la catégorie des tristes personnages qui hâtèrent peut-être la chute de la Nouvelle-France.

M. Varin avait épousé à Montréal, le 19 octobre 1733, Charlotte Liénard de Beaujeu, fille de Louis Liénard de Beaujeu, lieutenant de roi des Trois-Rivières. La famille de Beaujeu était bien vue à la cour et c’est probablement par considération pour elle que Varin obtint la permission de venir mourir en France après son long exil. Madame Varin et ses enfants avaient suivi son mari en France en 1757. Madame Varin ne revint jamais dans la Nouvelle-France[6].

  1. Archives du Canada, Correspondance générale.
  2. J.-Edmond Roy, Rapport sur les Archives de France, p. 868.
  3. Ces Mémoires ont été publiés en 1838 par la Société Littéraire et Historique de Québec.
  4. Varin avait les prénoms Jean-Victor et non François-Victor. Son père n’était pas cordonnier ni maître d’école. Jean Varin, sieur de la Sablonière, père de Jean-Victor Varin, était capitaine d’infanterie de Jacques II, d’Angleterre, et gendarme de la garde du Roi. Ce qui indique qu’il appartenait à la noblesse.
  5. Rapport de l’archiviste de la Province de Québec.
  6. À consulter sur Varin. Adam Short. Monnaie et changes : Bulletin des Recherches Historiques. 1916. p. 176.