Bigot et sa bande/03

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François Bigot


Les avocats qui, en 1763, eurent la lourde tâche de défendre devant le Châtelet de Paris, François Bigot, dernier intendant de la Nouvelle-France, prodiguèrent à leur client dans leurs mémoires imprimés et leurs plaidoiries le titre alors très respectueux de « messire ». Ce qualificatif n’appartenait à cette époque qu’aux nobles ou aux personnages de marque.

Le sieur Bigot n’était peut-être pas d’une famille de vieille noblesse mais les Bigot avaient été anoblis par les charges qu’ils occupaient et ils jouissaient d’une grande considération dans les Parlements et même dans la noblesse. Bigot, d’ailleurs, ne manque pas de le faire savoir à ses juges par ses avocats. « Le sieur Bigot, disaient-ils, est né dans le sein de la magistrature. Il est le fils de M. Bigot, mort conseilleur et sous-doyen du Parlement de Bordeaux. Son aïeul était greffier en chef de ce même Parlement. Il a les alliances les plus honorables »[1] Dans un des trois Mémoires présentés au Châtelet, on ajoute que Bigot était parent assez proche du comte de Morville, qui fut secrétaire d’État du département de la Marine. Par ailleurs, nous savons que la famille Bigot comptait des parents et des protecteurs puissants à la Cour. Antoine Bigot, auditeur des Comptes, avait donné sa fille Marie-Louise en mariage au comte de Sillery d’abord marié à Catherine de Rochefoucault. Le fils de ces derniers, le marquis de Puysieux, fut ministre des affaires étrangères, secrétaire d’État, conseiller au ministère de la Marine, précisément au moment où Bigot commençait son règne dans la Nouvelle-France. Notre dernier intendant était également apparenté au comte de Tellier qui devint un peu plus tard le maréchal d’Estrées. Bigot donc appartenait à une famille peut-être de petite noblesse mais puissante par ses alliances, par ses relations, et, ce qui est encore mieux, d’excellente réputation. Un des frères de Bigot fut officier de la marine royale et joua un rôle assez marquant puisque M. Lacour-Gayet, dans son Histoire de la marine sous Louis XV, lui consacre quelques pages flatteuses. Une des sœurs de François Bigot fut religieuse ursuline.

Né à Bordeaux le 31 janvier 1700, François Bigot obtint un emploi dans le département de la Marine, en 1723, grâce aux bons offices de son parent le comte de Morville. Intelligent et ambitieux, il apprit vite le rouage des bureaux et sut se rendre utile aux chefs du département. En 1731, Bigot obtenait une belle promotion et devenait commissaire de la Marine. Le comte de Maurepas distingua vite les qualités de Bigot, et, en 1732, l’envoyait à Rochefort en qualité de commissaire du département.

En 1739, nouvelle promotion pour Bigot. Il passait la mer et devenait commissaire ordonnateur et sous-intendant à Louisbourg (île Royale). La charge lui donnait en même temps le siège de président du Conseil Supérieur de l’île Royale. C’est à Louisbourg que Bigot commença les pratiques frauduleuses qui lui permirent d’atteindre à la richesse.

Après la prise de Louisbourg, en 1745, Bigot retourna en France. Il avait si bien caché son jeu qu’on ne se doutait de rien. Sa réputation d’excellent administrateur et de fidèle serviteur du roi était à ce point établie que le ministre de la Marine le choisit comme intendant de la flotte mise sous les ordres du duc d’Anville pour reprendre l’île Royale. On sait quel fut le sort de cette armada et de son chef suprême.

Son séjour à l’île Royale et son passage sur l’escadre du duc d’Anville avait si favorablement impressionné le ministre de la Marine en faveur de Bigot que le 2 septembre 1748, il le faisait choisir par le roi pour remplacer M. Hocquart comme intendant de la Nouvelle-France.

François Bigot avait bien l’intention de s’enrichir rapidement au Canada puisque dès avant son départ de la France, il entrait en société avec les armateurs Gradis, de Bordeaux, les principaux fournisseurs du Roi pour les colonies. Le marché ne fut découvert qu’après la chute du Canada, mais comment expliquer que les Gradis, aussi coupables que Bigot dans les tripotages de la Nouvelle-France, ne furent pas mis en accusation devant le Châtelet, en 1763 ?

François Bigot arriva à Québec le 26 août 1748 et il se mit à l’œuvre immédiatement.

Il faut rendre au dernier intendant français du Canada ce qui lui appartient. Travailleur et organisateur, il connaissait les moindres détails de l’administration ; il agissait vite et savait donner satisfaction à ceux qui s’adressaient à lui. Aussi ses premières années dans la Colonie lui attirèrent des éloges du ministre de la Marine. Il est vrai que les dépenses augmentaient considérablement chaque année, mais il les justifiait par des rapports apparemment exacts et non discutables.

C’est que l’intendant agissait avec une habileté consommée. Il était l’âme dirigeante de toutes les sociétés ou associations formées pour accaparer le commerce du pays, mais son nom n’apparaissait nulle part. Il était représenté dans ces entreprises par des comparses qui y faisaient leur fortune tout en augmentant celle de leur chef. Détail étrange. Bigot tenait tous ses associés sous sa dépendance sans avoir avec eux de contrats écrits. Jusqu’à présent on a trouvé au Canada aucun acte notarié qui compromette Bigot. Il avait sans doute le moyen de tenir ses créatures en laisse en leur enlevant le patronage au moment voulu si elles ne faisaient pas son affaire.

Les plaintes et les récriminations des négociants du pays, lésés ou ruinés par les monopoles et les sociétés créés par Bigot et ses satellites, d’abord ignorés par le ministre de la Marine, lui ouvrirent enfin les yeux et, à partir de 1753, les éloges se changèrent en blâmes et en reproches. Citons la lettre du ministre du 1er juin 1754. Il disait à Bigot : « J’en ai (des observations) plus particulières à vous faire sur ce qui m’est revenu des abus auxquels on attribue principalement l’excès des dépenses qui se sont faites depuis quelques années en Canada. On prétend que tout y a été mis en parti. On cite le sieur Bréard pour tous les affrètements qui se font pour le compte du roi, le sieur Péan pour toutes les fournitures de farines et de légumes, le sieur Claverie pour toutes les autres fournitures du magasin de Québec, et le sieur Cadet pour celle de la boucherie. On assure que le même désordre règne à Montréal où le sieur Martel, garde-magasin, fait lui-même les fournitures de toutes espèces avec son commis. On ajoute qu’ils se sont emparés de tout le commerce du Détroit : et l’on va même jusqu’à impliquer M. Varin dans ces manœuvres. On répète ce qu’on avait dit il y a deux ans sur les abus par rapport à la sortie des farines et sur le commerce des postes. Ce ne sont pas là de ces rapports clandestins qui, presque toujours, doivent paraître suspects, et auxquels je suis moins disposé que personne à faire quelque attention. C’est un bruit généralement répandu et on l’accompagne de circonstances qui ne sont que trop propres à faire impression. L’éclat en est même tel qu’il n’est pas possible qu’il ne vous en soit revenu quelque chose et assez pour vous engager à en venir à quelque vérification. Je compte donc que vous ne serez pas surpris que je vous en parle et que vous serez déjà mis en état de me donner sur tout cela les éclaircissements que je peux désirer, mais en tout cas vous devez sentir combien il importe à tous égards dans les conjonctures présentes de ne pas négliger de tels bruits et d’en vérifier les objets d’une manière qui ne puisse laisser ni doute ni équivoques ».[2]

C’est à la suite de cette lettre sévère du ministre que Bigot passa en France à l’automne de 1754 pour se disculper et regagner si possible, la faveur dont il avait joui jusque là. Le voyage de Bigot, pour plusieurs, marquait la fin de sa carrière : le ministre devait le destituer. Et, pourtant, l’intendant revint dans la colonie à l’été de 1755, plus puissant que jamais. Le chanoine Hazeur de l’Orme, délégué du chapitre de Québec en France, rencontra Bigot à Versailles, et il écrivait à son frère, le 30 mai 1755 : « Vous devez avoir présentement le brillant M. Bigot, tout rayonnant de gloire et de son triomphe à la cour où il a été regardé comme le seul homme capable de conduire la nouvelle expédition qu’on voulait faire… » [3]

Il est inconcevable que les ministres Rouillé et Berryer, tour à tour mis au fait des agissements de Bigot et de ses comparses, aient laissé commettre leurs vols et leurs exactions jusqu’à la fin du régime français. De toute évidence, les hauts fonctionnaires du département de la Marine étaient intéressés à jeter un voile sur les yeux du ministre. Coïncidence curieuse, dans sa lettre du 30 mai 1755, le chanoine Hazeur de l’Orme dit précisément qu’il rencontra Bigot dans les bureaux de M. de LaPorte, principal fonctionnaire du département de la Marine. Cette rencontre donne à réfléchir quand on sait que les deux frères LaPorte étaient intéressés dans le commerce de la Nouvelle-France par les importantes concessions qu’ils y avaient obtenues directement du roi. Ils furent d’ailleurs destitués ou mis à la retraite avant même la chute de Bigot.[3]

La bombance cessa avec la chute du pays. Les membres de la Caverne des Quarante Voleurs n’étaient cependant pas à plaindre. Bigot et ses principaux satellites s’embarquèrent pour la France avec des fortunes de quelques millions. Ils espéraient vivre là-bas en grands seigneurs, à l’abri des soupçons des autorités et des plaintes de leurs victimes. Ils se trompaient.

Pour sa part, Bigot s’embarqua à Québec le 18 octobre 1760, sur le navire le James. Moins d’un an plus tard, le 13 octobre 1761, le roi donnait ordre de l’enfermer à la Bastille et il y entra le 17 novembre suivant. Pourquoi ce délai d’un mois entre le mandat d’arrestation et la détention ? La justice royale était parfois plus que bénévole. Voulait-elle permettre à l’intendant infidèle de cacher ses biens ? On aurait presque le droit de le croire.

L’arrêt royal du 12 décembre 1761 ordonnait de faire le procès de tous ceux qui, dans la colonie de la Nouvelle-France, avaient volé le roi. Les juges devaient être au nombre de vingt-sept, sous la présidence de M. de Sartine. L’instruction dura plus de quinze mois. Cinquante-quatre individus subirent leur procès, mais tous n’avaient pas été arrêtés et plusieurs furent jugés par contumace.[4]

François Bigot fut prisonnier à la Bastille jusqu’au milieu de décembre 1763, soit un peu plus de deux années.

Le régime de la célèbre prison était un mélange assez curieux de sévérité et de douceurs. Ainsi, le prisonnier de haute marque pouvait y amener son valet de chambre, et c’est ce que fit Bigot. Mais ce domestique devenait prisonnier comme son maître et ne pouvait plus communiquer avec le dehors. Chaque prisonnier avait sa chambre et n’en sortait pas. Il ne pouvait prendre l’air dans la cour intérieure du château sans une permission spéciale. La nourriture de la Bastille était bonne, mais le prisonnier, en payant pouvait faire venir ses repas des restaurants voisins. Toutefois, ses parents et ses amis admis à le visiter ne pouvaient lui apporter aucune friandise. Si le prisonnier voulait renouveler sa garde-robe, il devait dresser la liste des effets désirés et la soumettre au gouverneur de la prison qui, à son tour, la soumettait au ministre. Que d’autres détails saugrenus dans cette prison d’état où des prisonniers furent détenus pendant un demi-siècle sans savoir de quoi ils étaient accusés.

En tout cas, Bigot, tout le long de sa détention, fut un prisonnier exemplaire. Les autres prisonniers ne cessaient de demander des faveurs, Bigot se contenta du menu de la prison et n’ennuya pas le gouverneur de la prison pour obtenir des adoucissements à son régime. Les Archives de la Bastille ne contiennent que deux demandes de Bigot.[5]

Le 20 février 1762, M. de Sartine écrit au major de la Bastille : « Je vous prie de permettre à Bigot et Péan et à leurs domestiques de se promener alternativement et séparément dans la cour intérieure du château deux fois par semaine et pendant une heure ou deux. Qu’ils soient accompagnés parce qu’on ne saurait prendre trop de précaution à l’égard de ces prisonniers ».

Le même billet ajoute : « Permission est accordée à Cadet et Pénissault de se promener ensemble dans la cour intérieure ou sur les tours. Permission leur est accordée aussi d’entendre la messe. »[6]

Le diable en vieillissant se fit ermite. Bigot, lui, une fois enfermé à la Bastille, se livra à la dévotion. Il demanda à entendre la messe dans la chapelle de la prison, ce qui lui fut accordé par le billet suivant de M. de Sartine au major de la Bastille : « Bigot et Varin désirent entendre la messe. Je consens à leur donner cette jouissance et aussi qu’on donne un nouveau panier de vin à Péan. »[6]

Dans les premiers jours de décembre 1763, les juges du Châtelet avaient pris connaissance de tous les témoignages qui avaient été entendus devant la cour, les avocats des différents accusés avaient soumis leurs plaidoyers et les procureurs du ministère public y avaient répondu. Il ne restait plus qu’à rendre les sentences. Mais un tribunal composé de vingt-sept membres est une machine judiciaire assez difficile à manœuvrer. M. de Sartine, malgré toute son habilité, n’y parvint qu’après de grandes difficultés.

Le procureur général Moreau avait suggéré un moyen qui, d’après lui, aurait beaucoup simplifié les délibérations des juges sur les jugements à rendre. Sa suggestion, à son grand désappointement, ne fut pas acceptée. Chaque juge fut laissé libre de voter comme il l’entendrait, c’est-à-dire d’imposer la peine qu’il jugerait convenable.

Le procureur général Moreau nous a conservé les opinions exprimées par les juges du Châtelet. On verra qu’au début on ne s’entendait guère à cette fin.

Récapitulons les opinions des magistrats :

À la peine de mort : M. Davis, M. de Villiers, M. Quillet. Le premier voulait faire monter Bigot sur la potence, les deux autres préféraient lui faire trancher la tête par le bourreau. Tous trois, voyant qu’ils étaient les seuls à demander la peine de mort, changèrent leur opinion, et se prononcèrent pour les galères.

Aux galères : M. Dupont, M. Benoist, M. Avril, M. Pelletier, M. Baville, M. de la Honville, M. Testard Dulis, M. de Bonlieu, M. Davesne, M. le gouverneur, M. de Voisins.

Au bannissement à perpétuité hors du royaume : M. de Montault, M. Fosseieux, M. Tosson, M. de Montanglos, M. de Sartine.

Au plus amplement informé : M. Dufresnai, six mois et prison.

M. Ducoudrai : un an et liberté.

un avant-faire droit :

M. Souchet.

À déclarer incapable de servir : M. Pittouin, M. Sulpice, d’Albert, M. Léonard, M. Pullet.

Comme on le voit, les opinions différaient assez sensiblement. Finalement, il y eut compromis : dix-huit juges finirent par se prononcer pour le bannissement à perpétuité, et huit autres restèrent sur leurs positions en votant pour les galères.

Sur le banc du Châtelet, se trouvaient de bons juges, il n’y a pas de doute là-dessus, mais il se trouvait aussi des juges bons, trop bons, peut-être.

Le 10 décembre 1763, les juges du Châtelet rendaient leur jugement dans le cas de Bigot comme de ceux qui avaient subi leurs procès en même temps que lui. Le jugement rendu contre Bigot était accompagné des considérants suivants : « Le dit François Bigot est dûment atteint et convaincu d’avoir pendant le temps de son administration dans la colonie française du Canada en l’Amérique Septentrionale, toléré, favorisé et commis lui-même les abus, malversations, prévarications et infidélités mentionnés au procès, dans la partie des finances, l’une des plus importantes dont il était chargé, lesquelles sont principalement quant à l’approvisionnement des magasins du roi en marchandises.

« Primo — D’avoir préparé les voies aux dits abus en insinuant au ministre, par les lettres, et notamment par celle du 8 octobre 1749. « qu’il y avait de l’avantage pour le roi, d’acheter à Québec les marchandises pour les services, que la colonie en était pourvue pour trois ans, et qu’elles ne reviendraient peut-être pas si cher qu’à les prendre en France, en payant la commission et le fret », et par celle du 30 septembre 1750 que ce qu’il avait acheté à Québec ne revenait pas aussi cher que ce qu’on avait envoyé de Rochefort, tout y étant à peu de choses près, au prix de France ; et d’être ainsi parvenu à innover à la manière ancienne d’approvisionner les magasins du roi, et à en substituer jusqu’en 1750 une nouvelle, qui a été très préjudiciable aux intérêts de Sa Majesté.

« Secundo — D’avoir fait recevoir dans les magasins du roi à Québec, dès 1749, les marchandises qui lui ont été envoyées sur le navire la Renommée en conséquence d’une police de société qu’il avait formée avant son départ de France, en 1748, avec une maison de commerce de Bordeaux, dans laquelle société il avait cinq dixième dont, à son arrivée dans la colonie, il a cédé deux dixième au dit Bréard, suivant la nouvelle police de la dite société, faite pour six années, et signée dans la dite colonie, à la date du 10 juillet 1748, et d’avoir à la faveur de la dite innovation, continué l’approvisionnement des dits magasins avec les marchandises qui lui étaient envoyées chaque année sur les états de demande qu’il adressait à la dite maison.

« Tertio — D’avoir favorisé la maison de commerce du nommé Claverie, à Québec, connue dans la colonie sous le nom la Friponne, en y faisant prendre par préférence les marchandises nécessaires au service dans laquelle maison construite en 1750 par permission du dit Bigot sur un terrain appartenant au roi, et contiguë à ses magasins et qui a subsistée depuis 1751 jusqu’à 1753, les dits Bréard et Estèbe étaient officiers et le dit Bigot est suspect de l’avoir été.

« Quarto — D’avoir approvisionné les dits magasins du roi tant avec les pacotilles que le dit Bréard faisait venir chaque année de France, pour son compte personnel, qu’avec la majeure partie des cargaisons du navire le Saint-Mandet, dans lequel les dits Bigot, Bréard, Estèbe et Péan étaient intéressés et de l’Angélique, dans lequel le dit Bigot est suspect de l’avoir été avec les mêmes, et, néanmoins d’avoir assuré le ministre par sa lettre du 12 février 1756 que les intérêts qu’il pouvait avoir eus, n’avaient regardé en rien le service du roi ni ne l’avaient détourné un instant du zèle qu’il devait avoir pour ceux de Sa Majesté, et d’avoir dénié au procès toutes les sociétés ci-dessus prouvées à son égard, n’étant même convenu de la plupart d’icelles que sur la représentation des pièces de lui signées.

« Quinto — D’avoir fait entrer pareillement dans les dits magasins du roi la plus considérable partie des pacotilles qui lui soit arrivées en 1757 et 1758, ainsi que d’autres marchandises achetées par des particuliers dans la colonie.

« Sexto — D’avoir aussi fait entrer dans les magasins du roi les marchandises provenant des dites sociétés et pacotilles, et des particuliers de la colonie, à des prix supérieurs à ceux que les marchandises de même espèce étaient vendues par les négociants de la dite colonie, laquelle survente, faite au préjudice de Sa Majesté, a eu lieu de différentes manières, soit en donnant ou tolérant par le dit Bigot des prix et bénéfices au-dessus du cours du commerce, soit parce que du nombre des marchés signés par le dit Bigot, il s’en trouve qui sont datés d’un temps antérieur ou postérieur aux fournitures, et rapprochés par ce moyen des époques auxquelles les prix du commerce étaient plus forts, soit enfin parce que les marchandises achetées de l’ordre du dit Bigot, dans la colonie, ne sont entrées dans les dits magasins que de la seconde main, ce qui est notamment arrivé en 1755 et en 1756, où des marchandises achetées de l’ordre du dit Bigot chez des négociants de Québec, au bénéfice par lui réglé, sont entrées dans les magasins de Sa Majesté sous d’autres noms que ceux des négociants qui les avaient vendues, et ont été payées en parties à des prix beaucoup plus forts, suivant aucun des marchés signés par le dit Bigot.

« Septimo — D’avoir tellement toléré l’usage des prête-noms (dont il s’est servi lui-même) dans la passation des marchés, que presqu’aucunes des ventes qui se sont faites aux magasins du roi ne paraît sous les noms des véritables vendeurs, ce qui avait pour but d’empêcher qu’ils ne fussent connus.

« Octavo — D’avoir à la faveur des fausses déclarations qu’il a fait faire pendant plusieurs années, au bureau du Domaine, par les gardes magasins de Québec, portant que les marchandises des dits navires la Renommée, le Saint-Mandet, l’Angélique et autres étaient pour le compte du roi, exemptés des dites marchandises des droits dus au Domaine, et d’avoir profité de cette exemption par rapport à aucune des dites marchandises, exemptions dont il a passé la reprise dans les comptes que le receveur du Domaine lui rendait.

« Nonno — D’avoir depuis l’établissement du tirage des lettres de change à trois termes d’année en année, interverti l’ordre qu’il avait proposé lui-même et que le ministre avait approuvé, en se faisant délivrer à lui-même, ou en accordant à sa société et à ceux qu’il voulait favoriser une plus grande quantité de lettres de change du premier terme qu’il ne le devait, quoiqu’il eut promis au ministre par sa lettre du 23 juillet 1753 « d’avoir attention à traiter tout le monde également et sans aucune préférence ».

« Decimo — D’avoir, sans observer les formalités des publications et enchères prescrites pour les adjudications des pelleteries du roi, vendu de gré à gré les dites pelleteries au dit Estèbe, avec lequel il était intéressé, ainsi que le dit Bréard, quoique par les procès-verbaux signés du dit Bigot et dont aucuns sont sous des noms empruntés, il paraisse que les dites formalités aient été remplies,

« Undecimo — D’avoir contre la teneur de ses instructions qui lui prescrivaient d’approvisionner les magasins du roi à Montréal et ceux des forts avec les marchandises tirées des magasins de Québec ou achetées chez les négociants de la même ville autorisé le sieur Varin à acheter à Montréal les marchandises nécessaires au service, à compter de 1756, temps auquel la société avec la dite maison de commerce de Bordeaux était expiré ; et d’avoir pareillement autorisé le dit Cadet à faire passer, tant à l’Acadie que dans les Pays d’En Haut, des marchandises pour les vendre au roi dans les dits endroits, ce qui a causé un préjudice considérable aux intérêts de Sa Majesté.

« Duodecimo — D’avoir signé inconsidérément des états de marchandises fournies aux postes de la Chute et de Niagara, au bénéfice de deux cents pour cent qu’il n’avait accordé que comme les ayant destinées aux postes les plus éloignés, et d’avoir arrêté d’autres états de marchandises fournies au poste de Miramichi, qui avaient été refaits de son ordre et dans lesquels les quantités de marchandises étant augmentés de moitié et les prix diminués dans la même proportion, les totaux se trouvaient être les mêmes que ceux portés dans les premiers états.

« Quant à la fourniture des vivres faite par le dit Cadet, munitionnaire général, à partir de 1757, dans les villes, forts et postes (duquel munitionnaire l’établissement n’avait été consenti par le ministre que dans la vue d’arrêter le progrès des dépenses excessives de la régie qui était précédemment en usage dans la colonie) le dit Bigot dûment atteint et convaincu d’avoir favorisé le dit munitionnaire général, qui était en société avec les dits Péan, Maurin, Corpron et Pénissault, et d’avoir toléré les abus qui se sont pratiqués relativement à la fourniture des dits vivres par la plus grande négligence dans cette partie de son administration.

« Primo — En ce qu’il a accordé avec trop de facilité au dit Cadet des indemnités sans en fixer le montant, et qu’il lui a laissé la liberté de les faire convertir en distribution de rations de vivres dans les états de consommation qu’il figurait lorsqu’ils lui étaient présentés, et d’après lesquels il délivrait les ordonnances en forme, pour en procurer le paiement au dit Cadet.

« Secundo — En ce que, faute par le dit Bigot, d’avoir donné connaissance suffisante du marché du dit munitionnaire, par les extraits envoyés aux différentes personnes chargées de concourir à son exécution, il en est résulté, premièrement, que les bateaux du roi, dont le dit Cadet avait, suivant son marché, la liberté de se servir pour le transport de ses vivres, et la charge de les entretenir ont été néanmoins entretenus aux dépens de Sa Majesté ; secondement, que les rations distribuées aux troupes en quartiers d’hiver dans les campagnes ont été employées dans les états de fourniture des forts où la ration était payée presque le double. Troisièmement, que les billets des vivres à fournir, tant à Montréal qu’à Lachine, aux troupes, aux miliciens et aux Sauvages étaient pour la plus grande partie tirés sur le poste de LaChine par les officiers et employés par les gardes magasins sur les états du dit poste, quoique les prix de LaChine fussent de vingt-trois sols en temps de guerre, pendant que ceux de Montréal n’étaient que de neuf sols en temps de paix et de dix sols et demi en temps de guerre ; de tous lesquels abus sont résultés les gains énormes du dit Cadet et de la société.

« Quant au transport des effets du roi, le dit Bigot dûment atteint et convaincu d’avoir préjudicié aux intérêts de Sa Majesté, relativement aux prix qu’il a accordés pour le fret aux bâtiments qui ont transportés les dits effets dans partie desquels bâtiments il était intéressé, ainsi que les dits Péan, Bréard et Estèbe, tous lesquels abus, malversations, prévarications et infidélités plus amplement détaillé au procès, ont causé un préjudice considérable aux intérêts de Sa Majesté et procuré des gains illégitimes de partie desquels le dit Bigot a profité ».

Pour réparation des fautes dont Bigot venait d’être reconnu coupable il fut condamné à être banni du royaume de France à perpétuité, à la confiscation de ses biens, à mille livres d’amende et à une restitution de quinze cent mille livres, envers Sa Majesté.[7]

Le lendemain de la condamnation qui bannissait Bigot pour toujours de la France, M. de Berville se rendit à la Bastille pour lui en faire part. Le gouverneur de la Bastille assistait à l’entrevue et, le même jour, écrivait à M. de Sartine ; « J’étais présent et seul avec M. de Berville lorsqu’il a fait la lecture du jugement à M. Bigot qui s’en est recrié à plusieurs articles, disant qu’il n’y en avait point de preuves suffisantes au procès ; mais, somme toute, je crois m’être bien aperçu que ce prisonnier ne faisait que dissimuler et que, dans son intérieur il s’attendait à quelque chose de pire ; il n’a point changé de couleur ; il n’a point paru démonté du tout ; il n’a point versé une seule larme et, dans le fond de son cœur, je crois qu’il est content ».

Bigot s’attendait à quelque chose de pire ! En effet, l’ancien intendant s’en tirait relativement à bon marché quand on sait la sévérité des anciennes lois françaises contre ceux qui volaient le roi.

On a fait beaucoup de potins et, disons le, encore plus de blagues sur la condamnation de Bigot. Il est bon d’en faire disparaître au moins une que le Père Le Jeune a contribué à répandre davantage dans son important Dictionnaire général d’histoire du Canada.

« Le 22 août 1763, dit-il le président requit au nom du Roi que François Bigot doit être déclaré d’avoir depuis 1748 toléré, favorisé et lui-même commis abus, exactions, malversations, prévarications, infidélité et vols plus amplement spécifiés durant le procès, que en réparation le dit François Bigot est condamné à faire amende honorable devant la porte principale des Tuileries où il sera escorté par l’exécuteur public dans un caisson, ayant la corde au cou et portant dans une main une torche allumée en cire jaune pesant deux livres, sur sa poitrine et sur son dos sera placée une affiche avec cette inscription : Public administrateur, voleur perfide, et là, à genoux nu tête et pieds nus, revêtu de sa chemise, il devra déclarer à haute et intelligible voix, que, durant son administration de la Nouvelle-France, en paix et en guerre, il a été coupable de fraudes, extorsions et rapines exposés dans l’acte d’accusation, de ses biens 50,000 livres devaient être confisquées comme restitution au trésor royal : et, enfin, il devait être conduit à la place de Grève et y être exécuté. »

Le Père Le Jeune ajoute :

« Mais la cour n’agréa point la sentence arrêtée, Bigot la vit commuée en bannissement perpétuel avec une amende de 1000 livres et une restitution de 1,500,000 livres ».[8]

Tout ceci est de la pure fantaisie. Bigot ne fut pas condamné à mort le 22 août 1763 ni à une date postérieure. Le roi n’a donc pas commué sa sentence.

En France, comme dans tous les pays civilisés d’ailleurs la justice la plus élémentaire veut qu’un accusé ne soit pas condamné avant ou au cours de son procès. Le 22 août 1763, le procès de Bigot était loin d’être terminé. Ce jour-là précisément, l’intendant fut de longues heures sur la sellette et il y retourna plusieurs fois pendant les semaines qui suivirent.

Ce qui a probablement fait naître cette légende, c’est qu’on a confondu les conclusions du procureur général Moreau avec la condamnation des Juges du Châtelet demandant la peine de mort contre Bigot mais les Juges ne s’entendirent pas sur la sentence. On a vu plus haut qu’il y eut ensuite compromis.

Le jugement qui condamnait Bigot avait en même temps ordonné la confiscation de tous ses biens. Dès le 8 janvier 1764, le président du Conseil de Marine donnait instruction à M. de Fontanien de faire la recherche des biens de l’intendant. Mais Bigot, dès son retour en France, s’était rendu compte que l’orage s’amoncelait sur sa tête et il avait eu la précaution de mettre en lieu sûr tout ce qui pouvait se dissimuler. Quant à ses biens immobiliers, il les avait passés à des parents ou à des amis complaisants.

À la fin de mars 1764, M. de Fontanien transmettait au président du Conseil de Marine la liste des dépôts d’argent et des biens qu’on avait pu saisir sur Bigot. Nous n’avons pas ce procès-verbal mais nous croyons que les recherches n’avaient pas donné un gros résultat. Bigot avait acquis en France les terres d’Orce et de Lagenait. Le 20 avril 1764, le président du Conseil de marine permettait à M. de Fontanien de vendre ces terres séparément ou avec les autres biens de l’ancien intendant que M. Segnerole s’offrait d’acheter. Bigot avait également acheté une autre terre assez importante qui fut aussi saisie et vendue ou plutôt donnée un peu plus tard à un favori du pouvoir.

En avril 1768, un M. Bigot qu’on désigne sous l’appellation de M. Bigot l’aîné, frère de notre intendant, demandait au Conseil de Marine à être remboursé d’une somme de 23,990 livres qu’il avait reçue de l’ex. intendant et qu’on l’avait condamné à remettre au Roi.

Aux jours de sa splendeur, Bigot avait commandé en France un service de table en argent qui devait être de très grande valeur si on en juge par les convoitises qu’il fit naître un peu plus tard chez de hauts personnages. Il avait rapporté sa vaisselle d’argent en France et, pour la soustraire aux recherches des officiers du Roi, il l’avait mise en dépôt au monastère des Ursulines de Blois où sa sœur était religieuse. C’est là qu’elle fut découverte par les employés de M. de Fontanien.

On a écrit que Bigot, après le jugement infamant rendu contre lui, se rendit au Brésil où il mourut dans l’obscurité. C’est là, croyons-nous, le résultat d’une erreur. Un peu après 1920, M. Victor Hugo Palsits, le grand bibliographe américain, écrivait à l’honorable M. Taschereau, premier ministre de la province de Québec, qu’il avait en sa possession une liasse de plus de cent lettres du trop fameux Bigot et il offrait de les vendre au gouvernement de Québec.

L’Archiviste de la Province se rendit à New-York et se mit en rapports avec M. Palsits. Il lut toutes les lettres en question et l’une d’elles, en effet, disait que le signataire s’embarquait pour le Brésil quelques jours plus tard. Cette lettre datait de la fin de 1763 ou des premiers mois de 1764, dans aucune de ces lettres, toutefois, il n’était question du Canada et elles portaient toutes sur des sujets d’affaires. L’écriture ressemblait étrangement à celle de l’intendant. Mais l’Archiviste de la Province se convainquit vite que les lettres en la possession de M. Palsits n’étaient pas de François Bigot mais de son frère, capitaine dans la marine royale.

Nous ignorons ce que devinrent les lettres de M. Palsits qui n’avaient aucun intérêt pour le Canada.

Pour nous, François Bigot, dernier intendant de la Nouvelle-France, après le jugement du 10 décembre 1763 et son expulsion de la France, changea de nom et se retira dans un pays voisin. Où ? Bigot resta toujours en relations avec son frère capitaine de marine, et sa sœur, religieuse dans un couvent de Bordeaux. Les papiers de ces parents de Bigot, s’ils existent encore, nous diraient peut-être le lieu de la retraite de l’intendant infidèle.

Quoi qu’il en soit du lieu où se retira l’intendant Bigot, nous savons qu’il demanda sa grâce plusieurs fois et l’autorisation de venir finir ses jours en France. L’évêque de Blois, dans une lettre de novembre 1772, priait le ministre de la Marine de s’intéresser au sort de Bigot. Deux années plus tard, en 1774, il revenait à la charge. Le ministre lui répondit qu’il ne pouvait rien faire pour le condamné. En 1775, Bigot fit présenter des lettres de réhabilitation au garde des sceaux. Il voulait obtenir la signature du roi au bas de ces lettres. Le garde des sceaux répondit qu’il ne pouvait s’occuper de cette affaire parce que les procédures dans l’affaire de Bigot n’avaient pas été déposées à ses bureaux. C’est là une des dernières mentions de l’existence de Bigot.

L’intendant Bigot a laissé un si triste souvenir dans le peuple qu’il n’est pas rare de rencontrer des gens qui l’accusent de trahison pendant le siège de Québec. Les romanciers Kirby, Marmette, Rousseau et autres l’ont noirci à qui mieux mieux en lui imputant tous les crimes imaginables. Il n’est donc pas étonnant que le populaire en fasse un véritable démon.

Au procès du Châtelet, Bigot ne fut certainement pas accusé de trahison. On lui fit un procès pour avoir toléré, favorisé et commis lui-même des abus, malversations, prévarications et infidélités. Tous ces crimes, toutefois, équivalaient à une véritable trahison puisqu’ils privaient la colonie des fonds que le roi lui envoyait pour assurer sa défense.[9]

Si François Bigot a eu des adversaires et des ennemis parmi ses contemporains, il a rencontré également sinon des amis qui le défendirent, une fois tombé, du moins des gens qui le jugèrent un peu moins sévèrement et lui donnèrent même le bénéfice du doute.

On peut citer parmi ces bonnes âmes le grincheux sieur de C. qui est fiel et vinaigre pour tous les personnages militaires ou civils de la colonie et qui, cependant, trouve toutes les qualités imaginables à l’intendant Bigot. Le portrait qu’il en trace est à encadrer :

« M. François Bigot, écrit-il, était alors intendant du Canada ; il était d’une famille de Guyenne illustre dans la robe ; il avait beaucoup d’esprit et de pénétration ; généreux, bienfaisant et capable de remplir une place éminente plus éminente que celle qu’il avait ; lorsqu’il avait une fois accordé sa confiance et sa protection, il ne les retirait pas aisément ; plein de bonne foi et de probité, il se laissait aisément prévenir et gagner ; sa façon de vivre était unie et pleine d’égards pour les personnes qui le visitaient ou lui faisaient leur cour ; il était magnifique dans sa table et soulageait les malheureux avec une générosité qui tenait de la munificence ; il aimait les plaisirs mais ils ne lui dérobaient rien de ce qu’il devait à ses occupations ; il était jaloux à l’extrême de son autorité, soutenait trop ceux qui avaient sa confiance, qui, malheureusement, n’étaient pas assez honnêtes gens et de mérite. Il n’écoutait qu’eux et ne suivait que leurs conseils. Ils abusèrent de sa bonne foi et lui firent commettre des fautes énormes… »[10]

  1. Mémoire par messire François Bigot, 1ère partie, p. 3.
  2. Bulletin des Recherches Historiques 1916, p. 179.
  3. a et b Bulletin des Recherches Historiques.
  4. Dussieux, dans son ouvrage Le Canada sous la domination française, porte le nombre des accusée à cinquante-cinq. La liste officielle, cependant, n’en donne que cinquante-quatre.
  5. J.-Edmond Roy, Rapport sur les Archives de France, p. 868.
  6. a et b J.-Edmond Roy. Rapport sur les Archives de France, p. 869.
  7. Jugement rendu souverainement en dernier ressort.
  8. R. P. Le Jeune, Dictionnaire général d’histoire du Canada.
  9. Bulletin des Recherches Historiques, 1930. p. 643.
  10. Sur Bigot, outre ses trois Mémoires soumis au Châtelet en 1763, on peut consulter Ignotus la Presse, 1904 ; Adam Short, Monnaie et change, Régis Roy, Les Intendants de la Nouvelle-France ; Guy Frégault, François Bigot, administrateur français, etc., etc.