Bigot et sa bande/07
Jean-Baptiste Martel de Saint-Antoine
On a peu d’idées de nos jours des supercheries et des mensonges dont se servaient les parvenus autrefois pour se faire admettre dans ce qu’on est convenu d’appeler le grand monde. Le sieur Jean-Baptiste Grégoire Martel, sieur de Magesse et de Saint-Antoine, nous en fournit un exemple concret.
Une fois riche et établi en France, le sieur Martel, pour en imposer aux nobles qu’il fréquentait, se fabriqua une généalogie magnifique qui, disons-le, fut acceptée sans discussion par les généalogistes royaux, pourtant, bien payés pour empêcher les faux nobles de s’inscrire dans les Armoriaux du royaume. D’après les notes que Martel transmit à l’Armorial de France, son père, capitaine au régiment de Carignan et chevalier de Saint-Louis, aurait été gouverneur de l’Acadie. À la vérité, le père du sieur Martel était arrivé ici en 1672 comme simple soldat dans la compagnie des gardes du gouverneur Frontenac. Il est vrai qu’une fois sa décharge obtenue, Martel père vécut en Acadie mais non comme gouverneur. Il fut simplement petit marchand à Port-Royal. Quand cette ville tomba au pouvoir des Anglais, Martel père revint à Québec et obtint un emploi obscur dans les bureaux de l’Intendance.
C’est là toute l’illustration de la famille Martel. Né à Québec le 26 septembre 1710, Jean-Baptiste-Grégoire Martel entra en qualité d’écrivain au magasin du Roi à un âge où les autres sont encore aux études. Il y suivit son père et son frère Jean-Urbain.
Ambitieux, travailleur, ne doutant de rien, ingénieux à se faire des protecteurs. Martel ne tarda pas à améliorer son sort.
Enfin, le 31 octobre 1743, l’intendant Hocquart lui donnait une commission pour faire les fonctions de garde des magasins du roi à Montréal. Il en obtint le brevet du roi l’année suivante.
À Québec, la femme de Martel faisait le commerce. Elle suivit son mari à Montréal, et, évidemment le magasin alla les rejoindre. Dès lors, commencèrent ces sociétés avec les fournisseurs du Roi, ces entreprises de toutes sortes avec ceux qui touchaient le gouvernement du Roi de proche et de loin et devaient conduire Martel à la fortune puis à la Bastille. Martel devenu riche donna la démission de sa charge de garde-magasin, en janvier 1757. Il voulait aller jouir en France de la belle fortune faite dans la Nouvelle-France à si peu de frais.
Citons le malin sieur de C. qui a si bien démasqué la plupart des profiteurs de la fin du régime français :
« Martel était fils d’un marchand autrefois établi au Port-Royal qui vint à Québec lorsqu’on rendit cette place aux Anglais ; comme il était pauvre, il sollicita des emplois ; un de ses frères, Jésuite, lui procura et à trois de ses frères des protecteurs, qui les firent avancer au-delà de leurs espérances ; celui dont je parle ne manquait pas de génie et surtout de celui qui est propre au commerce — aussi, en peu de temps gagna-t-il des sommes immenses.
« Ces deux personnes (Varin et Martel) mirent en combustion tout le commerce de Montréal ; ils s’emparèrent de tout, équipant des canots, et ne laissèrent que ce que le général et l’intendant s’étaient réservé, et où néanmoins ils avaient quelques parts, par les égards et les ménagements qu’ils devaient avoir pour le commissaire.
« Pour achever de ruiner le commerce, on établit comme à Québec une maison qu’on nomma la Friponne et dont on donna la direction à un nommé Pénissault, qui a tant fait parler de lui sous le munitionnaire Cadet[1].
Madame Bégon qui avait vu monter les frères Martel dans l’échelle sociale par des moyens plus ou moins honorables, parle souvent d’eux dans ses lettres. Elle détestait souverainement Martel de Saint-Antoine qui habitait dans son voisinage. Il faut lire les traits qu’elle décoche à ce « petit Martel » surtout quand il s’avisa de se faire donner des leçons de danse pour assister à un bal donné par Bigot.
Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise. La fin pour M. Martel vint avec la capitulation de Montréal. Nous disons la fin. Oui, c’était la fin de l’exploitation mais Martel traversa la mer avec un beau magot dans ses bagages. Le fils du petit marchand de Port-Royal sollicitant, la larme à l’œil, un petit emploi dans les bureaux de Québec, était devenu plusieurs fois millionnaire.
Mais la rétribution vint pour lui comme pour les autres. En novembre 1761, il fut arrêté et mis à la Bastille.
Martel, malgré son court séjour en France, avait déjà réussi à se faire des amis. D’ailleurs, son frère le Jésuite était alors en France et c’est peut-être lui qui lui procura des protecteurs. L’archevêque de Tours, puissant auprès de la cour, essaya de le faire remettre en liberté. Le président du Conseil de Marine tint ferme et, le 1er décembre 1761, il écrivait au prélat qu’il était inutile d’insister.
M. Martel reçut sa sentence le 10 décembre 1763.
Le jugement porté contre Martel de Saint-Antoine était précédé des considérants suivants :
« Le dit Jean-Baptiste Martel de Saint-Antoine dûment atteint et convaincu,
« Primo — D’avoir profité sciemment des gains illégitimes provenant du surhaussement des prix accordé par le dit Varin à la fourniture des grains de porcelaine, canots d’écorce et ustensiles du pays, tel que colliers de portage, raquettes et autres faites par le dit Lemoine Despins au commerce duquel il était associé avec le dit Varin.
« Secundo — D’avoir pareillement profité sciemment de l’augmentation de prix accordée par le dit Varin sur les ouvrages de couture dont le dit Martel était chargé, laquelle augmentation a été accordée par le dit Varin lorsqu’il a pris intérêt dans les dits ouvrages.
« Tertio — D’avoir aussi profité comme associé des gains illégitimes du gain résultant de bénéfices trop forts que le dit Varin a accordés aux marchandises que la maison de commerce de Lemoine Despins fournissait aux magasins du Roi à Montréal.
« Quarto — D’avoir certifié en 1756, de l’ordre dudit Varin, l’état d’une recette fictive aux magasins du Roi de dix-huit cents quintaux de farine et de six cents quintaux de lard et d’avoir reçu une somme dudit Varin, et, en conséquence, le dit Martel de Saint-Antoine suspect d’avoir eu part à la dite malversation.
« Quinto — D’avoir pendant plusieurs années certifié des états pour le transport des effets du Roi dans lesquels le prix des dits transports avait été augmenté au préjudice de Sa Majesté par le dit Varin qui les faisaient faire par économie. D’avoir reçu chaque année une somme du dit Varin et d’avoir suivant son aveu su dudit Varin en 1757 et que les dites sommes étaient pour son quinzième dans la dite augmentation illégitime. »
Martel de Saint-Antoine reçut une maigre punition pour tous les gains illégitimes qu’il avait faits au détriment du Roi. Il fut condamné à être mandé en la Chambre pour y être admonesté en présence des juges, défense lui fut faite de récidiver sous peine de punition exemplaire. Il dut en outre débourser six livres comme amende et cent mille livres de réparations. Il devait garder prison au château de la Bastille jusqu’au parfait paiement de l’amende et de la restitution.
Martel offrit de déposer 361,369 livres en lettres de change du Canada pour obtenir sa libération avant le paiement de sa restitution de 100,000 livres. Il demandait cette faveur pour réunir la somme nécessaire au paiement de sa condamnation. Nous croyons que sa demande fut agréée.
M. Martel qui avait acheté une superbe résidence à Tours et le non moins beau château d’Esvres, ne jouit pas longtemps de la belle fortune faite à Montréal. Il décéda à Tours le 18 mai 1767.
Les fils de M. Martel firent placer l’inscription suivante dans l’église de Saint-Hilaire de Tours où il avait été inhumé :
« À la mémoire de messire Jean-Baptiste-Grégoire de Martel, écuyer, seigneur de Saint-Antoine, de Magesse, en Canada, d’Esvres, Dorsay et autres lieux en Touraine, conseiller, secrétaire du Roi, maison et couronne de France, et de ses finances, décédé le 18 mai 1767, en la 57e année de son âge, et enterré dans la paroisse de Saint-Hilaire de Tours.
« La mort lui avait ravi sa chère épouse dame Marie-Anne Gauvreau, en son château d’Esvres, le 22 septembre 1766, à l’âge de 52 ans.
« La tendresse éplorée de leurs enfants versa des larmes d’amertume sur le dernier de leurs soupirs, inconsolables de les avoir perdus. Le moment qui les réunira à eux verra à peine finir leurs justes regrets, ils n’oublieront jamais les dignes auteurs de leur existence et les pauvres diront à leurs enfants qu’en les perdant, ils perdirent leur soulagement, leur appui et leur consolation.
« C’est le monument que la piété, le respect, la religion et la reconnaissance de messire Pierre Martel de Magesse, leur fils aîné, écuyer, ancien officier au régiment de Berry, Languedoc et la Sarre, lieutenant de Nosseigneurs les maréchaux de France, seigneur de la paroisse de Dorsay et autres lieux, et dame Marie-Françoise-Jacques Doire, son épouse, érigèrent à la mémoire du plus tendre et du plus chéri des pères. Requiescant in pace — 1788 ».[2]