Bigot et sa bande/25

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Le nommé Saint-Sauveur


Le marquis de Montcalm n’aimait pas le gouverneur de Vaudreuil. Il n’est donc pas étonnant que le sieur de Saint-Sauveur, secrétaire du gouverneur de Vaudreuil, n’ait pas été dans ses bonnes grâces. Dans ses lettres intimes, Montcalm ne se gêne pas d’écrire ce qu’il pense de ceux qui l’entouraient. Le Général a de temps en temps des allusions plutôt aigres sur le compte de Saint-Sauveur ; en bon méridional qu’il était et écrivant sous l’impression du moment, il lui arrivait de dépasser la mesure.

Originaire de Montpellier, paroisse Saint-Pierre, André Grasset de Saint-Sauveur arriva ici comme secrétaire du gouverneur de la Jonquière, en août 1749. Après la mort de M. de la Jonquière, quatre ans plus tard, on ignore ce que devint son secrétaire. Peut-être servit-il M. Duquesne, successeur de M. de la Jonquière, en la même qualité ? En tout cas, il entra au service du marquis de Vaudreuil, comme secrétaire, dès son arrivée de la Louisiane.

Montcalm dit quelque part que M. de Vaudreuil ne faisait et ne dictait aucune lettre. M. de Saint-Sauveur était donc un secrétaire précieux pour le gouverneur. M. de la Jonquière avait proposé M. de Saint-Sauveur, qui était avocat, comme conseiller au Conseil Supérieur. Il fut agréé le 1er mai 1750, mais ne prit jamais son siège au Conseil. M. de Vaudreul, à son tour, demanda pour lui la place d’inspecteur des magasins du Roi. Cette proposition resta sans réponse. M. de Saint-Sauveur agit comme secrétaire du gouverneur de Vaudreuil jusqu’au départ de ce dernier pour la France.

M. de Saint-Sauveur resta dans la Nouvelle-France jusqu’en 1764. Tant de rapports avaient été portés à la connaissance du ministre contre M. de Saint-Sauveur qu’il fut mis en accusation devant le Châtelet de Paris ; en même temps que Bigot et les autres profiteurs. Comme il n’était pas en France, le jugement du 10 décembre 1763 décréta qu’il serait plus amplement informé contre lui.

En avril 1765, après cinq années de contumace, M. de Saint-Sauveur se constitua prisonnier à la Bastille. Le tribunal, après information, le mit hors de cour. Il n’en reste pas moins que, si on accepte comme vrais les témoignages de Cadet et d’autres profiteurs, M. de Saint-Sauveur fut un des boodlers les plus avides des dernières années du régime français. Ainsi Cadet affirma qu’il avait payé à M. de Saint-Sauveur 30,000 livres en billets de vivres ordonnés pour les Sauvages et signés par M. de Vaudreuil. M. de Saint-Sauveur se serait fait donner cette somme en déclarant qu’elle était destinée à M. de Vaudreuil, lui-même, ce qui était une atroce imposture. De plus, Cadet révéla qu’il donnait chaque année, une somme importante au secrétaire du gouverneur pour les bons services qu’il lui rendait. Cadet se vantait peut-être mais il est certain que M. de Saint-Sauveur, secrétaire du gouverneur aux appointements de tout au plus 12,000 livres, retourna en France avec une fortune considérable.

M. de Saint-Sauveur avait des amis en France et ceux-ci réussirent à lui obtenir un poste consulaire. Mais, dit-on, farine du diable retourne en son, et, à sa mort arrivée à l’hôpital des Incurables de Paris, en 1794, il était complètement ruiné.

Le Mémoire du sieur de C. est très dur pour l’ancien secrétaire de M. de Vaudreuil. « Cet homme, dit-il, sans honneur et sans sentiment, employait tous les moyens, licites ou non pour faire fortune. Il demanda à son maître (M. de la Jonquière) la permission exclusive de faire vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages ce qu’il obtint. Dès ce moment, il s’attira la haine publique ainsi que son maître, que l’on disait être de moitié dans ce trafic. » Il ajoute : « J’ai eu le plaisir d’oüir dire de ce dernier, en 1759, par M. Murray, gouverneur anglais à Québec, qu’il désirerait que cet homme put lui tomber en main : que si la France, ou pour mieux dire le gouvernement français, avait été indulgent, il avait toléré le vice en cet homme, il voudrait le corriger ; que c’était un traître à son maître, qu’il avait abusé de la confiance qu’il lui avait donnée, qu’on ne voyait en lui que friponnerie, que commerce illicite, qu’il était peiné lui-même de l’aveuglement de ce général… Il est constant qu’il (Saint-Sauveur) jouit de plus de douze cent mille livres ».

Plus loin, l’auteur du Mémoire revient sur le compte de M. de Saint-Sauveur ;

« On écrivit, dit-il, au ministre contre M. de la Jonquière, et on l’accusa de s’être emparé du commerce du pays d’En Haut et de faire tyranniser les négociants par son premier secrétaire. Ces plaintes avaient un air de vérité ; il s’était intéressé dans le commerce des postes ; il le pouvait, la cour ayant accordé ce droit aux gouverneurs. Les plaintes des négociants et de quelques officiers au sujet de son secrétaire étaient plus justes ; celui-ci s’était emparé du commerce exclusif de l’eau-de-vie pour les Sauvages. Il avait deux ou trois sergents des troupes à sa dévotion, qui allaient visiter les meilleures maisons de Montréal et y faisaient mille impertinences. L’argent des congés ne se délivrait plus qu’en vin ou en marchandises qu’on obligeait de prendre. La quantité d’eau-de-vie pour porter dans les postes était fixée et, pour en avoir davantage, il fallait obtenir cette permission du secrétaire qui ne la donnait jamais gratis. Les meilleurs postes étaient pour ceux qui entraient en société avec le secrétaire du général. »[1]

Si nous n’avions que le témoignage de l’auteur du Mémoire du Canada, nous serions portés à pardonner beaucoup à M. de Saint-Sauveur car cet auteur est plutôt porté à exagérer, mais Montcalm, l’honnête Montcalm, accuse aussi le secrétaire de M. de Vaudreuil. Dans son Journal, il écrit : « L’empirique M. Mercier, l’ignorant et avide Saint-Sauveur, secrétaire du général, gouvernent la machine. Il faut bien envoyer à la Belle-Rivière, puisque Saint-Sauveur et le chevalier de Repentigny ont acheté de moitié pour cent cinquante mille livres de marchandises qui, revendues sur les lieux pour le compte du Roi, produiront un million ».

M. de Saint-Sauveur, on le sait, fut le père de saint Grasset de Saint-Sauveur et de l’écrivain prolifique Jacques Grasset de Saint-Sauveur, nés tous deux à Montréal pendant le séjour de leur famille dans cette ville.[2]

  1. Mémoire, 24.
  2. P.-G. Roy, Les Petites Choses de Notre Histoire, vol. XII.