Bigot et sa bande/26

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Le nommé Lemoine Despins


L’acte d’accusation mis devant les juges du Châtelet de Paris portait le nom de « Lemoine Despins, négociant, chargé de la fourniture des vivres à Montréal ».

Sur l’identité de cet accusé il n’y a pas d’hésitation possible. Il s’agit de Jacques-Joseph Lemoine Despins qui, à la fin du régime français, était sinon le plus riche du moins le plus important négociant de la métropole.

Né à Boucherville le 16 juillet 1719, du mariage de René Alexandre Lemoine Despins et de Marie-Renée Le Boulanger, M. Lemoine Despins suivit la tradition de sa famille en s’engageant dans le commerce. Son père faisait un commerce assez important à Boucherville et son grand-père, Jean Lemoine Despins, né en France, s’était établi au Cap-de-la-Madeleine. La famille Lemoine n’était pas noble, mais le 3 janvier 1669, le gouverneur de Courcelle accordait à M. Lemoine un bien seigneurial dans lequel se trouvait une île qui portait le nom d’île Despins, ce qui donna occasion aux Lemoine de prendre le titre de Lemoine Despins.

Les Lemoine Despins avaient des aptitudes remarquables pour le commerce et Jacques-Joseph Lemoine Despins trouva bientôt que Boucherville était un théâtre trop restreint pour ses opérations. Il transporta son commerce à Montréal et devint, avec le temps, un des grands négociants de Montréal.

Les autorités de la colonie le chargèrent de la fourniture des vivres pour les magasins du roi à Montréal. C’est de la métropole que partaient presque toutes les expéditions de guerre et les convois chargés de ravitailler les forts et les postes des Pays d’En Haut. M. Lemoine Despins, on peut le croire, profita de cette manne.

Douze ou peut-être quinze ans avant la chute du pays, à peu près tout le monde à Montréal savait que Varin, Martel de Saint-Antoine et Lemoine Despins étaient en société pour vendre au Roi. Dès le 12 novembre 1748, madame Bégon écrivait : « On m’a assurée qu’il (M. Varin) était en société de grand commerce avec Martel et Lemoine des Pins pour toutes les fournitures. Il a fait l’année dernière celle du bois de chauffage et le fait encore cette année. Ses amis disent qu’il sait profiter de tout. »[1]

Comme la plupart des grands négociants du temps, M. Lemoine Despins faisait profiter les autres de ses beaux bénéfices. Il était généreux et charitable. Une de ses sœurs, Marguerite-Thérèse, née à Boucherville le 23 mars 1722, était entrée dans la congrégation fondée par Mme d’Youville, presqu’au début. Elle en devint la supérieure générale à la mort de la Mère d’Youville. Son frère fut toute sa vie un généreux ami pour les Sœurs Grises.

M. Lemoine Despins ne répondit pas à la convocation du Châtelet de Paris, en 1763. Le tribunal, le 10 décembre 1763, déclara qu’il serait plus amplement informé contre lui.

Le changement de régime ne nuisit en rien au commerce de M. Lemoine Despins. Il avait été le fournisseur du roi de France et le roi d’Angleterre, par ses aviseurs canadiens, continua à acheter de lui. Nous voyons qu’en 1775 M. Lemoine Despins demeura fidèle à la Couronne britannique même quand les Américains entrèrent dans Montréal.

Une lettre du président du Conseil de Marine à M. de Villehélio en date du 27 mars 1764 nous laisse un peu songeur sur le cas de M. Lemoine Despins. Le président du Conseil de Marine informe son correspondant que « le sieur Goguet qui a en mains des effets appartenant aux nommés Lemoine Despins et Landriève, condamnés à des restitutions par le jugement du Châtelet doit en faire la déclaration au greffe de la Commission ». Le jugement du 10 décembre 1763 condamnait, il est vrai, M. Landriève mais quant à M. Lemoine Despins, contumace, il déclarait qu’il serait plus amplement informé sur son cas.

Disons ici que le jugement du 10 décembre 1763 ne condamna pas M. Lemoine Despins. Il déclarait simplement que dans son cas, il serait plus amplement informé. Le marchand montréalais était alors contumace. Deux années plus tard, Lemoine Despins traversa la mer, se munit d’un sauf-conduit en Angleterre et se rendit ensuite à Paris pour obtenir sa réhabilitation.

M. Lemoine Despins, par les témoignages rendus devant le Châtelet, avait été sérieusement compromis. Fonctionnaire du roi puisqu’il était l’assistant de Martel de Saint-Antoine, et en même temps fournisseur attitré des magasins de Sa Majesté, il avait fait des bénéfices considérables et en grande partie frauduleux. Le tribunal du Châtelet avait pris plus de quinze mois à établir sa preuve contre les accusés. En quelques semaines, M. Lemoine Despins, qui avait de bons avocats et des amis influents, réussit à établir son innocence et il revint dans le pays avec un autre jugement ou, si l’on aime mieux, un certificat qui le blanchissait de la tête aux pieds. N’oublions pas que le tribunal du Châtelet était une machine entre les mains des ministres.

Madame Edith Lemoine White, dans le livre qu’elle a consacré à ses ancêtres les Lemoine Despins, dit du grand négociant montréalais !

« He was known as a « merchant prince » and amassed an immense fortune. It was said that at the time of the conquest of Canada by the British he was reputed to be the wealthiest man in New France and to have enough gold to purchase all the seigniories in the country, which he appears to have been contemplating at one time, but was deferred by the fear that the British government will not recognize the feudal tenure, if all of nearly all the seigniories were held by one man. » [2]

M. Lemoine était-il l’homme le plus riche de la Nouvelle-France à la conquête ? Peut-être. La chose, en tout cas, serait relativement facile à vérifier car la chute du pays ruina à peu près tous les Canadiens et on peut presque compter sur les doigts les hommes riches de cette époque. Quant aux seigneuries, si M. Lemoine Despins songea à les acheter, il ne mit pas son projet à exécution car à sa mort il ne possédait qu’un arrière-fief dans la seigneurie de Boucherville.

De l’aveu même de Jean-Baptiste Martel, en 1743, il avait formé une société avec Lemoine Despins pour vendre au Roi. Martel, garde-magasin du Roi à Montréal, chargé de faire les achats pour Sa Majesté, achetait de Lemoine Despins, son associé.

  1. Rapport de l’Archiviste, 1934-1935, p. 17.
  2. Edith Le Moyne White. Le Moyne des Pins généalogies, p. 18.