Bijou/06

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Calmann-Levy / Nelson (p. 92-108).
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VI


Quoiqu’elle se fût occupée du couvert, des fleurs, du service et des menus. Bijou fut prête la première.

Portant dans ses bras une énorme gerbe de roses, elle entra au salon à l’instant précis où la marquise venait de monter chez elle pour s’habiller.

Très occupée d’arranger ses fleurs sur une console, elle ne vit pas M. de Clagny qui la regardait de tous ses yeux, tandis qu’elle allait et venait, avec de jolis mouvements d’oiseau qui volète avant de se poser.

À la fin, il demanda, et sa voix fit tressaillir Denyse :

— Bien sûr, elle arrive de Paris tout droit, cette jolie toilette ?…

— Ah !… — fit Bijou effarée, — vous m’avez fait presque peur !…

Puis, venant au comte, elle dit, en tapotant gentiment sa légère robe, de gaze à peine rosée :

— Cette jolie toilette n’arrive pas de Paris… elle a été fabriquée à Bracieux, près Pont-sur-Loire…

Vraiment étonné, le comte demanda :

— Ah bah !… par qui ?…

— Par Denyse ici présente… et par une vieille ouvrière, habilleuse au théâtre,…

Il s’était levé, et, maintenant, tournait autour de la jeune fille avec une admiration presque craintive. Elle était si jolie, émergeant de cette vapeur rosée, qui semblait toucher à peine son petit corps merveilleux, et d’où sortaient ses épaules teintées, elles aussi, de la singulière lueur rose qui faisait unique sa peau si fine, si délicatement veloutée. Et M. de Clagny trouvait que Bijou était, non seulement jolie à ravir, mais étonnamment troublante avec sa bouche très gourmande et ses yeux très candides.

De toute sa personne s’exhalait un parfum de sensualité extrême, mais dans son regard si pur se lisait une déconcertante naïveté.

Et, tandis qu’il l’examinait curieusement, Bijou se disait que « le vieil ami de grand’mère » était beaucoup plus jeune qu’elle ne se le figurait.

Ce grand homme, resté svelte, avait vraiment tout à fait bon air, avec ses cheveux très blancs aux tempes et ses moustaches blondes, grisonnant à peine. Ses yeux bruns regardaient avec douceur, et sa bouche moqueuse, un peu méchante par instants, montrait dans le sourire des dents blanches et pointues, de vraies dents de jeune chien qui éclairaient singulièrement le visage.

Le silence devenait embarrassant. À la fin. Bijou dit :

— Grand’mère n’est pas encore descendue ?… je pensais la trouver ici ?…

— Elle sortait pour aller s’habiller au moment même où vous êtes entrée…

— Elle ne sera jamais prête !…

M. de Clagny regarda sa montre :

— Mais le dîner est à huit heures… elle a tout le temps !… il n’est pas sept heures et demie…

— Oh !… — fit Denyse avec regret — si j’avais su, je ne me serais pas dépêchée tant !… j’avais une peur d’être en retard !…

— C’est moi qui suis content que vous vous soyez pressée !… je vais pouvoir causer avec vous un petit instant !…

Elle dit en riant :

— Une bonne demi-heure… au moins ! car ici personne n’est en avance, jamais… pas plus les invités que les gens de la maison…

— À propos d’invités… racontez-moi donc avec qui je vais dîner ?… votre grand’mère m’a dit : « Vous dînerez avec des amis à vous… » Or, des amis, je ne dois plus en avoir beaucoup depuis douze ans que je ne suis venu dans le pays… les habitants se sont probablement renouvelés ?…

— Pas tant que ça !… voyons ?… vous dînerez avec les Tourville…

— Les Tourville ?… ils ne sont pas encore morts !…

— Ceux avec qui vous allez dîner sont vivants… ils avaient des parents qui sont morts…

— Ah !… à la bonne heure !… alors, le petit Tourville est marié ?…

— Depuis deux ans !…

— Il était vilain !… est-ce qu’il a fait un beau mariage ?…

— Ça dépend !… il a épousé mademoiselle Chaillot, une demoiselle de la Bourse…

— Comment ?… une demoiselle de la Bourse ?…

— Oui… le père travaille à la Bourse, je crois !… il est très, très riche…

— Est-ce que c’est Chaillot, le banquier ?…

— Peut-être bien !… je ne m’en suis jamais informée !… ils ont restauré Tourville… c’est superbe !… et ils reçoivent tout le temps…

— Est-ce que madame de Tourville est jolie ?…

— Vous allez la voir… elle est très aimable… et très intelligente, dit-on… moi, je ne m’en suis pas aperçue…

Et, comme M. de Clagny souriait, elle ajouta vivement :

— Parce que je la connais très peu…

Il demanda :

— Et, avec les Tourville, qu’y a-t-il ?…

M. de Bernès…

— Le petit Hubert ?… le dragon ?…

— Lui-même…

— C’est le fils de bons amis à moi… et gentil comme un cœur… vous ne trouvez pas ?…

— Quoi ?…

— Que Hubert de Bernès est gentil ?…

— Oh !… je le connais si peu !… il m’a semblé… comment dirai-je ?… incolore… oui incolore…

— Parce que vous l’intimidez, probablement ?… je comprends ça, d’ailleurs !…

Elle dit en riant :

— Je vous intimide, peut-être ?…

Très sérieux, il répondit :

— Beaucoup !…

— Oh ! — fit-elle stupéfaite, — est-ce possible ?…

— C’est très possible… et cela est !… rien d’étonnant, puisque vous intimidez un vieux comme moi, à ce que vous intimidiez le petit Hubert…

— Le petit Hubert ?… il a six pieds !…

— Oui… mais il a vingt-six ans… et pour moi il est toujours le petit Hubert… Enfin ! convenez au moins qu’il est joli garçon ?…

— Je ne sais pas !…

— Allez-vous me dire que vous ne l’avez pas regardé ?…

— Je l’ai regardé… mais, en ce qui concerne M. de Bernès, je suis très mauvais juge…

— Pourquoi ça ?…

— Parce que je déteste les petits jeunes gens !…

— À vingt-six ans on n’est pas un petit jeune homme ?…

— C’est possible !… mais à cet âge-là on n’existe pas pour moi…

— Ah bah !… et à quel âge commence-t-on à exister pour vous ?…

Elle se mit à rire.

— Très tard !…

Puis, changeant de ton :

— Je suis contente que vous connaissiez M. de Bernès, parce que, au moins, vous ne vous assommerez pas trop ce soir…

— Ah !… il parait que je ne dois pas compter sur les autres invités pour m’amuser ?

— Oh ! non !… les autres, c’est d’abord les La Balue…

— Cristi !… ils sont terrifiants !… et leurs enfants ?… ils doivent commencer à grandir ?…

— Ils ont même fini !… Louis a vingt-trois ans, et Gisèle vingt-deux…

— Comment sont-ils ?…

— Lui pose pour l’écœurement général… il n’a plus ni faim, ni soif, ni sommeil… il n’aime rien, tout l’ennuie… et c’est pas vrai, vous savez !… il ne manque pas un bal, et sa sœur raconte qu’il se relève la nuit pour manger en cachette… et puis il fait des vers ridicules… de la peinture comme les vers… et de la musique !… quelle musique !…

— Et la jeune fille ?…

— Elle est aussi masculine que son frère est féminin… chasse beaucoup à tir et à courre… rêve d’avoir un équipage pour pouvoir servir le cerf elle-même… et d’épouser un officier…

— Elle doit s’occuper d’Hubert ?…

— Qui ça, Hubert ?…

— Le petit Bernès…

— Ah ! oui !… non !… je ne crois pas !… dans tous les cas, il ne s’occupe pas du tout d’elle !…

— Parce qu’il s’occupe de vous… comme tous les autres, n’est-ce pas ?…

— Pas le moins du monde !…

M. de Clagny haussa les épaules :

— Allons donc !… je vois ça d’ici !…

— Il ne me reste plus à vous présenter que trois convives, — reprit Bijou, cherchant évidemment à changer la conversation : — les Juzencourt, un ménage dans le train qui a acheté les Pins… et une de leurs amies, qui est venue passer un mois chez eux… une petite veuve délicieuse… la vicomtesse de Nézel…

— Tiens !… — dit le comte, qui fit un mouvement brusque, — madame de Nézel ?… Jean de Blaye est donc ici ?…

Denyse ouvrit largement ses beaux yeux clairs et répondit, surprise :

— Oui… Jean est ici… mais… quel rapport ?…

— Aucun… aucun… — affirma vivement M. de Clagny.

Et, après un silence, il demanda :

— Toujours jolie, madame de Nézel ?…

— Très jolie…

— Autant que vous ?…

Bijou sourit :

— Pourquoi vous moquez-vous de moi ?… je sais très bien que je ne suis pas jolie…

— À mon tour, mon cher petit Bijou, je vous demande pourquoi vous vous moquez d’un vieil ami… qui vous admire de toutes ses forces… et qui n’est pas le seul, hélas !…

— Pourquoi, hélas !…

— Mais parce que… quand on admire ou quand on aime… on voudrait être seul à admirer ou à aimer… l’amitié est égoïste et jalouse…

Elle demanda, l’air joyeux :

— Et depuis… voyons ?… combien ?… trois heures, depuis trois heures que nous nous connaissons… vous avez déjà de l’amitié pour moi ?…

M. de Clagny répondit, sérieux, ému presque :

— Beaucoup !…

— Tant mieux !… parce que, voyez-vous, moi aussi je vous aime beaucoup !… oh ! mais beaucoup, beaucoup !…

Et, comme si elle se parlait à elle-même, elle ajouta :

— Je m’étais fait de vous une idée très différente… je m’attendais à vous trouver tout autre…

Il dit, tristement :

— Plus jeune ?…

— Au contraire !… on vous représentait comme un ami de mon grand-père… grand’mère disait toujours « mon vieil ami Clagny »… alors, vous comprenez… quand je vous ai vu, j’ai été saisie…

— Pourquoi ?…

— Parce que vous m’avez fait l’effet d’avoir… je ne sais pas trop… quarante-cinq ans, peut-être ?… enfin… quelque chose comme Paul de Rueille… et puis… vous êtes très beau… et moi, j’aime beaucoup qu’on soit beau…

— C’est votre cousin de Blaye qui est beau !… Elle sembla chercher dans sa mémoire :

— Jean ?… est-il si beau que ça ?… il ne me fait pas cet effet-là… vous savez… quand on vit ensemble, on finit par ne plus se voir !…

— Je suis bien sûr qu’il vous voit, lui !…

— Que non !… on ne me voit pas tant que vous croyez !… on m’aime bien parce que je me suis trouvée toute seule à dix-sept ans… alors, quand grand’mère m’a prise, comme un pauvre petit chien perdu, pour me rapporter chez elle, tous se sont intéressés à moi et m’ont fait bon accueil… je suis devenue le Bijou qu’on élève et qu’on gâte… auquel on passe tout… et qui ne fait que sa volonté…

— Et ce qu’il a raison, le Bijou !… il n’y a que ça de bon dans la vie… faire sa volonté !… quand on le peut…

Elle dit, parlant sans même paraître s’apercevoir qu’elle parlait :

— On le peut toujours !…

Puis, courant à la baie, elle cria :

— Allons, bon !… les Tourville !… et grand’mère qui n’est pas encore descendue !…

Elle s’élança au-devant d’une dame qui s’avançait, vêtue d’une toilette cossue. Elle était suivie d’un monsieur, de physique vulgaire, de maintien gourmé, à l’air infiniment snob.

Bijou présenta : « Le comte de Clagny… le comte de Tourville… »

Puis, comme la marquise entrait, encore belle dans le nuage de dentelle qui l’enveloppait, elle retourna causer avec M. de Clagny.

— Eh bien, — demanda-t-elle, — comment les trouvez-vous, les Tourville ?…

— Je les trouve mal !… mais c’est Henry de Bracieux que j’ai trouvé embelli… il n’est pas encore aussi bien que son cousin, mais ça viendra peut-être…

— Aussi bien que quel cousin ?…

— Que Blaye…

— Encore !… Ah çà ! vous y tenez, à la beauté de Jean !…

— Mon Dieu, beauté n’est peut-être pas le mot… mais il est charmant… si vous le permettez ?…

— Je le permets…

— À propos !… dites-moi donc qui est ce très gentil garçon que j’ai rencontré tantôt au bas de l’avenue ?…

— Dame !… je ne sais pas !… à moins que ce ne soit le répétiteur de Pierrot… mais… il n’est pas si gentil que vous dites…

M. de Clagny étendit la main et dit :

— Le voilà !…

— Ah !… — fit Bijou étonnée, — c’est bien ça !…

Elle était stupéfaite, et de l’admiration exprimée par le comte, et de la transformation opérée par l’habit de Jean.

Dans ce vêtement bien coupé, qui lui allait à merveille, le jeune professeur semblait à l’aise, presque élégant.

Et Henry s’approchant de Denyse, demanda, en indiquant Giraud :

— Hein ?… ai-je eu une riche idée ?… vois-tu la différence ?… non… mais, la vois-tu ?…

Et comme elle ne répondait pas assez vite à son gré, il ajouta :

— Je parie que non ?… les femmes ne savent pas voir ces choses-là… quand il s’agit des hommes !…

Les invités arrivaient tous. D’abord les La Balue, imperturbables, ridicules à crier, chacun dans son genre, mais si heureux, si pleinement admiratifs et satisfaits de leurs personnes, qu’on eût regretté vraiment de les détromper.

Puis Hubert de Bernès, qui vint comme Bijou le prévoyait, en tenue, promenant autour du salon un regard plongeant, inquiet de rencontrer ce qu’il avait coutume d’appeler : « une bobine de grosse légume »…

Les Juzencourt entrèrent les derniers, amenant madame de Nézel, une très jolie femme, délicieusement habillée, toute fine et souple, d’une souplesse de créole, avec un teint de jasmin et des cheveux soyeux et lourds, d’un noir intense.

Bijou, qui la regardait curieusement, comme si elle ne l’eût jamais vue auparavant, dit à M. de Clagny :

— Elle est vraiment bien jolie, madame de Nézel !…

Il répondit, distrait, dévorant des yeux Bijou :

— Elle a surtout de la race… et puis, c’est une vraie femme… qui doit vibrer à souhait…

La jeune fille demanda, clignant de l’œil et contractant un peu ses sourcils, comme si elle faisait un effort pour comprendre :

— Qui doit quoi faire ?…

— Rien !… — dit le comte, ennuyé, — je ne sais plus du tout ce que je disais !…

— Bijou !… — appela tout à coup la marquise, madame de Juzencourt demande à voir les enfants… va les chercher !… tu permets, Bertrade ?… et vous aussi, monsieur l’abbé ?…

M. de Clagny eut un mouvement de contrariété en se voyant séparé de Denyse. Il ne pouvait déjà plus, lui semblait-il, se passer d’elle.

Elle revint très vite, suivie de Marcel et de Robert, et tenant par la main un superbe bébé de quatre ans, qui souriait aimable et confiant. Elle le présenta, toute fière de lui.

— Voilà mon filleul ! il est délicieux, n’est-ce pas ?… et beau !… et bon !… un amour !…

— Elle est tellement gentille pour cet enfant, — dit madame de Rueille, — elle s’en occupe sans cesse… c’est elle qui lui apprend à lire…

— Déjà !… — fit M. de Clagny, d’un ton de reproche, — on lui apprend déjà à lire ?…

— Bijou lui apprend bien d’autres choses !… n’est-ce pas. Bijou ? — demanda la marquise, — tu lui apprends aussi l’histoire sainte, à ton élève ?… il y a deux jours, il m’a raconté Moïse… il le savait très bien…

— Ah ! par exemple !… — fit le comte, narquois, je voudrais voir ça !… malheureux mioche, va !…

Gracieuse et tendre. Bijou s’agenouilla devant le bébé. En entendant parler de raconter « son histoire », le pauvre moutard tourna vers elle un visage suppliant. Elle dit :

— Raconte, Fred !…

Docile, l’air grognon, le petit leva les yeux sur sa marraine.

— Raconte Moïse !… tu le sais très bien !…

— Eh bien — dit Fred d’une voix résolue, on l’a mis dans un petit panier, l’petit Moïse… et on a mis l’panier sur le Nil…

Il s’arrêta, le front mouillé de sueur. Bijou dit :

— Et puis, qu’est-ce qui est arrivé ?…

— J’sais pas ! — fit brièvement le petit, — j’sais plus !… j’sais plus, j’te dis… dis-le, toi, c’qui est arrivé ?…

— Allons !… voyons ?… c’est un parti pris de ne pas répondre ?…

Il dit, câlin :

— J’t’en prie ?… ne m’force pas ?…

Mais Denyse s’entêta :

— Si !… il est arrivé quelque chose, quand Moïse descendait le Nil… quoi ?… qu’est-ce qui est arrivé ?…

Il chercha un instant, la figure contractée, les yeux fermés, et, au moment où l’on n’espérait plus rien, il cria, heureux de sa trouvaille :

— L’Chat botté, qui est venu !… et qui a crié : « Au secours !… c’est monsieur le marquis de Carabas qui se noie !… »

— Voilà, — fit en riant Bertrade, — l’inconvénient de lui apprendre tant de belles choses à la fois !…

Et M. de Rueille ajouta :

— Denyse lui a donné, il y a deux jours, un mirobolant Chat botté que nous avons rapporté de Pont-sur-Loire… et qui a dû faire à Moïse un tort considérable…

Bijou se tourna vers son cousin et demanda, l’air étonné :

— Denyse !… depuis quand m’appelez-vous Denyse !…

— Mais… — répondit Rueille — je ne sais pas… ça m’arrive quelquefois…

— Jamais !… alors je croyais que vous étiez fâché !…

Puis, s’inclinant vers son filleul, elle le prit dans ses bras, et dit en riant :

— Mon pauvre petit Fred !… nous n’avons pas eu de succès, à nous deux !…

Giraud, en ce moment debout derrière elle, la regardait avec admiration. Elle serra davantage contre elle l’enfant qui lui souriait, et murmura d’une voix devenue caressante :

— Fred !… mon Fred chéri !… je t’aime tant, si tu savais !…

En entendant prononcer son nom avec cette tendresse, le jeune professeur avait frissonné et retenu à grand’peine le mouvement qui le jetait vers Denyse. Et il était devenu si pâle, son visage se tirait si singulièrement, que Pierrot, peu observateur pourtant et peu perspicace quand il ne s’agissait pas de Bijou, demanda :

— Qu’est-ce que vous avez donc, monsieur Giraud ?… vous êtes tout drôle !… est-ce que vous êtes malade ?…

Denyse se retourna brusquement, et questionna, avec intérêt :

— Vous êtes malade, monsieur Giraud ?…

— Moi !… mais pas du tout, mademoiselle !… je ne sais pas où Pierrot prend ça !…

— Dame !… — fit le gamin, convaincu — regardez-vous ?… vous avez une de ces têtes !… du reste, depuis trois ou quatre jours, ça ne va pas !… vous devez avoir quelque chose que vous ne savez pas ?…

— Je vous assure, — balbutia le pauvre garçon au supplice, — je vous assure que je n’ai rien du tout…

M. de Clagny s’était approché. Il regarda avec envie le petit Fred, blotti contre la fraîche épaule de Bijou, et dit :

— Il est superbe, votre filleul !…

— Oui, n’est-ce pas ?… et il m’adore !…

On annonçait le dîner. Elle donna à l’Anglaise, qui était entrée, le bébé qui s’endormait déjà. Debout devant elle, l’air maussade, le petit La Balue présentait l’angle aigu de son bras. Elle y passa difficilement sa main et, résignée, s’assit entre lui et M. Giraud, qui, fou de bonheur de se trouver près d’elle, se sentait plus que jamais décontenancé et maladroit.

Sa timidité déjà grande augmentait. Il n’osait littéralement pas dire un mot, et se désespérait de se sentir ridicule. Il n’était plus seulement amoureux de Denyse, de sa beauté, de sa grâce, de son charme si grand, il la vénérait à présent pour sa bonté qu’il jugeait infinie. Maître d’études dans un lycée, il avait un jour murmuré d’évasifs mots d’amour à la fille du proviseur, et il se souvenait. non sans effroi, du méprisant courroux avec lequel la jeune bourgeoise lui avait reproché d’oser lever sur elle ses yeux de simple pion ! À cette fille riche, belle, de grande maison, il avait dit franchement, crûment, qu’il l’adorait, et pour lui répondre elle n’avait eu que d’affectueuses et douces paroles, qui décourageaient sans blesser. Et puis, il s’attristait sur lui-même, croyant bien que sa vie traversée par cet amour impossible, était troublée pour toujours.

Comment espérer, après avoir connu et aimé une femme comme mademoiselle de Courtaix, pouvoir aimer jamais la femme qu’il serait à même d’épouser ? Et le pauvre garçon qui, trois semaines plus tôt, rêvait parfois d’un petit intérieur propret, tenu par une femme fraîche, insignifiante et modeste, se voyait à présent condamné à perpétuité au garni écœurant dans lequel il crèverait quelque jour entouré des photographies de Bijou, arrachées à grand’peine à Pierrot.

Au début du dîner, Denyse parla peu. Elle regardait d’un air distrait la table, et découvrait ces mille riens si amusants pour qui sait voir. Madame de Bracieux avait à sa droite M. de La Balue, qu’elle négligeait pour son vieil ami Clagny placé à sa gauche, avec qui elle ne cessait guère de causer. M. de Jonzac, assis en face de sa sœur, entre madame de la Balue et madame de Tourville, semblait modérément s’amuser, non plus que madame de Nézel qui, l’air un peu triste, répondait distraitement à ses voisins Henry de Bracieux et M. de Rueille, et regardait souvent dans la direction de Jean de Blaye placé à l’autre bout de la table, entre madame de Juzencourt et mademoiselle de La Balue. Lui, paraissait ne pas s’occuper du tout de madame de Nézel, et plusieurs fois les yeux de Bijou rencontrèrent les siens. Comme si cette rencontre l’eût gênée, elle se tourna vers le petit La Balue, et, devenue soudain aimable, se mit à causer avec animation. Alors, le regard un peu inquiet de Jean se posa tout à fait sur elle et ne la quitta plus.