Bijou/08

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Calmann-Levy / Nelson (p. 126-139).
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VIII


Se penchant par la fenêtre, Pierrot cria :

— Tu montes à cheval, Bijou ?…

Denyse, qui traversait la cour, indiqua de la main sa jupe d’amazone :

— Tu penses que, par cette chaleur, je ne m’amuserais pas à me promener avec une robe de drap, si je ne montais pas à cheval…

— Où vas-tu ?…

— Pourquoi ?…

— Pour que nous allions au-devant de toi, nous deux M. Giraud, à onze heures !…

Derrière Pierrot se montrait la tête du professeur. Bijou répondit :

— Je vais aux Borderettes faire une commission à Lavenue.

Puis, apercevant Giraud, elle dit gentiment :

— Bonjour !… à tout à l’heure, alors ?…

Patatras attendait à l’ombre. Le vieux cocher qui accompagnait toujours Bijou la mit à cheval, puis monta à son tour, se disposant à suivre. En le voyant. Pierrot cria encore :

— Comment se fait-il que pas un des cousins ne monte avec toi ?…

— Je ne leur ai pas dit que je sortais…

— Ah ! — fit-il avec regret, — si j’étais libre, moi !… comme j’irais avec toi !…

Elle se retourna sur sa selle, d’un mouvement souple qui indiquait que rien ne la serrait ni ne la gênait, et répondit en riant :

— Je ne te le dirais pas non plus !…

Dès que Bijou eut passé la grille, elle mit au galop Patatras, que les mouches ennuyaient. Elle allait dans l’air chaud, au-devant du soleil qui lui arrivait en face, couvrant de rayons brûlants son joli visage qui ne rougissait pas. Elle ne s’arrêta qu’à l’entrée du sentier qui menait aux Borderettes, descendant presque à pic et semé de pierres roulantes. Au fond de la petite vallée, très verte en dépit de la sécheresse, la ferme se dressait toute blanche, couronnée de briques, avec l’aspect d’un joujou très neuf.

Quand elle fut au bas du raidillon. Bijou tira de sa poche une petite glace, et arrangea son voile et les mèches folles qui voltigeaient autour de ses oreilles et de son cou. Elle cueillit dans la haie une touffe de fleurs de mûrier qu’elle mit à son corsage, chiffonna gentiment le mouchoir garni de valenciennes qui sortait de la petite poche de côté, et reprenant le galop, vint s’arrêter devant l’entrée de la ferme.

Une voix enrouée appela :

— C’est-y qu’vous êtes là, maît’ Lavenue ?…

Et un petit valet sortit de la maison en disant :

— Y n’m’entend point que j’crès !… j’vas l’querri…

Un instant après, un grand homme de trente-cinq ans, maigre, blond, un peu voûté, très pur type de paysan normand, apparut soufflant, suant, et si rouge qu’il tournait positivement au violet.

— Oh !… — fit-il, cherchant à reprendre sa respiration, — c’est vous, mad’moiselle Denyse !… c’est donc vous !…

Elle dit en souriant :

— Mais oui, monsieur Lavenue, c’est moi !…

Il demanda, s’avançant la main tendue :

— C’est-y point qu’vous voulez descendre ?…

— Non… merci !… je viens seulement vous faire une commission de la part de grand’mère… c’est pour le déjeuner de la Confirmation… c’est lundi prochain… mais vous devez savoir ça, vous qui êtes maire ?…

— Oui… j’le sais !…

— Eh bien, grand’mère voudrait avoir ce jour-là de très belles pêches… de très belles poires… enfin, beaucoup de belles choses qui poussent dans le potager des Borderettes…

— On vous portera tout ça, mademoiselle Denyse !… Madame la marquise peut êt’ tranquille… ça sera bié choisi…

Puis, voyant que la jeune fille faisait tourner son cheval, il dit, la regardant avec une admiration en quelque sorte hébétée :

— C’est-y qu’vous r’partez déjà ?… vous n’voulez-t’y point vous rafraîchir un brin ?… un bol d’lait ?… qu’c’est qu’vous aimez tant l’bon lait !…

Il ajouta, persuasif, en prenant la bride de Patatras :

— Ça fera r’poser un brin aussi le ch’va… qu’c’est qu’il a bié chaud…

Le langage de « maît’Lavenue » amusait toujours Bijou. Ce grand diable de Normand, émigré en Touraine depuis plus de dix ans, n’avait rien perdu de son accent primitif.

C’était madame de Bracieux qui, mécontente des fermiers tourangeaux, avait eu l’idée de cette greffe. Jamais Charlemagne Lavenue n’avait fraternisé avec les gens du pays. Il était craint et admiré de ces hommes simples et maladroits, qui le voyaient s’enrichir à la place même où d’autres s’étaient ruinés. Il avait peu à peu, en faisant « venir du monde de chez lui », transformé les Borderettes en petite Normandie, et telle était sa force qu’il était arrivé, lui, intrus, à se faire élire maire de Bracieux, sautant à pieds joints par-dessus les anciens notables.

Voyant que Denyse ne répondait pas, il la prit par la taille et la posa à terre en disant :

— Vous voulez bié… s’pas ?…

Puis, donnant le cheval à tenir au cocher, il indiqua la porte en s’effaçant pour faire passer Bijou. Tout de suite, elle dit, l’air aimable :

— C’est gentil, chez vous, monsieur Lavenue !… est-ce que je connaissais déjà cette pièce-ci ?… non ?… je ne crois pas ?…

— Vous la connaissiez, mad’moiselle… seulement, c’est qu’on a r’blanchi… alors, comprenez, ça change !…

Elle reprit, en souriant :

— Quand vous serez marié, ça sera tout à fait bien…

« Maît’Lavenue », qui regardait goulûment Bijou, releva sa tête hérissée, la secoua, et dit avec un peu d’hésitation :

— Je n’peux point m’décider à donner un’maîtresse à la ferme… pa’ce que j’en trouve point eun’qui m’aille…

Et après un instant de silence, il acheva :

— … Dans celles qu’c’est que j’pourrais avoir !…

— Pourquoi donc ça ?… toutes les jeunes filles de Bracieux, et de Combes, et de tous les villages autour des Borderettes, vous épouseraient, monsieur Lavenue !… et il y en a de très jolies…

Il répondit, tout rouge, en tortillonnant l’énorme casquette à ponts qu’il ne quittait jamais quelle que fût la saison :

— J’les trouve point comme ça !…

— Vous êtes difficile !… vous ne trouvez pas Catherine Lebour jolie ?…

— Non, mad’moiselle Denyse…

— Et Joséphine Lacaille ?…

— Non, mad’moiselle Denyse…

— Et Louise Pâture ?…

— Non, mad’moiselle…

Elle se mit à rire :

— Alors, aucune femme ne vous plaît ?…

— Si… tout d’même.. y en a eune…

Elle demanda, attachant sur le paysan son beau regard ingénu :

— Laquelle ?…

Lavenue devint plus rouge encore, et, se baissant d’un mouvement gauche pour ramasser sa casquette qu’il venait de laisser tomber, il balbutia :

— J’peux point l’dire… c’est point eun’femme pour moi !…

Bijou n’entendit pas sa réponse. La taille cambrée, la tête renversée, elle buvait lentement un second bol de lait. Et le fermier qui se relevait resta un instant immobile, les yeux élargis, contemplant cette créature fragile avec une admiration craintive et ahurie, tandis qu’à son visage montaient des bouffées chaudes qui l’étouffaient. Et comme Bijou, qui avait fini de boire, l’examinait en souriant, il dit, essuyant du dos de sa main son front où perlaient d’énormes gouttes de sueur :

— Nom de nom, qu’y fait chaud !…

— Je vous remercie, monsieur Lavenue, — fit Denyse qui se leva, — votre lait était exquis… Il demanda, l’air malheureux :

— Et comme ça, c’est-y qu’c’est qu’vous partez déjà ?…

— Comment « déjà ?… » mais il y a au moins un quart d’heure que je suis chez vous !…

Il balbutia :

— Y n’m’a point paru long, c’quart d’heure là !…

Et, d’une voix très basse :

— J’vous r’mercie bien, mad’moiselle Denyse, d’l’honneur qu’c’est qu’vous m’avez fait… j’l’oublierai point… bié sûr !

Bijou avait, en se levant, fait tomber le petit bouquet de son corsage. Comme elle regardait vers la porte pour voir si les chevaux étaient là, le paysan, d’un mouvement rampant, allongea vers le sol son grand corps noueux, et s’empara des fleurs qu’il fit rapidement disparaître dans l’ouverture de sa blouse.

Le domestique allait mettre pied à terre pour aider Denyse à remonter à cheval ; elle lui fit signe de ne pas bouger :

— Monsieur Lavenue me remettra bien à cheval… il est très fort…

Elle avançait son pied, prête à le poser dans la main du fermier, mais il ne lui en laissa pas le temps. La saisissant des deux mains par la taille, il l’appuya un instant contre lui, et la posa bien au millieu de la selle. Elle dit, stupéfaite :

— Ah bien !… quand je le disais, que vous étiez fort !… comment avez-vous pu me poser comme ça à bout de bras sur mon cheval qui est si grand ?…

Puis, comme il restait sans parler, les yeux voilés, respirant avec effort, elle conclut :

— Là !… vous voyez !… c’était trop lourd !… vous êtes tout essoufflé…

Sans lui laisser le temps de répondre, elle partit en disant :

— Au revoir !… et encore merci !…

Au moment de sortir de la cour, elle se retourna pour crier au fermier resté piqué à la même place, immobile, les bras ballants :

— N’oubliez pas les pêches et les poires de grand’mère, monsieur Lavenue !…

Puis elle regarda sa montre. Il était onze heures cinq. Elle avait le temps de rentrer sans se presser. Il fallait laisser à M. Giraud et à Pierrot le temps de venir au-devant d’elle, la récréation ne commençait qu’à onze heures. En traversant un village, elle cueillit à une grosse touffe de clématite qui retombait par-dessus le mur du cimetière, un bouquet pour remplacer celui qu’elle avait perdu. Puis, quand elle se retrouva seule dans la campagne, elle prit de nouveau la petite glace et ébouriffa gentiment ses cheveux qui, à présent, ne frisaient plus assez, aplatis par la chaleur. À onze heures et demie, ne voyant pas arriver ceux qu’elle attendait, un peu d’impatience lui vint et elle mit au galop Patatras qui, très veule, s’arrêtait voulant à toute force brouter les haies. Soudain son joli visage joyeux prit une expression sérieuse, presque triste. À ce moment, elle était dans un petit pré qui longeait le bois. Une voix cria :

— Hé !… Bijou !… c’est comme ça que tu nous brûles !…

Elle s’arrêta court, l’air surpris, et revint sur ses pas. Pierrot et M. Giraud, étendus à l’ombre, se levaient, laissant dans l’herbe foulée la marque de leurs corps.

— Comment… c’est déjà vous !… — dit-elle, — je ne croyais pas vous rencontrer si loin !… à quelle heure êtes-vous donc partis ?…

Pierrot répondit :

— Un peu avant l’heure…

Et, malicieux, il ajouta, en louchant sur son professeur.

— M’sieu Giraud a été un amour !… il a lâché un peu plus tôt… sans que je sois obligé de beaucoup le prier… et à présent, si nous voulons être à Bracieux à midi, nous pouvons nous tirer les pattes !…

Ils marchaient à côté de Bijou. Elle demanda, s’adressant à Giraud :

— Êtes-vous remis de votre soirée d’hier ?…

— Remis ?… — fit le jeune professeur, — pourquoi « remis » ?…

— Parce que vous n’avez pas dû vous amuser !… M. de Tourville et M. de Juzencourt vous ont successivement bloqué dans les coins pour vous raconter, l’un que Charles de Tourville s’était embarqué avec Guillaume le Conquérant en 1066, l’autre qu’un Juzencourt avait, en 1477, combattu Charles le Téméraire sous les murs de Nancy… est-ce vrai ?…

— Très vrai !… et M. de Juzencourt a ajouté « qu’il n’y avait dans sa famille que du sang bleu »… je n’ai pas bien compris pourquoi il me racontait ça !…

— Pour vous montrer que, tracés nettement depuis 1477 seulement, mais sans la moindre mésalliance, les Juzencourt sont plus respectables que les Tourville…

— Ah !…

— Oui… M. de Tourville a épousé « une demoiselle très bien », mais qui s’appelle Chaillot et dont le père est à la Bourse… vous voyez que — côté Tourville — si c’est plus ancien, c’est moins pur !… vous faisiez une si bonne figure, en écoutant tout ça !… j’aurais bien ri si vous n’aviez pas eu l’air si malheureux !…

— Ça n’était pas l’embêtement causé par les racontars Tourville et Juzencourt qui lui donnait cet air là, — fit observer Pierrot : — depuis quelque temps, il est toujours comme ça, même avec moi… et je te promets que pourtant je ne l’accable pas de racontars sur Charles le Téméraire ni sur Guillaume le Conquérant !…

Bijou dit en riant :

— J’en suis convaincue !…

Pierrot protesta :

— Mon Dieu !… c’est pas l’embarras, j’pourrais bien… mais zut !…

— Zut… encore ?… — fit d’un ton de reproche le jeune répétiteur ennuyé, — vous savez que M. de Jonzac déteste cette façon de parler… il voudrait vous voir plus châtié… plus correct de langage…

— Bah !… s’il causait avec mes camarades, il en entendrait bien d’autres, papa… et il s’y ferait tout de suite !… c’est toujours comme ça !… affaire d’entraînement !…

— Je ne vois pas très bien, — dit Bijou, — l’oncle Alexis s’entraînant à causer avec tes camarades !… Tout en parlant elle s’arrêta, indiquant quelque chose sous bois :

— Oh !… le beau sorbier !… est-il rouge !… comme c’est joli, ces grappes !…

— En veux-tu, du sorbier ?… — proposa Pierrot.

— Je veux bien !… il est si beau !…

Le gamin entra dans le taillis. On entendit craquer les branches qu’il brisait sur son passage, et, bientôt la tête rouge de l’arbre oscilla, balancée, s’abaissant et se relevant en de brusques secousses.

Bijou, la tête inclinée, le regard perdu, semblait rêver, oublieuse de ce qui se passait autour d’elle. La voix de Pierrot criant : « Faut-il en cueillir beaucoup ?… » la fit tressaillir.

Timidement, Giraud, qui caressait avec douceur l’épaule de Patatras, demanda :

— Vous n’avez aucun ennui, mademoiselle ?…

— Moi ?… mais non !… pourquoi ?…

— Parce que vous paraissez un peu différente de vous-même… un peu triste…

Elle dit, avec un sourire forcé :

— Triste ?… moi ?…

— Oui… tout à l’heure, quand vous avez passé devant nous sans nous voir, vous paraissiez triste, très triste… et maintenant encore…

— Tout à l’heure… c’est possible… oui… je n’étais pas gaie… mais à présent, je n’ai aucune raison de ne pas l’être… au contraire !… je me sens si bien ici… dans cette prairie de velours… sous ce beau soleil que j’aime tant !…

Elle acheva, sans s’occuper du jeune homme, parlant comme dans un rêve :

— Oui, je suis bien !… je voudrais rester ainsi toujours… toujours…

Elle posa contre ses lèvres fraîches le petit bouquet de clématite avec lequel elle jouait depuis une minute, puis elle le remit à son corsage, sans voir la main que Giraud tendait passionnément vers les pauvres petites fleurs fanées déjà.

Pierrot sortait du fourré, portant une énorme botte de sorbier. Bijou, qui avait repris sa mine souriante, le remercia :

— Tu es gentil, mon Pierrot !… d’autant plus que tu vas avoir la peine de porter ça pendant encore un kilomètre…

— Bah !… pour te faire plaisir, je ferais des choses bien plus embêtantes !…

— Tu es un bon Pierrot !…

— C’est pas que je suis bon…

Il s’approcha plus encore, frôlant le cheval, et acheva très bas :

— C’est que je t’aime !…

Bijou ne répondit pas.

Au bout d’un instant. Pierrot reprit :

— Ce que tu as bien chanté, hier soir !… s’pas m’sieu Giraud ?…

— Merveilleusement ! — dit le professeur — et quelle jolie voix !… si pure !… si fraîche !… Ah ! je comprends maintenant ce que je ne comprenais pas hier !…

— Quoi donc ?…

— La puissance infinie de la voix !… oui, avant de vous avoir entendue, j’ignorais… ce que je connais bien à présent !… vous chanterez encore, n’est-ce pas, mademoiselle ?… quand je pense que, depuis trois semaines que je suis au château je n’avais pas encore eu le bonheur de…

— Je vous donnerai ce « bonheur-là » tant que vous voudrez !…

Elle plaisantait maintenant. La petite créature de rêve de tout à l’heure était redevenue Bijou.

En approchant du château, elle mit sa main au-dessus de ses yeux et dit :

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?… le perron a l’air noir de monde…

Pierrot répondit avec humeur :

— Parbleu !… c’est eux tous qui te guettent !… voilà Paul… voilà Henry… et m’sieu l’Abbé !… et l’oncle Alexis !… et Bertrade !… Tiens !… qu’est-ce que c’est que ça ?… tu as raison… il y a d’autres gens… Ah !… c’est le père Dubuisson… et Jeanne… et puis il y a encore un monsieur que je ne connais pas !… un monsieur tout en noir… ben ! faut qu’il soit frileux pour venir à la campagne en noir par une chaleur pareille !…

Bijou dit :

— C’est peut-être M. Spiegel… le fiancé de Jeanne ?… on devait nous l’amener…

— Oui… ça doit être ça !… dis donc ?… il n’a pas l’aspect folichon, le fiancé de ta Jeanne !… elle non plus, d’ailleurs !…

Bijou s’était retournée pour voir ce que devenait Giraud qui ne disait plus rien. Il suivait la jeune fille l’adorant comme une idole. À ce moment, tandis que Pierrot très occupé regardait dans la direction du château, le petit bouquet de clématites se détacha du corsage, et vint rouler aux pieds du professeur. Vivement il le ramassa et le glissa dans son portefeuille, après l’avoir baisé avec une sorte de dévotion passionnée.

Derrière lui silencieux et correct, le vieux cocher se mit à rire.