Bijou/10

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Calmann-Levy / Nelson (p. 158-177).
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X


LE lendemain, la mère Rafut arriva. Bijou comptait la conserver une semaine. Elle fut très désappointée quand la vieille ouvrière lui annonça qu’elle ne pouvait donner que cinq journées.

Le 1 er septembre, le théâtre rouvrait, et elle devait reprendre ses fonctions d’habilleuse. Alors Jeanne proposa de travailler un peu aux robes, et Bijou accepta.

— C’est une excellente idée !... à deux, nous ne nous ennuierons pas !... nous causerons sans nous occuper de la mère Rafut...

Et, le jour même, pendant que la marquise et madame de Rueille étaient à faire ce que Jean de Blaye appelait « une tournée de visites », elles s’installèrent dans l’atelier de Bijou transformé en salle de couture, et se mirent à tailler et à coudre en bavardant à côté de la vieille ouvrière. A un moment. Bijou demanda :

— Iras-tu au bal des courses ?...

— Oui, — dit Jeanne ; — il paraît que, comme je suis fiancée, ça n’est pas très correct... mais j’irai tout de même parce que Franz désire me voir en toilette du soir... et aussi valser avec moi... il valse très bien, tu sais ?... — Lui qui a l’air si austère !... Alors, décidément, ça ne te fait rien d’épouser un protestant ?...

— Rien du tout !... je suis, sans être dévote, une catholique très convaincue... il est, sans être dévot, un fervent protestant... chacun de nous tient à sa religion et n’en voudrait pas changer, mais l’un n’a nullement l’idée de convertir l’autre...

Comme Bijou ne répondait rien, elle ajouta :

— Il ne me déplaît pas d’avoir un mari protestant. .. je t’avoue même que... à certains points de vue... ça me tranquillise... oui !... c’est vrai, ce que tu me disais hier... les protestants ont sur la famille... et aussi sur la fidélité, des idées... des principes plus arrêtés que les catholiques...

— Oui !... Dis-moi ?... quelle robe mettras- tu au bal des courses ?...

— Je ne sais encore !... je n’en ai pas !...

— Comment ?... et la blanche à petits bouquets ? ...

— Papa ne la trouve pas assez bien !... c’est chez les Tourville, le bal des courses, cette année ! ... ce sera très élégant !...

— Oh ! ça, oui !...

— Nous ne les connaissons pas du tout... c’est la première fois que nous allons à Tourville... si j’étais fagotée, ça ne serait pas aimable pour ta grand’mère qui nous a fait inviter... alors, papa m’a dit de faire faire une robe... et il m’a donné cinquante francs...

— Qu’est-ce que tu vas faire faire ?

— Je n’en sais rien... conseille-moi, veux-tu ?... Depuis un instant. Bijou semblait profondément réfléchir. Elle dit :

— Si tu voulais, nous pourrions être pareilles toutes les deux ?... ça serait tout plein gentil !...

— Comment est ta robe ?...

— Elle n’est pas encore, elle sera !... rose, bien entendu... en crêpe... toute simple, des jupes droites... coupées comme les jupes des danseuses... pour ne pas alourdir par un ourlet... trois jupes superposées, de la même longueur, bien entendu... trois, ça fait suffisamment vaporeux... plus, ça engonce !... et faisant de gros godets ronds... un petit corsage froncé, tout simple... des petits ballons avec des flots de rubans et une ceinture de ruban nouée derrière avec des longues coques et de longs pans... du ruban large comme la main, pas plus...

— Ça sera joli...

— Et ça t’ira à merveille...

— Mais... — demanda Jeanne un peu craintivement — ça ne t’ennuiera pas que je sois pareille à toi ?...

— Ça me fera plaisir, au contraire !... veux-tu que nous fassions ta robe ici ?... je te l’essaierai. .. comme ça, nous serons sûres qu’elle ira...

— Que tu es gentille !... tant d’autres, à ta place, ne se soucieraient que d’elles-mêmes !...

— Dis donc ?... si tu écrivais pour qu’on envoie demain du crêpe ?...

Elle ajouta en riant :

— M. de Bernés, qui me demandait hier soir si je n’avais pas de commissions pour Pont-sur-Loire. .. j’aurais dû lui donner celle-là !...

— Il aurait été un peu empêtré !...

— Pourquoi ?... ça n’est pas difficile d’acheter du crêpe rose avec un échantillon...

La mère Rafut, qui jusque-là avait cousu activement, sans dire un mot, tirant sans relâche son aiguille d’un petit mouvement court et précipité, releva son visage plissoté comme une vieille pomme, et dit :

— Et même sans !...

— Sans quoi ?... — demanda Bijou.

— Sans échantillon... Ah ! que non, qu’y n’serait pas empêtré !... c’est toujours lui qui choisit les robes à mademoiselle Lisette Renaud...

— Lisette Renaud, la chanteuse ?... — questionna Jeanne avec vivacité, tandis que Denyse, très absorbée par son travail, ne parut pas avoir entendu.

La mère Rafut répondit :

— Non, mademoiselle, la dugazon...

— C’est bien ce que je voulais dire !... Ah !... M. de Bernés la connaît ?...

La vieille ouvrière sourit :

— J’vous crois, qu’y la connaît !... y a plus de dix-huit mois qu’ça dure !... et on peut dire qu’y a pas un plus gentil p’tit ménage qu’eux deux !... —

Ah !... — fit Jeanne intéressée — elle est si jolie, Lisette Renaud !... je l’ai vue dans Mignon... et aussi dans les Dragons de Villars...

La , mère Rafut appuya : — Oh ! que oui !... qu’elle est jolie !... et sage donc !... faut voir !...

— Sage ?... — dit mademoiselle Dubuisson, mais...

— Ah ! oui !... pour sûr que c’est pas une demoiselle comme vous !... mais elle était sage, sage tout à fait quand elle a connu M. de Bernés... et depuis, elle n’a jamais seulement regardé quelqu’un I... lui non plus, d’ailleurs !... qu’il est d’une fidélité qu’c'en est touchant !... Pourtant, gentil comme il est, c’est pas les agaceries qui lui manquent, vous pensez bien !... même les dames de la première société qui lui courent après... et les dames d’oficciers !... et la préfète donc, qui n’demanderait pas mieux !... Ah ouiche !... y leur fiche pas un coup d’œil... y n’regarde qu’sa p’tite Lisette... mais faut voir comment qu’c'est qu’y la r’garde !... bien sûr que s’il était seulement officier supérieur, y l’épouserait tout d’suite... et qu’il aurait bien raison !...

— Jeanne !... — appela Bijou — voilà le premier coup du déjeuner !...

Et, quand elles furent sorties, elle dit, d’un ton très doux où se devinait à peine le reproche :

— Pourquoi laisses-tu la mère Rafut te raconter des histoires que tu ne dois pas entendre ?...

La jeune fille rougit, et répondit, troublée : — Mon Dieu !... elle n’était pas bien méchante, son histoire !... et puis... même en admettant qu’elle le soit... comment veux-tu que je l’empêche de la raconter ?... — Oh !... c’est bien simple !... il n’y a qu’à ne pas répondre ni écouter... tu verras si elle ne se taira pas ?...

— Oui... tu as raison !...

Et, passant son bras autour des épaules de Bijou, Jeanne l’embrassa en disant :

— Tu as toujours raison !... moi, vois-tu, avec mon air sérieux, je suis bien plus étourdie que toi !... et plus faible aussi !... je ne sais pas résister à ce qui m’amuse...

— Et ça t’amusait ?...

— Beaucoup !...

— Grand Dieu !... qu’est-ce qui peut t’ amuser là dedans ?...

— Dame !... je ne sais pas trop !... je suis curieuse, d’abord !... et observatrice aussi... alors, cette histoire m’expliquait précisément des remarques que j’avais faites...

— Quand ça ?...

— Mais... depuis quatre ou cinq mois... depuis que je sors un peu...

— Quelles remarques as-tu faites ?...

— J’ai remarqué que M. de Bernès ne faisait la cour à aucune femme... qu’il n’en regardait aucune... qu’il était à peine aimable... même avec les plus jolies... et la preuve, c’est que, même avec toi, il n’a pas essayé de flirter, je parie ?...

Bijou répondit en riant :

— Oh !... pas du tout !... mais, de ce qu’il n’a pas essayé de flirter avec moi, il n’en faut pas conclure que, avec d’autres... — Non !... la mère Rafut doit avoir raison !, .. et, au fond, ça ne m’étonne pas, cette histoire !... tu n’as pas idée à quel point elle est délicieuse, Lisette Renaud !.., quelque chose dans ton genre... elle est cependant beaucoup plus grande que toi... et moins blonde... mais elle a des yeux merveilleux !... et une charmante taille souple... presque aussi souple que la tienne !... enfin, je comprends que, quand on l’aime on doit l’aimer beaucoup... avec ça, du talent et une jolie voix... un contralto... je suis sûre qu’elle te plairait !...

— Je ne crois pas !...

— Pourquoi ?...

— Je n’aime pas les femmes qui jouent la comédie... qui la jouent bien, du moins... ça indique une sorte de duplicité !...

— Je ne crois pas !... ça indique une facilité d’assimilation... une sensibilité grande... mais pas de la duplicité...

— Que veux-tu ?... je ne vois pas ça de la même façon !... ce qui n’empêche que, exceptionnellement, mademoiselle... comment s’appelle-t -elle ?...

— Lisette Renaud...

— Mademoiselle Lisette Renaud est peut-être une charmante personne... quant à moi, je ne demande qu’à le croire... pour M. de Bernés...

— Tu ne l’aimes pas beaucoup, n’est-ce pas, M. de Bernés ?...

— Pourquoi ?... il m’est indifférent... et il me paraît quelconque...

— Oh ! non !... je le vois assez souvent à Pont sur-Loire... il est très intelligent, très gentil... et puis, très bien physiquement... tu ne trouves pas ?...

— Je te dirai que je n’ai jamais fait grande attention au physique de M. de Bernès...

Et Bijou ajouta en riant :

— La première fois que je le verrai, je le regarderai de tous mes yeux... et je tâcherai de découvrir toutes ses perfections... pour faire plaisir à M. de Clagny...

— Tu l’aimes bien, celui-là !...

— Oh ! ça ! oui, par exemple !...

— Je m’en suis aperçue tout de suite... depuis que je suis arrivée, tu ne m’as parlé que de lui... et hier, quand il est venu, tu étais ravie...

— Oui !... il est si bon !... si aimable pour moi !... — Mais tout le monde est aimable pour toi... tout le monde t’adore...

— Tout le monde est beaucoup trop bon et trop bienveillant pour moi... je le sais bien !... mais M. de Clagny est encore meilleur que les autres... je ne le connais que depuis trois jours et je ne peux plus me passer de lui !... quand je le vois, je suis gaie, heureuse... et je voudrais qu’il fût toujours là !... tiens !... je voudrais avoir un père ou un oncle comme lui !... Est-ce que tu ne trouves pas qu’il produit cette impression-là ?...

— Oh !... moi, il me serait impossible de me supposer un autre père que papa !... tel qu’il est, je l’adore !... il paraît peut-être très ordinaire aux autres gens, papa, mais c’est papa !... je trouve tout de même M. de Clagny très bien... et il a dû être charmant !...

— Moi, je trouve qu’il l’est encore !... Les deux jeunes filles arrivaient dans le vestibule. Jeanne s’approcha du perron.

— Quelle chaleur !... — dit-elle.

Puis, mettant sa main au-dessus de ses yeux, elle regarda dans l’avenue, et reprit :

— Tiens !... un mail !... qui est-ce qui peut venir en mail ?...

— M. de Clagny, naturellement !... — cria joyeusement Bijou qui s’élança dehors ; — il avait dit à grand’mère que, s’il pouvait, il viendrait lui demander à déjeuner...

— Et il a pu !... — fit aigrement M. de Rueille, qui sortait du hall ; — on le voit beaucoup depuis trois jours, M. de Clagny !...

Et, plus aigrement encore, il ajouta :

— Il faut croire que nous lui plaisons !... La vue des chevaux qui s’arrêtaient devant le perron le désarma, et il dit, avec admiration :

— Mâtin !... quels chevaux !... et joliment menés !... il n’y a pas à dire, il a la ligne, le bonhomme ! ...


Après le déjeuner. Pierrot déclara qu’il avait mal au pied. C’est au bout des doigts que ça lui faisait mal... il ne savait pas ce que c’était... — Je le sais bien, moi, — dit Jean de Blaye : — c’est qu’il a des chaussures trop courtes...

— Trop courtes ?… — fit M. de Jonzac, — mais c’est impossible…

Après un instant de réflexion, il ajouta avec effroi :

— À moins que ses pieds n’aient encore grandi !… Jean se mit à rire.

— C’est probablement ce qu’ils ont fait !… dans tous les cas, ses doigts sont retroussés du bout et regrimpés les uns sur les autres, j’en suis sûr !… il n’y a qu’à regarder ses pieds pour s’en rendre compte… il y a partout des bosses… ça ressemble à des sacs de noix !…

M. de Jonzac répondit :

— Je vais lui faire acheter aujourd’hui des chaussures…

— Je crois, mon oncle, qu’il vaudrait mieux l’envoyer prendre mesure à Pont-sur-Loire… il doit y avoir un cordonnier possible… Madame de Bracieux dit :

M. l’abbé y va justement tantôt pour porter une lettre à l’évêché, et savoir la réponse… il pourrait l’emmener ?

— Alors… — Et Bijou, — on prendrait l’omnibus et Jeanne et moi nous irions aussi… nous avons des courses à faire…

— Lesquelles ?… — demanda la marquise.

— Mais du crêpe, d’abord !.. du crêpe pour Jeanne… et puis, des crayons et des couleurs qui me manquent… enfin, un tas de choses !…

M. de Clagny proposa :

— Voulez-vous que je vous emmène tous ?… j’ai affaire à trois heures à Pont-sur-Loire chez un notaire... vous ferez vos courses et je vous ramènerai... c’est mon chemin pour rentrer à la Norinière...

— Oh ! quel bonheur !... — fit Bijou ravie ; — moi qui n’ai jamais été en mail !... vous voulez bien, grand’mère ?...

Madame de Bracieux semblait hésiter, elle dit :

— C’est que, à Pont-sur-Loire, mon Bijou, vous allez faire là-dessus un effet fabuleux... et, pour des jeunes filles... enfin, j’ai peur qu’on ne trouve pas ça correct...

Bijou se récria :

— Oh ! grand’mère !... pas correct !... avec M. de Clagny ?...

— Oui, avec moi !... — appuya le comte, dont le visage s’était brusquement attristé, — il n’y a pas de danger... je ne suis pas compromettant, moi !...

Madame de Bracieux répondit, sincère :

— Évidemment, non !... mais on est si méchant à Pont-sur -Loire...

— Oh ! grand’mère ! — supplia Bijou, — ne nous privez pas d’un plaisir auquel vous ne voyez, vous, aucun mal, à cause des gens de Pont-sur-Loire dont vous vous souciez si peu !...

— Tu as raison !... allez donc, mes enfants, puisque ça vous amuse, et qu’il n’y a, comme tu le dis très bien, aucun mal à se distraire ainsi.

— Est-ce qu’il y a une toute petite place pour moi ?... — demanda Rueille. —

Pour vous, et pour d’autres encore — répon dit M. de Clagny : — nous ne sommes que six, jusqu’à présent...

La marquise se tourna vers Bertrade :

— Dis donc, si tu y allais, toi... pour surveiller les petites ?...

Madame de Rueille dit, en regardant son mari, qui baissa les yeux et sembla contempler attentivement le parquet :

— Paul les surveillera très bien !...

Bijou s’avança :

— Je demande qu’on ne parte pas avant trois heures... parce que voici M. Sylvestre qui vient me donner ma leçon d’accompagnement... il monte l’avenue...

La marquise regarda par la fenêtre et dit :

— Le malheureux !... il arrive à pied, par cette horrible chaleur ?...

— Il arrive toujours à pied, grand’ mère !...

— Cinq kilomètres, ce n’est pas énorme !... fit Henry de Bracieux.

Bijou se tourna vers lui :

— Pour toi, qui les fais en voiture, non !...

— Bah !... à la chasse, on en fait bien d’autres . ...

— Mais on s’amuse, à la chasse !... c’est tout différent ! je sais bien que moi, si j’osais, je le ferais chaque fois reconduire en voiture, M. Sylvestre. ..

— Si vous le voulez, nous le reconduirons aujourd’hui ?... — dit M. de Clagny.

— Je crois bien que je le veux !... vous êtes très bon de m’offrir ça !... parce que, vous savez, il n’est pas joli, joli, mon professeur d’accompagnement !... et il n’ornera pas votre mail !...

— Croyez-vous que je me soucie de ça ?... je ne suis pas snob, Bijou !... pas snob du tout !...


— Mais... — dit Jean de Blaye, — il n’est pas si mal, ce garçon !... il a des yeux délicieux !... des yeux d’une limpidité et d’une douceur extraordinaires- Bijou répondit en riant :

— Je n’ai pas remarqué ça... mais quand même ce serait, ça ne se voit pas beaucoup sur le haut d’un mail, des yeux !... et il est drôlement habillé... avec des vêtements trop étroits et qui plaquent... et des grands cheveux qui plaquent aussi... il a un faux air de noyé !...

Un domestique annonça :

— Monsieur Sylvestre est là...

Madame de Bracieux demanda :

— A-t -on prévenu Joséphine ?...

— Oui, madame la marquise... Joséphine est chez mademoiselle...

Jeanne Dubuisson se levait, mais Bijou dit :

— Non... ne viens pas ! quand je sens quelqu’un là, quelqu’un d’autre que Joséphine, je ne fais rien de bon !...

Au moment de sortir, elle ajouta :

— A trois heures, j’arrive avec mon chapeau... et M. Sylvestre...

Quand Bijou entra dans sa chambre, Joséphine, la vieille gouvernante qui avait élevé deux générations de Bracieux, travaillait près de la fenêtre. tandis que, dans le petit salon voisin, le musicien installait le pupitre et tirait le violon de sa boîte.

A la vue de la jeune fille, ses yeux très bleus s’éclairèrent encore, devenant infiniment pâles dans son visage coloré. C’était un garçon de vingt-huit ans, très maigre, très gauche et assez misérablement vêtu, mais dont la physionomie intéressait par on ne savait quoi de tourmenté et de sympathique.

— Comme vous avez chaud, monsieur Sylvestre ! ... — dit Bijou qui lui tendit la main — et on ne vous a pas encore apporté à boire !...

Allant vers la porte de sa chambre, elle appela :

— Joséphine !... veux-tu dire qu’on apporte... quoi, au fait ?... qu’est-ce que vous prendrez, monsieur Sylvestre ?... de la bière, de la limonade, du vin, quoi ?... je ne me souviens jamais !...

— Si vous le voulez bien, de la limonade... mais vous êtes trop bonne, mademoiselle, de vous occuper ainsi de...

Denyse l’interrompit :

— J’ai oublié de rapporter de Pont -sur- Loire la musique que vous m’aviez dit de prendre !... vous allez me gronder...

Il répondit, d’un ton effaré :

— Oh !... mademoiselle, vous gronder !... moi !...

— Oui... vous !... si vous ne m.e grondez pas, vous avez tort !... voyons ?... qu’est-ce que nous jouons ?... Ah !... j’oubliais !... je vais vous demander de vous mettre d’abord au piano... et de n’accompagner une bête de romance que j’apprends…

— Quelle romance ?…

Ay Chiquita !… c’est grotesque, n’est-ce pas ?… mais nous avons un vieil ami qui adore ça… et qui m’a demandé de le lui chanter…

— Mon Dieu !… Ay Chiquita… ça n’est pas autrement grotesque… ça est devenu rengaine, voilà tout !…

Il ajouta, en regardant la musique :

— Ah !… vous le chantez dans un ton élevé… je me disais aussi…

— Oui !… je le chante en haut… c’est encore plus vilain !… Dieu !… que je voudrais avoir une voix grave !… c’est si beau, les voix graves !… seulement il n’y en a pas !…

— Elles sont rares, mais il y en a…

Bijou secoua la tête…

— Je n’en ai jamais entendu…

— Eh bien, vous pourriez en entendre une…

— Où donc ?…

— Au théâtre de Pont-sur-Loire, tout simplement… oui… mademoiselle Lisette Renaud… une jeune chanteuse de beaucoup de talent… et très jolie, ce qui ne gâte rien…

— Elle a une belle voix ?…

— Très belle !… je l’entends, en moyenne, trois fois par semaine, sans compter les répétitions avec orchestre… eh bien ! je ne m’en lasse jamais…

— Ah !… est-ce qu’elle chanterait dans une soirée, savez-vous ?…

— Mais certainement… elle chante quelquefois à Pont-sur-Loire…

— Je demanderai à grand’mère de la faire venir… où demeure-t-elle ?…

— Rue Rabelais… je ne sais plus le numéro… mais elle est connue…

Après un silence, le musicien demanda :

— Pourquoi ne viendriez-vous pas l’entendre au théâtre ?… cela vous intéresserait bien plus…

— Grand’mère ne voudrait jamais !…

— Je sais bien qu’à Pont-sur-Loire la société ne va pas au théâtre… c’est mal vu… mais il y a pourtant des circonstances… ainsi tenez… dans quinze jours, il y a une représentation pour les blessés… organisée par les Dames de France… tout le monde ira…

— Et on jouera des choses convenables ?…

— Oh !… un opéra-comique quelconque… et des morceaux quelconques aussi… seulement je suis sûr que Lisette Renaud sera au programme… et souvent !… c’est ce que nous avons de mieux au théâtre…

— Vous ne buvez pas, monsieur Sylvestre ?… Bijou s’approcha du plateau qu’on venait d’apporter, et, servant le jeune homme, lui tendit gentiment un verre qui s’embuait au contact de la boisson glacée, en disant :

— Vous n’avez plus trop chaud pour boire, au moins ?… c’est si froid, cette limonade !… Il prit le verre d’une main qui tremblait un peu et resta le bras allongé, la bouche entr’ouverte, regardant Denyse avec une admiration passionnée.

Alors elle dit en souriant :

— Monsieur Sylvestre, voilà que vous êtes encore sorti !…

Le teint déjà rouge du jeune homme se colora plus violemment encore ; il avala son verre d’un trait et, se précipitant au piano :

— Commençons, mademoiselle !… commençons !…

Et il joua la ritournelle très courte de la romance en hésitant un peu, comme si ses doigts refusaient d’agir. C’était si visible que Denyse lui demanda :

— Qu’est-ce que vous avez ?… vous n’êtes pas en forme, aujourd’hui ?…

— Mon Dieu, mademoiselle, je… il fait si chaud !… Un peu myope et ne se servant jamais de lorgnon, elle se penchait au-dessus de lui pour lire, et parfois effleurait de son buste la joue et les cheveux du musicien dont le trouble augmentait. Ses yeux se voilaient, ses doigts mous glissaient à côté des touches, et Bijou répéta, surprise :

— Positivement, vous n’êtes pas en forme !…

— Je vous demande infiniment pardon, mademoiselle… je… je ne sais pas ce que j’ai…

Elle dit en riant :

— Moi non plus, je ne le sais pas !… Et, comme il quittait le piano, elle le fit se rasseoir.

— Non !… si vous le voulez bien, j’étudierai encore deux ou trois vieilles chansons ?…

Et elle recommença à déchiffrer, s’inclinant pour mieux voir, tandis que, pâle à présent, les mains moites et les oreilles bourdonnantes, le pauvre garçon la suivait tant bien que mal. Quand l’heure fut passée, Bijou alla prendre son chapeau dans sa chambre, et revint le mettre devant la glace du petit salon.

Et comme, au lieu de rentrer son violon dans sa boîte, M. Sylvestre la regardait lever les bras et cambrer sa taille onduleuse en un gracieux mouvement, elle lui dit :

— Dépêchez-vous !... nous vous emmenons à Pont-sur- Loire... ou plutôt M. de Clagny, un de nos amis, vous emmène sur son mail...

Voyant qu’il ne comprenait pas, elle reprit :

— Une grande voiture... où l’on peut tenir beaucoup de monde...

Il demanda, éperdu :

— Et vous y serez ?...

— Et j’y serai... oui, monsieur Sylvestre... De sa boîte, il avait tiré un bouquet de myosotis et de roses de haie qui inclinaient leurs petites têtes déjà fanées. Il le tendit timidement à Bijou...

— En venant, mademoiselle... je... je me suis permis de cueillir ces fleurs pour vous... Elle les prit, et après les avoir respirées longuement, les passa dans sa ceinture en disant :

— Je vous remercie d’avoir pensé à moi !... n descendit, suivant pas à pas Bijou, heureux, oubliant sa misère. Et lorsqu’il apparut sautillant derrière elle, sa boîte à violon à la main, M. de Clagny dit à Jean de Blaye : — C’est vrai qu’il a une bonne tête, le musicien ! ...

Le mail venait d’arriver au perron ; la marquise appela :

— Bijou !... j’ai une commission à te donner !... tu iras chez Pellerin, le libraire et tu lui demanderas. .. tiens, non, au fait !... envoie-moi Pierrot...

— Pierrot ! — dit Denyse, qui revint dans le vestibule, — grand’mère te demande... Le petit fit la grimace :

— Je parie que c’est pour une commission ?... et les commissions, c’est pas mon fort !... Et tandis que Bijou et les autres grimpaient sur le mail, il alla trouver madame de Bracieux :

— Vous m’appelez, ma tante ?...

— Oui... tu iras chez Pellerin... sais-tu ce que c’est que Pellerin ?...

— Le libraire ?...

— Oui... tu lui demanderas de ma part un roman de Dumas qui s’appelle le Bâtard de Mauléon... Pourquoi me regardes-tu avec cet air ahuri ?...

— Parce que je ne vous ai jamais vu lire de romans. .. et que...

— Tu ne me verras pas non plus lire celui-là !... c’est pour le curé auquel je l’ai promis... il adore Dumas et il ne connaît pas le Bâtard de Mauléon... tu retiendras bien le titre ?

— Oui, ma tante...

— Tu es sûr ?... tu ne veux pas que je te l’écrive ?

— Pas la peine...

— Tu l’oublieras ?... — Pas de danger !

Il s’élança tête baissée sur le mail, écrasa plusieurs pieds, manqua de défoncer la boîte à violon de M. Sylvestre, et s’excusa en disant :

— Ah ! mon Dieu !... j’ai chahuté le petit cercueil ! ...