Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BERTHOLET, Jean
BERTHOLET (Jean), historien, né à Vieilsalm, le 30 décembre 1688, et mort à Liége, le 25 février 1755[1]. Il fit son cours d’humanités et de philosophie chez les jésuites de Luxembourg, puis, s’ètant décidé à entrer dans leur ordre, se fit admettre comme novice au collége de Tournai, le 8 octobre 1708. Ses premiers vœux prononcés et son année de répétition terminée, il fut employé, suivant la coutume, à régenter les basses classes, dans plusieurs établissements. Il étudia ensuite la théologie à Douai et à Paris, reçut les ordres majeurs et fit enfin profession solennelle des quatre vœux à Armentières, le 2 février 1723. Comme il s’exprimait avec une grande facilité, ses supérieurs lui recommandèrent la prédication : il s’y livra pendant quatorze ans, dans toute la province gallo-belgique, avec un zèle qui faillit devenir compromettant pour sa santé. Il obtint alors l’autorisation de mener une vie sédentaire, et s’occupa dès ce moment de la composition des ouvrages historiques auxquels il est redevable de sa réputation. Il séjourna longtemps au collége de Luxembourg, passa de là chez ses confrères de Namur, et se retira en dernier lieu chez les jésuites de Liége, où la mort le surprit pour ainsi dire la plume à la main.
Lui-même s’est chargé de nous apprendre qu’il s’était senti entraîné de bonne heure vers les études historiques. Les ouvrages des pères Catrou et Rouillé, ceux de Longueval et de l’abbé Fleury furent ses modèles, quand il se mit à écrire à son tour ; mais il imita leurs défauts plutôt que leurs qualités : l’esprit de saine critique lui manquait, et il n’en était que plus tenace, une fois qu’il avait fait son choix entre deux opinions. Il se torturait l’esprit pour présenter les événements de manière à donner gain de cause au système dont il était infatué ; en outre, il se montrait d’ordinaire fort peu bienveillant envers les auteurs dont la manière de voir différait de la sienne[2]. Cependant il faut convenir que les continuateurs de la Bibliothèque historique de la France, D. Calmet et plus récemment Dewez, ont formulé sur son principal ouvrage, l’Histoire ecclésiastique et civile du duché de Luxembourg et du comté de Chiny, les uns des jugements trop superficiels, le dernier des appréciations trop dédaigneuses. Le savant évêque de Houtheim est plus équitable : Licèt quàm pluribus rebus exteris, dit-il, ad universalem magis quàm ad particularem historiam pertinentibus nos gravaverit auctor, atque insuper regulis criticis se modicè admodùm tinctum probaverit, in eo tamen illi debitores sumus, quòd ex Luxemburgensi principali archivo (quod ei patuit) probationum loco complures cartas aliaque non contemnenda monumenta ediderit, ad res harum partium, signanter verò ad monasticen superioris Archidiœcesis, apprimè facientia. Non-seulement Bertholet dépouilla consciencieusement les archives du conseil souverain de Luxembourg, mais il parcourut laborieusement celles des autres villes du pays et les bibliothèques des monastères, pour prendre connaissance et lever copie des chartes, diplômes et documents de toute espèce se rapportant à son sujet : les séries de pièces justificatives imprimées à la fin de chacun des huit in-quarto de son Histoire prouvent surabondamment que, s’il se trompa plus d’une fois et s’il céda trop aisément à des préventions ou à des préjugés, du moins il fit tout son possible pour s’éclairer et pour fournir aux autres les moyens de vérifier ses dires. Il ne faut pas le surfaire, mais on aurait tort de l’amoindrir et surtout de le traiter comme un compilateur inepte. Avec toutes ses imperfections, l’Histoire du Luxembourg est encore un livre précieux, ne fût-ce que par le choix de documents qu’il renferme ; il l’est surtout depuis que la plupart des titres conservés par Bertholet n’existent plus en original. Il n’en est pas moins certain que ce volumineux travail n’eut aucun succès à l’époque où il vit le jour. Des circonstances toutes particulières concoururent à désappointer l’auteur. En désaccord avec ses supérieurs au sujet de la publication de son œuvre, manquant de fonds, ayant à vaincre des obstacles matériels sans cesse renaissants, Bertholet s’était engagé dans un labyrinthe d’où il ne put sortir qu’à force de persévérance. Cependant ses procédés paraîtront à bon droit étranges. Besoigneux qu’il était, et ne voulant pas s’adresser à ceux dont il relevait, il ne se faisait aucun scrupule d’emprunter leurs modiques épargnes à tous ses confrères de la province wallone. Ces sommes étant insuffisantes pour couvrir les frais de sa vaste entreprise, il eut maille à partir avec ses imprimeurs, ses graveurs et ses relieurs, traita tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, et en fin de compte laissa à chacun une partie de sa publication en payement de ce qu’il devait. Tantôt ses livres et jusqu’à ses documents (qui pourtant ne lui appartenaient pas) étaient vendus à l’encan, tantôt les états lui réclamaient le remboursement de leurs avances, montant à plus de cinq mille florins. Dans de telles conjonctures, il lui fut fort ditticile de fournir des exemplaires complets aux derniers souscripteurs. Ces tiraillements firent scandale, et d’autant plus que la critique ne tarda pas à adresser au père Bertholet des reproches d’un autre genre. D. Calmet fait remarquer que les dissertations insérées au tome Ier de l’Histoire du Luxembourg ne sont guère que des abrégés du père Wiltheim, dont les études sur le Luxembourg ancien étaient conservées en manuscrit, au xviiie siècle, dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Maximin lez-Trêves[3]. Le fait est que Bertholet a suivi de près, de trop près même, ce savant et ingénieux écrivain, par exemple quand il admet sans examen des conjectures hasardées, telles que la confusion du Carosgau du moyen âge avec le pays des Ceræsi, l’interprétation de Titelsberg par Titi Mons, etc.[4] ; mais si la sagacité de notre auteur est plus ou moins sujette à caution, est-il cependant si coupable de s’être fié à un érudit qui jouissait alors d’une grande autorité, et faut-il lui faire un crime d’avoir largement puisé à une source qu’il ne pouvait impunément négliger[5] ? L’autre accusation est plus sérieuse, bien qu’elle infirme plutôt le mérite de l’auteur que celui de l’ouvrage. L’abbé Michel Simon, dit Calen ou Kalen (du nom de sa maison paternelle), rédigea contre l’Histoire du Luxembourg un pamphlet assez médiocre, où étaient cependant relevées un assez grand nombre de fautes échappées à Bertholet[6]. Il y était dit, en outre, que celui-ci s’était permis de copier mot pour mot, tout en le bouleversant, un manuscrit précieux du notaire Pierret, qui lui avait été prêté par le baron Marchant d’Ansembourg et qui se trouve aujourd’hui dans les archives du gouvernement, à Luxembourg[7]. Il est vrai que Bertholet indique un certain nombre de pièces justificatives comme ayant été traduites de l’allemand par Pierret ; mais il est tristement vrai aussi qu’il s’est approprié très-cavalièrement le texte même de l’ouvrage du notaire. Il se l’est approprié tout entier, sauf à y entremêler d’innombrables discussions ayant à peine trait à son sujet. Au moyen âge, on se permettait naïvement de pareils em-prunts, et personne n’y trouvait à redire ; dans les temps modernes, ces libertés se qualifient sévèrement, et c’est justice.
Bertholet n’était pas au bout de ses tribulations. Son Histoire du Luxembourg renfermait une critique de la tradition suivant laquelle le nom de la ville d’Arlon, Orolannum, Aralunæ[8], proviendrait de ce qu’un autel consacré à la lune aurait été jadis élevé sur la montagne occupée depuis par le couvent des pères capucins. L’opinion vulgaire voulait qu’une pierre antique, trouvée dans les environs et exposée devant l’image de la sainte Vierge, eût été précisément l’autel en question. Elle avait été placée devant l’autel, ajoutait-on, pour symboliser la victoire du christianisme sur l’idolâtrie. Les capucins et les magistrats d’Arlon crurent devoir réfuter les objections de Bertholet. Ils firent répandre à profusion un libelle très-violent intitulé : L’ancienne tradition d’Arlon injustement attaquée par le révérend père Bertholet. Luxembourg, héritiers Ferry, 1744, in-12[9]. Bertholet ne se tint pas pour battu : il répondit par une lettre (30 pages in-12) datée de Liége, le 5 février 1745, et adressée au père Bonaventure (H.-R. Mirchout), qu’il supposait, avec quelque raison, être l’auteur de l’attaque. Nouveaux libelles des Arlonnais, nouvelles réponses, échange de sarcasmes et d’invectives. Bref, la question resta indécise, comme toujours ; mais il est vraisemblable que Bertholet se serait épargné tous ces embarras, s’il n’avait d’abord donné pour sienne la dissertation d’Alexandre de Wiltheim sur le même sujet : ne possédant pas assez de connaissances spéciales pour soutenir la polémique, il perdit son temps et son huile et ne fit que s’attirer de nouvelles inimitiés.
Le bruit qui s’était fait autour de notre historien finit par préoccuper ses supérieurs. Ils crurent que la dignité et même l’honneur de la compagnie exigeaient qu’il fût mis fin, décidément, à toute discussion irritante. Bertholet fut autorisé à publier à Liége, en 1746, une Histoire de l’institution de la Fête-Dieu, œuvre sans critique, développement, à ce qu’il paraît, d’un sermon prêché par l’auteur à l’église Saint-Martin-du-Mont, en cette ville. Mais les autres élucubratious de l’adversaire de la Diane ardennaise n’obtinrent pas la même faveur. On lit en tête d’un manuscrit in-folio du père Bertholet (Histoire de l’Église et de la principauté de Liége), qui se trouve à la bibliothèque de l’Université de Liége, une note ainsi conçue : « Les réviseurs ont rejeté ce livre à la révision, tant ceux de la province gallo-belgique que ceux de la Flandre-Belgique, où l’auteur, autorisé par notre révérend père général, s’était adressé. Signé : J.-B. de Marne, collegii Leodiensis vice rector. »
L’Histoire du Luxembourg est dédiée à Marie-Thérèse. Le baron de Reiffenberg a supposé que l’administration de l’impératrice avait pu influer sur l’esprit ou sur les goûts du père Bertholet. Mais cette hypothèse est sans fondement, comme le démontre M. Goethaels, par la raison toute simple que la plupart des travaux historiques de cet écrivain ont été élaborés antérieurement au règne de la fille de Charles VI, et aussi parce que l’on ne voit pas comment les lois de cette souveraine auraient pu peser sur la Société de Jésus à Liége, où Bertholet passa ses derniers jours.
Bibliographie (voir les détails dans la Bibliothèque des pères de Backer, série III,p. 156, et série VII, p. 100). — 1° Histoire ecclésiastique et civile du duché de Luxembourg et du comté de Chiny, 8 vol. in-4o. Luxembourg, André Chevalier, etc., 1741-1747[10]. — 2° Lettre au père Bonaventure, et autres pièces relatives à la discussion sur Arlon (voir de Backer, VII, 100). — 3° Histoire de l’institution de la Fête-Dieu, avec la vie des bienheureuses Julienne et Ève, etc. Liége, Barchon et Jacob, 1746, in-4o, avec de nombreuses tailles-douces, par Jos. et Jacques Klauber. — Troisième édition, revue, annotée, avec un appendice : Abrégé historique de l’institution des confréries de l’adoration perpétuelle, etc, et 17 gravures conformes à celles de l’édition originale. Liége, Oudart, 1846, gr. in-8o (édition publiée à l’occasion du jubilé de sainte Julienne). — Traduction allemande : Geschichte der Einsetzung des Frohnleichnamsfestes, mit dem Leben der glückseligen Juliana und Eva, die dessen erste Beförderinnen waren. Uebersetzt von J.-L. Becqueray. Coblenz, Hölscher, 1847, in-8o, avec 6 gravures. — 4° Oraison funèbre de S. M. l’impératrice mère Elisabeth-Christine, née duchesse de Brunswick-Wolffenbuttel, etc., composée et prononcée en latin par le révérend père Jacques de Laet, S. J. et traduite par la révérend père Bertholet. Brux., Frickx, 1751, in-4o. — 5o Histoire de l’Église et de la principauté de Liége, 1749, MS. in-fol. (bibliothèque de l’Université de Liége). — 6o Vie des saints des Pays-Bas, selon l’ordre du martyrologe belgique, où sont rapportées les fondations des évêchés, des églises collégiales, des abbayes, des monastères et des couvents de différents ordres religieux, soit d’hommes, soit de femmes. MS. in-fol. (Le t. I se trouve à la bibliothèque du Séminaire, le t. II à la bibliothèque de l’Université de Liége.) — 7o Les vies des saintes des Pays-Bas, ou les femmes illustres de l’Église. 1747. MS. in-fol. (Bibliothèque de l’Université de Liége.) — 8o Abrégé de l’histoire ecclésiastique et civile du duché de Luxembourg et du comté de Chiny. MS. in-fol. de 635 pages, acquis par la bibliothèque de l’Université de Liége en novembre 1866 (vente Lavalleye, no 33).
Bibl. histor. de la France, t. III. — D.Calmet, Biblioth. lorraine. — De Feller, Dict. historique. — Biogr. universelle. — Nouv. biogr. générale. — Goethals, Lectures, etc., t. III. — Neyen, Biogr. Luxembourgeoise. — De Backer, Biblioth. des écrivains de la Compagnie de Jésus.
- ↑ Selon M. Neyen ; le 26, selon M. Goethals.
- ↑ C’est ainsi qu’il n’a pas rendu justice à Jean Bertels († 1607), le premier qui composa une Histoire du Luxembourg (Cologne, 1607, in-4o).
- ↑ Luxemburgensia seu Luxemburgum romanum. Cet excellent travail a été publié par les soins de M. Neyen, à Luxembourg, en 1842 un vol. in-4o avec atlas de 99 planches.
- ↑ Pas plus Tetricus que Titus, quoi qu’en dise Feller, qui se montre trop sévère, par parenthèse, envers Bertholet. Voir N. Wies, Die Urbewohner der Luxemburger Landes und ihre Religion. Lux., 1850, in-4o, pp. 5 et 8.
- ↑ V. la Nouvelle biographie générale, t. V, col. 715.
- ↑ D. Calmet en possédait un exemplaire. M. Neyen dit avoir vu cet opuscule en vente, vers 1840, chez un bouquiniste d’Epinal.
- ↑ Essai sur l’Histoire du Luxembourg, 5 vol. — Pierret (Jean-François) naquit en 1648 et mourut le 21 avril 1737, notaire à Luxembourg.
- ↑ Cette dernière forme est moins ancienne que l’autre. Voir le Mémoire de M. Prat, sur les noms de lieux de la province de Luxembourg, dans les Bull. de la Comm. centrale de statistique. Brux., 1866, Hayez, in-4o, t. IX, p. 175.
- ↑ Par une singulière distraction, M. Beuchot (Biogr. univ.) et d’autres après lui ont attribué cette brochure au P. Bertholet lui-même. Par contre, les continuateurs de la Bibl. hist. de la France, t. III, p 643, ont fait, mal à propos, honneur au P. de Marne des Lettres nu P. Bonaventure, publiées par Bertholet, à Liége, chez Ev. Kints, 1746, in-12. — Pour la bibliographie complète de cette discussion, voir la Biblioth. des écrivains de la Compagnie de Jésus, par les PP. Aug. et Al. de Backer, série VII, p. 100.
- ↑ Au commencement du premier volume se trouve la carte (très-estimée) du Luxembourg au temps des Romains, par le P. Wiltheim.