Bismarck et la Papauté/II/01

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BISMARCK ET L’ÉPISCOPAT
LA PERSÉCUTION (1873-1878)

I
LA PRÉPARATION ET LE VOTE DES LOIS DE MAI

La formation du Centre, rendue nécessaire par les desseins des nationaux-libéraux contre l’Eglise, avait mécontenté Bismarck ; il avait dépensé d’inutiles efforts pour que Rome désavouât ces députés qui défendaient les prêtres et troublaient, par leur existence même, le genre d’équilibre parlementaire qu’il rêvait. Tel l’éclair dans un ciel chargé d’orages, telle alors avait surgi, soudaine et zigzagante encore, la colère bismarckienne ; menaçante pour l’Église non moins que pour le Centre, elle avait détruit, au ministère des Cultes, cette « division catholique » qui depuis trente ans, à la façon d’un paratonnerre, semblait protéger le catholicisme prussien ; elle avait capricieusement ravagé le terrain scolaire, immense région dans laquelle depuis vingt ans l’Eglise et l’État vivaient en bonne harmonie ; et puis, foudroyante, elle s’était abattue sur quelques centaines de Jésuites, et les avait dispersés. Elle agissait plutôt par saccades que d’après un plan préconçu, et, tour à tour, déconcertait les catholiques par ses heures d’acharnement, et leurs adversaires par ses heures d’accalmie. Nationaux-libéraux et vieux-catholiques avaient en portefeuille des projets tout prêts, marquant à l’avance certaines victimes, indiquant à l’avance la façon de les abattre ; ils formaient l’état-major de campagne que Bismarck, suivant les instans, consultait ou négligeait. Sa colère procédant par soubresauts, hâtive et puis hésitante, fiévreuse et puis assoupie, empruntait certaines munitions à leur arsenal, et certaines combinaisons à leur stratégie ; mais ces emprunts eux-mêmes avaient quelque chose de fortuit, d’épisodique, de désordonné ; l’offensive anticatholique du chancelier semblait peu soucieuse d’adopter une méthode précise, et de se développer avec suite et continuité. On eût dit qu’il luttait pour intimider plutôt que pour vaincre.

C’est durant le second semestre de 1872 qu’il commença de concerter une série d’assauts contre la hiérarchie ecclésiastique : les droits des évêques allaient -être délibérément attaqués, attaqués à coups de lois. Ses diplomates visaient toujours la papauté, mais sans réellement l’atteindre : l’essai d’un Culturkampf international allait lui ménager échec sur échec. Ses féaux du Parlement visaient toujours le Centre, mais ne faisaient que le fortifier : les élections successives allaient leur réserver d’incessantes défaites. Ses légistes, eux, visaient l’épiscopat ; ils allaient le frapper, le disloquer, le décimer, multiplier les ruines matérielles, se heurter à des inflexibilités morales, désorganiser l’Eglise, mais, en même temps, affaiblir la nation, accumuler enfin des victoires législatives et policières qui devaient être des leurres, et que Bismarck, finalement, se retournant vers le Pape, — vers un autre Pape, — essaierait de réparer comme l’on répare des désastres.


I

Le 24 juin 1872, Pie IX recevait une députation d’Allemands, pieux et militans : il leur conseillait de faire opposition aux persécuteurs, de vive voix et par écrit, avec respect et fermeté.


J’ai fait dire à M. de Bismarck, ajoutait-il, — et vous pouvez le répéter à tout le monde, — qu’un triomphe sans modestie s’évanouit, qu’un triomphe suivi de la persécution contre l’Église est la plus grande des folies ; je lui ai fait demander comment ces catholiques, dont naguère l’État prussien se déclarait satisfait, sont devenus tout à coup des rebelles, des conspirateurs. J’attends la réponse. Je ne l’ai pas encore reçue ; peut-être parce qu’il n’y a rien à répondre à la vérité. Au reste, élevons nos regards vers Dieu exaltons notre solide confiance, tenons-nous bien unis ; qui sait si bientôt ne se détachera pas la petite pierre qui mettra en miettes le pied du colosse ?

Le Pape se rassérénait pour redire que les persécutions fortifiaient l’Église, qu’elles la purifiaient, et qu’elles la revêtaient d’une beauté nouvelle ; et ses imprécations de prophète s’atténuaient et s’achevaient en un mystique Alléluia.

Pie IX, trois mois plus tard, expliqua que le colosse dont il avait prévu la chute n’était pas l’Empire allemand, mais l’ « orgueilleux pseudo-libéralisme » qui gouvernait cet Empire. Beaucoup de publicistes, tant à Berlin qu’en Europe, avaient autrement compris : excités au soupçon par la polémique des vieux-catholiques, ils avaient conclu que c’était sur Bismarck, sur l’Empereur, sur l’Empire, que Rome faisait peser ses fatales menaces. Il fut acquis, dès lors, — même après la rectification papale, — que les fidèles de Pie IX souhaitaient avec lui l’écroulement du colosse germanique, et que leur attachement même au Pape infaillible faisait deux de mauvais patriotes.

Les caricatures déployaient sous les yeux de l’Allemagne, rieuse à demi, anxieuse à demi, une sorte de chasse sauvage, conduite au grand galop par le petit Windthorst : monté sur un âne, coi lié d’un chapeau de prêtre, il était suivi d’une armée de curés, de « Jésuites, » disait-on, sur laquelle planait l’étendard de saint Kosmian, » c’est-à-dire l’étendard d’un conspirateur polonais. « Dehors ces Tartuffes aux pattes de chat veloutées, ces sauterelles à chapeau claque, ces sangliers, ces mites ! Dehors ces filous, dehors ces canailles couvertes de sang et de rapines ! Vite du borax, du phosphore et de l’arsenic contre cette vermine ! » Des journaux assez lus charriaient ce torrent d’injures. On possédait enfin le borax et l’arsenic : c’était la loi contre les Jésuites. Vite et sans merci, il la fallait appliquer.

Fermer successivement toutes les résidences des Pères, cela ne suffisait point ; un certain nombre, individuellement, furent frappés d’interdiction de séjour, tracassés parce qu’ils montaient à l’autel, tracassés parce qu’ils confessaient. Un Jésuite qui célébrait sa première messe n’avait même plus le droit d’y laisser assister ses parens ; un autre recevait la défense de demeurer auprès de sa vieille mère. Parfois, dans les courriers qui signifiaient ces brutales mesures, s’attardaient et se fourvoyaient des lettres d’un tout autre ton ; sous le cachet du ministère de la Guerre, elles apportaient à des Jésuites qui s’étaient, en 1870, distingués comme infirmiers ou brancardiers l’hommage de la croix de fer ou quelque autre décoration. La même poste, ainsi, leur remettait parfois une marque d’estime et la notification d’une déchéance : la preuve qu’ils honoraient l’Allemagne et la preuve que l’Allemagne ne voulait plus d’eux leur étaient solennellement laissées par le même vaguemestre. On poursuivait les Jésuites partout ; ils étaient visés dans la personne des Rédemptoristes, qu’on leur supposait affiliés, et dont au mois d’août l’on interrompait les prédications dans la province Rhénane ; visés, encore, dans la personne de ces nombreux collégiens ou étudians auxquels Falk défendait rigoureusement de former à l’avenir des confréries ou archiconfréries ; visés, toujours, dans la personne de leur fondateur saint Ignace, qui n’était pas admis à figurer sur un vitrail d’église. Ainsi traquait-on les Jésuites jusque sous le béret des étudians ; ainsi les pourchassait-on jusque dans l’altitude des verrières.

Entre les plumes qui voulaient servir l’Eglise et celles qui voulaient servir l’Etat, de très grands mots commençaient à s’échanger : la Nouvelle Presse libre, de Vienne, menaçait Pie IX d’un autre Sedan ; le Journal allemand d’Empire, de Bonn, annonçait que les provinces Rhénanes se comporteraient bientôt, peut-être, comme une sorte de « Vénétie, » accrochée aux flancs de la Prusse ; et la Gazette de la Poste, d’Augsbourg, prévenait le Roi et l’Empereur qu’au jour anniversaire de Sedan les catholiques persécutés refuseraient de se mettre en fête.

De sages politiques hochaient la tête, en se demandant où l’on allait. Il s’en trouvait jusque dans le Cabinet prussien : tel, par exemple, le ministre Eulenburg. A Ems, en juillet, il rencontra le chanoine Frenken, de Cologne, qui n’avait rien d’ultramontain, et l’ambassadeur Arnim : on parla des ennuis que Bismarck et Falk suscitaient à l’évêque Krementz, coupable d’avoir excommunié quelques vieux-catholiques ; on prévit la guerre à outrance qui risquait d’en résulter. Eulenburg et Frenken convinrent qu’une politique de violences, qui transformerait les évêques en martyrs, manquerait son but. « Le peuple catholique, disait le chanoine, ne se bornera pas à se ranger derrière eux ; il les poussera en avant. » Arnim opina de même.

« On vise l’épiscopat, » constatait, en août, le conservateur Kleist Retzow ; et son anxiété frissonnait en mesurant la pente sur laquelle s’engageait son terrible neveu. Le juriste Bluntschli, lui, dans ses lettres et dans les loges, ordonnançait des batteries d’allégresse. Cette pente lui paraissait longue, et presque à perte de vue. Tant mieux, on lutterait pendant une série de générations. C’est à Doellinger que Bluntschli confiait ses pronostics : « Oui, répondait le théologien de Munich, nous ne verrons que les débuts. Quiconque est, comme moi, élevé dans l’Eglise catholique, sait combien cette lutte sera difficile. » Ainsi les deux maîtres du chœur, celui de l’anti-infaillibilisme et celui de la philosophie nationale-libérale, espéraient que la guerre durerait plus longtemps qu’eux, plus longtemps que Bismarck, et ne finirait qu’avec l’ultramontanisme.

Mais Bluntschli, sans douter d’ailleurs de l’énergie bismarckienne, ajoutait avec quelque crainte : « Je suppose que Bismarck voudra mener ce duel à son terme par quelques coups violens, comme si l’on pouvait changer, si vite, le résultat de plusieurs siècles. » Les alliés politiques de Bismarck dans la guerre contre l’Église, après avoir longtemps redouté qu’il ne s’y dérobât, commençaient de redouter aujourd’hui qu’il ne la brusquât, et qu’il ne crût trop prématurément à la victoire. Ils rêvaient, eux, d’un lent et sûr travail au terme duquel seraient à jamais coupées, dans l’âme d’un peuple, les racines de l’influence romaine : il croirait peut-être, lui, en avoir fini, lorsqu’il aurait asséné quelques coups de boutoir, dont l’ennemi, plutôt étourdi que terrassé, pourrait à la longue se relever. Nationaux-libéraux et vieux-catholiques applaudissaient aux arméniens de Bismarck, mais étaient mal rassurés par son allure et par sa tactique.


II

Traitant l’ultramontanisme comme un obstacle matériel plutôt que comme une idée, et s’en remettant à la force, brutale et rapide, pour amputer les consciences de leurs scrupules ; ignorant de certaines susceptibilités confessionnelles, incapable de les comprendre et dès lors de les respecter ; mais incapable, aussi, d’en prévoir et d’en mesurer les réactions, et considérant, enfin, comme une humiliation pour un Etat, la résistance d’une Eglise, Bismarck souffrait et s’agitait à la pensée que dans le lointain Ermeland, à proximité de la Pologne, un évêque prolongeait un conflit avec l’Etat. Entre la pointilleuse bureaucratie de Falk et le ferme et pacifique Krementz, on ne discutait plus, à vrai dire, que sur le texte même de la formule par laquelle le prélat devait affirmer sa soumission aux lois ; mais aux yeux de Bismarck, c’était trop, déjà, qu’une telle discussion. Il fallait que Krementz signât ce que l’État voulait, ou que la mitre de Krementz tombât !

De grandes fêtes, bientôt, allaient être célébrées au vieux château de Marienburg, pour commémorer la réunion de l’Ermeland à la Prusse ; Guillaume y devait assister ; Krementz se proposait d’y prendre part et de présenter à l’Empereur une députation afin de témoigner à la patrie l’allégresse des catholiques. Bismarck savait l’estime de Guillaume pour Krementz ; il craignit que, dans la cordialité des parades, l’Empereur ne se laissât séduire par ce persuasif homme d’Église, et doucement désarmer. Il fallait donc qu’avant les fêtes, l’État fût brutal, de peur que, durant les fêtes, l’État ne devînt conciliant.

Bismarck fit pression sur Guillaume ; et l’Empereur, le 2 septembre, par une lettre personnelle, invita Krementz à déclarer qu’il était prêt à obéir pleinement aux lois. Le 5, Krementz répondit qu’il ne reconnaissait, dans le domaine de l’État, aucune autre souveraineté que l’État, et qu’en conséquence, il remplirait loyalement le devoir d’obéissance imposé par Dieu. Il ajoutait qu’en ce qui regardait les choses de la foi, la révélation et la parole de l’Église demeuraient sa règle unique. Cette addition mécontenta Bismarck ; il mit au repos la plume de Guillaume, qui, sans doute, se serait déclaré satisfait, et la plume de Falk, qui aurait perpétué les chicanes de mots. En personne, il se dressa devant Krementz, lui Bismarck, et dans une lettre datée du 9 septembre, il essaya d’une nouvelle interpellation. Oui ou non, lui demanda-t-il, voulez-vous confesser, vis-à-vis de votre souverain, qu’en excommuniant des sujets sans en prévenir le gouvernement, vous avez fait une faute ? Si oui, s’il est évident que vous reconnaissez sans aucune réserve (unbedingt) l’autorité des lois territoriales, vous serez admis à Marienburg et reçu par l’Empereur. — Ainsi Bismarck réclamait que Krementz fît acte de repentir pour avoir fait son métier d’évêque, et que, dans ses promesses d’obéissance aux lois, ne se glissât aucune réserve, aucune allusion aux ordres supérieurs de la morale ou de l’Église. « J’obéirai aux lois, avait dit l’évêque le 5 septembre. — Est-ce bien sans réserves ? » reprenait Bismarck le 9. Alors Krementz, le 11, écrivit au chancelier qu’en vérité ces exigences nouvelles l’étonnaient, qu’ayant appris, par un message impérial, les conditions qu’on lui imposait, il avait donné satisfaction, qu’il ne s’expliquait pas ce changement des volontés souveraines. Bismarck riposta, le 16, que les adjonctions dont Krementz avait accompagné ses déclarations soumises les rendaient insuffisantes, et qu’un aveu de culpabilité, portant sur sa conduite passée, couperait court à d’interminables embarras. Krementz, relisant la lettre impériale du 2, remontra au chancelier, le 20 septembre, que Sa Majesté, tout au contraire, avait laissé voir l’intention d’arranger elle-même les difficultés sans exiger aucune résipiscence. « Je ne corresponds plus avec vous, » répliqua Bismarck ; et ce qu’il voulait, c’était qu’à l’avenir, l’Etat ne reconnût plus Krementz comme évêque. Mais les irréparables rigueurs n’étaient pas du goût de Guillaume ; et l’on se contenta d’un arrêté signé Falk, par lequel étaient supprimés les subsides budgétaires annuellement accordés à l’évêque d’Ermeland. Sans jugement, l’Etat suspendait une dotation que les engagemens conclus avec Rome en 1821 l’astreignaient à maintenir. En Belgique, des souscriptions s’ouvrirent pour le prélat : Bismarck dut y voir une preuve nouvelle de la conspiration ultramontaine internationale, complice de Krementz.

D’autres complices se déclaraient, s’affichaient en pleine terre allemande : c’étaient tous les évêques allemands. À cette même date du 20 septembre, à laquelle Krementz expédiait à Bismarck une suprême fin de non-recevoir, ils étaient tous réunis ou représentés à Fulda, autour du tombeau de saint Boniface, et, de là, adressaient aux catholiques de l’Empire une lettre collective pour protester contre les lois récentes, et pour se solidariser nettement avec leur collègue de l’Ermeland. « C’est votre faute à vous, leur ripostait la Correspondance provinciale, organe officieux du chancelier ; au Concile, naguère, vous aviez prévu, comme conséquences politiques de la définition, les troubles dont à présent vous faites un grief à l’État. Tant pis pour vous, messeigneurs, pourquoi vous êtes-vous soumis ? ». Et la Correspondance insinuait que tout évêque belliqueux, ou violateur de la loi civile, était assuré, quel qu’il fût et quoi qu’il fît, de voir se resserrer autour de lui tout l’épiscopat de l’Empire.

Mais voici que, parmi les protestans eux-mêmes, la conspiration ultramontaine internationale, si gratuitement soupçonnée par Bismarck, semblait recruter des agens. Louis de Gerlach, l’ancien ami du chancelier, l’ancien rédacteur de la Gazette de la Croix, publiait une brochure intitulée : Empereur et Pape ; elle paraissait au même instant où le Memorandum épiscopal remuait les catholiques d’Allemagne. Tous ces fils du complot se croisaient, s’enchevêtraient, se resserraient, se consolidaient entre eux, formaient un réseau dont les Jésuites, sans doute, connaissaient l’arrogant mystère ! Bismarck pouvait lire, dans cette brochure protestante, à côté de l’apologie de l’Eglise, celle du Centre lui-même, avec lequel Louis de Gerlach avait noué des liens indissolubles. Un autre ancien ami de Bismarck, Andrae, confiant au publiciste Rudolf Meyer les plans de certaines initiatives sociales, lui disait son rêve d’obtenir la collaboration des catholiques ; quelque « périlleuses » et « néfastes » que lui parussent les « aspirations du jésuitisme, » il traitait d’iniquité, de sottise, la façon dont on les combattait, et il considérait que les conservateurs soucieux des intérêts religieux devaient rechercher de nouveaux points de contact, ébaucher des liens nouveaux, avec des individualités catholiques.

On avait encore pu, quelques mois auparavant, mobiliser contre la Société de Jésus les piétistes de la vieille Prusse ; mais un certain nombre d’entre eux gardaient pour la religion, pour les grands intérêts moraux du pays, une sollicitude anxieuse ; et l’offensive de l’Etat contre un évêque leur déplaisait, dès qu’ils la voyaient applaudie par tous les ennemis de l’idée chrétienne. Windthorst développait devant ses électeurs le plan d’une défensive religieuse à laquelle concourraient les fidèles des deux Eglises : le discours de Windthorst et la brochure de Gerlach semblaient se faire écho, pour laisser craindre à Bismarck la désertion progressive de beaucoup de protestans croyans.

Une autre désertion semblait possible, dont l’éventualité l’alarmait plus encore : celle de la Bavière. La mort du premier ministre Hegnenberg, survenue le 2 juin, avait été suivie d’une longue crise qui durait encore en septembre. Louis II joignait à sa haine de l’ultramontanisme certaines velléités de particularisme ; selon qu’il pensait à la politique ou qu’il s’égarait dans la théologie, les combinaisons ministérielles qu’il ébauchait variaient singulièrement. Sa politique tendait à s’appuyer sur des ministres qui lussent capables de parler net à la Prusse ; ses lubies théologiques, entretenues par certains personnages de son cabinet privé, le poussaient à mettre à la tête de l’État des hommes qui parlassent net à l’Eglise. Plusieurs semaines durant, les susceptibilités du souverain prévalurent sur celles de l’anti-infaillibiliste : et l’on crut que Gasser, ministre de Bavière à Stuttgart, réputé particulariste et « ultramontain, » allait être appelé au pouvoir. Vieux-catholiques et nationaux-libéraux manifestèrent : les fêtes auxquelles donna lieu le quatrième, centenaire de l’université de Munich servirent de prétexte pour de bruyans hommages à Doellinger et pour des harangues fiévreuses sur le grand combat moral qui s’imposait ; et la Nouvelle Presse libre, de Vienne, dont Bismarck savait se servir, fit gronder certaines menaces. Pour éviter le ministère Gasser, qui aurait marqué une réaction contre la politique antireligieuse de Lutz, on prit un biais singulier : la Nouvelle Presse libre accusa Lutz, lui demanda raison de ses faiblesses à l’égard de l’Eglise, de l’insuccès des formules bureaucratiques qu’il opposait à l’ultramontanisme, et lui signifia que, pour conduire cette lutte, ses mains débiles devaient remettre au prince de Bismarck le bâton de commandement. Car la Bavière avait une vocation : elle devait se tenir à l’avant-garde de l’Allemagne, sur le terrain des questions religieuses, comme s’y tenait la Prusse sur le terrain des questions militaires. Avec ses atermoiemens, ses demi-mesures, Lutz avait mal réalisé ce programme. Le journal viennois concluait qu’il n’était pas invraisemblable que la Bavière en fût punie par une nouvelle diminution de son indépendance, et la faute en serait à Lutz, dont la mauvaise politique avait prouvé jusqu’à l’évidence la nécessité d’un Empire unitaire… Neuf mois seulement s’étaient écoulés depuis que Lutz avait parachevé l’unité de l’Empire en mendiant auprès du Parlement une loi pénale dont pourrait s’armer la Bavière contre l’Eglise. On lui déclarait aujourd’hui qu’il n’avait marché ni assez droit ni assez vite ; et le zèle anticatholique de l’ « Empire unitaire, » qu’il avait, en décembre 1871, appelé au secours du ministère bavarois, menaçait de se retourner contre la nation bavaroise, et de la frapper. C’en fut fait du projet de ministère Gasser : le 19 décembre, Pfretzschner était appelé au pouvoir. Il gardait Lutz comme collaborateur ; et les vieux-catholiques, qui lui demandaient sans cesse plus qu’il ne pouvait accorder, et qui avaient dû applaudir à l’invective de la Nouvelle Presse libre, se consolèrent à la pensée que Bismarck, à Munich, continuerait d’être bien servi et bien obéi.

En Hesse, également, l’avènement du ministère Hofmann sanctionnait la défaite des idées « ultramontaines ; » le Cabinet badois, pour agir selon le cœur de Bismarck, n’avait qu’à demeurer fidèle à la politique suivie à Carlsruhe dans les vingt dernières années ; et quant au Wurtemberg, coupable d’être une oasis de paix religieuse, les Grenzboten lui infligeaient de sévères avertissemens. Une certaine orthodoxie civique s’installait en Allemagne ; hors d’elle, il n’y avait plus de bons Allemands. Elle se définissait l’esprit unitaire ; elle se reconnaissait à des signes expressément définis : il fallait être antifrançais, antiguelfe, antipolonais, mais surtout antiromain ; et la passion croissante de Bismarck contre l’ennemi « ultramontain, » suivant qu’elle rencontrait des docilités ou des résistances, accordait ou marchandait les brevets de civisme.


III

Au jour le jour, certains politiciens, frottés de théologie évangélique, échauffaient cette passion et, tant bien que mal, s’évertuaient à en fixer les caprices et à en prolonger les élans : ils s’appelaient Abeken, Wagener, Roesler ; ils croyaient connaître le terrain d’Eglise et le connaissaient plus mal encore que Bismarck. Improvisé diplomate après avoir joué un grand rôle dans les destinées de l’évangélisme prussien, Abeken n’avait que mépris pour les évêques, qui s’étaient soumis au « pape infaillible, ennemi de toute vie et de toute culture ; » il inspirait à Bismarck la mésestime pour ces volontés épiscopales qui avaient fléchi, et lui donnait l’illusion de leur faiblesse. Wagener avait caressé le rêve archaïque d’un primat de Germanie dirigeant, en face de Rome, avec le strict respect mérité par Rome, une Église de Germanie, et Wagener considérait la centralisation romaine comme un échec pour son imagination personnelle. Quant au publiciste Constantin Roesler, dont la brochure de 1859 sur la question italienne avait été attribuée à Bismarck lui-même et qui fut peut-être, parmi ses compatriotes, le premier de tous à discerner le génie du futur chancelier et à pronostiquer sa gloire, il avait gardé, de certaines études de théologie faites à Halle, un penchant audacieux à s’occuper des choses religieuses : il rêvait d’une Eglise nationale qui rajeunirait le christianisme et qui mettrait au service de l’Etat allemand, menacé par Rome, « les forces religieuses régénératrices » susceptibles de surgir, encore, du catholicisme allemand. Autour de Bismarck s’agitaient ainsi, contre l’Eglise romaine, d’ambitieuses et vagues illusions, qui comptaient sur la force bismarckienne, plus encore que sur le Dieu de Luther, pour s’épanouir, enfin, en réalités victorieuses.

Toujours militantes, toujours insatisfaites, ces illusions composaient autour du chancelier une atmosphère affolante, où passaient à tous momens des vents de guerre ; mais ce n’est pas là que mûrissait le programme même de la guerre et que s’en concertaient les tout prochains détails. Ce programme se préparait loin de Bismarck, un peu à l’écart de lui, et même, parfois, presque malgré lui.

Les juristes que, dès le mois d’août, Falk avait convoqués, étudiaient en silence : tous les projets seraient fixés, pour l’heure où Bismarck, dans une saute d’humeur, les mettrait à l’ordre du jour ; toutes les étapes seraient concertées, pour l’instant où il serait du goût de Bismarck de les franchir. Un bureaucrate consciencieux, Hübler, centralisait le travail. On consulta d’abord les plus illustres canonistes protestans ; c’étaient, à côté du député Dove, les professeurs Hinschius, Friedberg, Otto Meier ; et puis, en septembre, on invoqua l’avis d’un célèbre canoniste vieux-catholique, M. Schulte.

Hinschius, tour à tour professeur aux universités de Kiel et de Berlin, penchait vers une séparation entre les Églises et l’Etat. Il admettait que les prêtres, librement nommés par l’évêque, célébrassent un culte public, et que l’Eglise pût être propriétaire, sous certaines réserves destinées à entraver les progrès de la mainmorte. Mais que l’Etat mît son influence au service du catholicisme, qu’il le fît enseigner à l’école, qu’il gardât dans ses universités des facultés de théologie, qu’il prêtât le concours de ses fonctionnaires pour la levée des impôts d’Eglise, Hinschius ne le voulait plus ; et il s’opposait, aussi, à ce que l’Etat se laissât enchaîner par des traités conclus avec le Pape, et prolongeât les libéralités pécuniaires imposées par ces traités. Bref, au gré d’Hinschius, l’État devait prévenir les catholiques qu’à l’avenir il ne connaissait plus ni leur Dieu, ni leur Pape, et que, d’ailleurs, ils étaient libres.

C’est aux antipodes que se tenait M. Schulte : il visait, lui, la hiérarchie épiscopale. Elle régnait sur l’enseignement théologique. M. Schulte ne voulait plus ni grands séminaires ni petits séminaires, ni convicts épiscopaux. Elle régnait sur les petits curés : M. Schulte demandait que l’Etat créât un organe pour exprimer, en face des évêques, les désirs de l’Eglise, c’est-à-dire des fidèles ; cet organe, ce serait la communauté : dûment reconnue par l’État, investie par lui de certains droits, la communauté des laïques serait tout naturellement appelée à régler les différends qui surgiraient au milieu d’elle entre catholiques romains et vieux-catholiques. On dénombrerait les deux fractions rivales ; le groupe formant majorité userait de l’église aux heures où le culte s’y donnait avant 1870 ; l’autre groupe aurait le droit de s’y réunir, à d’autres heures. Le curé de la majorité pourrait avoir jusqu’à 600 thalers de revenu, et le vicaire jusqu’à 400 thalers ; si les revenus de la cure ou du vicariat dépassaient ce chiffre, le surcroît serait affecté à l’entretien du prêtre de la minorité. Des comités de fidèles régleraient à l’amiable le partage et la jouissance des biens d’Église ; en cas de difficultés, le commissaire d’État interviendrait. Vingt mille thalers seraient prévus, par le budget de l’Etat, pour les besoins généraux du culte vieux-catholique, et les évêques vieux-catholiques jouiraient des mêmes droits que les évêques de la confession romaine.

Ainsi, M. Schulte réclamait que la législation finît par avoir égard à cette confession vieille-catholique qui n’avait cependant qu’un chiffre insignifiant de fidèles, et dont l’un des rêves paraissait être, désormais, d’attribuer aux laïques, dans la société religieuse, une influence à demi directrice. Et puis, tout de suite après, au nom même du sens qu’il donnait au mot Eglise, au nom du contraste qu’il dessinait entre l’Ecclesia, communauté des fidèles, et la hiérarchie sacerdotale, au nom de ses théories historiques sur le christianisme primitif, il demandait que le législateur installât dans la confession romaine elle-même, à côté et en face de l’épiscopat, cet organisme laïque, et qu’ainsi, de vive force, on modelât l’organisation d’une Église séculaire sur l’organisation, rudimentaire encore, du vieux-catholicisme naissant. Le projet qu’apportait M. Schulte se présentait comme un tout. Si l’on en détachait quelques fragmens, M. Schulte ne garantissait plus le succès ; il insistait, surtout, pour que l’autorité de l’État attribuât à la foule des fidèles une sorte de personnalité dans l’Eglise, et donnât une sanction juridique à leurs droits historiques et normaux, méconnus, disait-il, par la puissance épiscopale.

Ni les conclusions de Hinschius, qu’on accusait de désarmer la société civile et dont bientôt, d’ailleurs, ce juriste fut le premier à faire abandon, ni les visées de M. Schulte, qui auraient abouti à une organisation démocratique des Églises édifiée sous les auspices de l’État, n’étaient acceptées par M. Friedberg. Plus jeune que ces deux professeurs, mais très connu déjà par les travaux qu’il avait consacrés aux derniers conflits religieux, M. Friedberg avait conçu tout un système de politique ecclésiastique, qui consacrait le règne de l’État sur l’Église.

Au-delà de l’Atlantique, ce canoniste averti voyait prospérer l’Eglise libre, séparée de l’État libre. Ainsi la séparation, là-bas, profitait à l’influence romaine ; il y aurait un plus grand péril encore à la décréter immédiatement pour l’Allemagne, où le catholicisme s’appuyait sur de vieilles racines historiques. M. Friedberg frémissait devant une telle expérience. Le débat entre l’Église et le pouvoir laïque était pour lui une question de puissance (Machtfrage) ; et l’État, au lieu de s’effacer, devait officiellement autoriser l’Eglise et s’installer chez elle en maître.

Tels ces chirurgiens qui, craignant des résolutions trop décisives, posent sur un pauvre corps endolori des appareils provisoires et rêvent encore, rêvent toujours, de la belle opération qui pourrait être tentée et qui, plus tard, peut-être, s’imposera : tel M. Friedberg, désertant un moment la langue juridique pour la langue chirurgicale, se penchait vers le point d’attache entre le membre Eglise et le corps de l’État, et multipliait, en cet endroit douloureux, toutes sortes d’expédiens doucement cruels. De cette façon, pensait-il, la grande opération, c’est-à-dire la séparation, périlleuse parce que prématurée, serait peut-être évitée, peut-être préparée, mais certainement ajournée. Il les faut lire dans le texte, ces métaphores de M. Friedberg, froides comme l’acier du couperet ; il faut, après les avoir lues, refaire un effort pour bien se représenter que la matière vive dont il parle et sur laquelle il travaille n’est autre que l’âme même de plusieurs millions d’Allemands.


Si plus tard le membre Église doit être détaché du corps de l’État, disait-il expressément, nous voulons prendre toutes les dispositions préalables pour que cette opération ait lieu, avec le moins de périls possible et de façon à affaiblir le corps le moins possible. Nous voulons, en attendant, faire la ligature des vaisseaux d’où le sang de l’État découle dans le membre Église, et par lesquels il lui apporte la force et la vie. Nous voulons progressivement isoler le membre Église, habituer l’État à n’en avoir plus besoin ; l’État ensuite s’apercevra à peine si ce membre est amputé ; la plaie se cautérisera facilement et il ne sera pas question d’hémorragie…


A vrai dire, M. Friedberg confessait que l’autorité sacerdotale avait fréquemment, dans le peuple, des racines plus profondes que celles mêmes de l’Etat ; mais à ses yeux, c’était précisément une raison pour que l’Etat provoquât la judicieuse action des chirurgiens. Comment, en effet, s’étaient-elles affermies, ces racines étrangement robustes, sinon par la collaboration ou tout au moins par la complaisance du pouvoir civil ? Ainsi l’Etat, vis-à-vis de l’Église, avait joué le même rôle d’auxiliaire, sinon même d’architecte, que le patron qui, dans la paroisse, avait construit et entretenait le lieu du culte. Mais ce patron possédait en échange un certain droit d’intervention dans la nomination des curés ; l’Etat, de son côté, devait, d’un bout à l’autre du territoire, posséder un tel droit, et non pas le réclamer de l’Eglise, mais le prendre et l’exercer. Chaque curé, avant de faire acte de pasteur, devait obtenir de l’Etat ce que M. Friedberg appelait la missio civilis : à cette condition seulement, il pourrait remplir son rôle d’éducateur populaire.

Pour la formation de cet éducateur, aussi, l’Etat devait intervenir. Il semblait à M. Friedberg que le futur prêtre, mûrissant en serre chaude, était dressé d’une façon mécanique plutôt qu’il n’était élevé ; que les effets de la science, et l’émancipation spirituelle qui en résulte, lui demeuraient inconnus ; que les matières qu’on lui inculquait asservissaient et opprimaient l’esprit au lieu de l’affranchir ; que « cette culture nationale qui apprend à se sentir membre d’un peuple et non pas seulement d’une caste cosmopolite, » lui demeurait un livre fermé : tant qu’il en serait ainsi, l’Etat ne pourrait jamais trouver dans l’Église un terrain pour ses propres aspirations, et « les marionnettes cléricales, sans volonté propre, pendraient aux fils avec lesquels on les dirigeait de Rome. » Tout cela changerais, si le jeune clerc était soustrait aux effets de la « pédagogie jésuitique, dévastatrice pour le cœur et pour la pensée » ; si dans les universités, ces « pépinières de la vie germanique, » il s’imprégnait d’une science non confessionnelle, et si enfin l’État, au lieu de s’en remettre au verdict des supérieurs ecclésiastiques, voulait apprécier, par lui-même, l’aptitude des jeunes clercs pour le ministère.

Enfin M. Friedberg réclamait la création d’une juridiction spéciale. Les magistrats, remarquait-il, sont familiers surtout au domaine du droit privé, et ne peuvent, ni même ne doivent avoir égard à la répercussion politique de leurs décisions, Il souhaitait qu’un tribunal fût institué, chargé de redresser tous les torts de l’Eglise envers l’État, et de les venger. On ne se contenterait pas, comme en France, d’une platonique déclaration d’abus ; le tribunal rêvé par M. Friedberg pourrait frapper d’amende, condamner à la prison, l’ecclésiastique délinquant et son supérieur hiérarchique responsable ; il pourrait même, au nom de l’Etat, en leur enlevant ce que M. Friedberg appelait la missio civilis, suspendre, en fait, leur activité pastorale. M. Friedberg ne se dissimulait pas l’étrange gravité de ce dernier projet ; l’Etat qui réaliserait ce programme ressusciterait en quelque sorte, pour les ministres du culte coupables de lui déplaire, un spectre analogue à l’interdit du moyen âge ; il suffirait d’un trait de plume pour éteindre dans une paroisse la vie spirituelle en défendant au prêtre de faire acte de prêtre. M. Friedberg d’ailleurs conseillait la prudence ; il ne faudrait pas que l’Etat s’avançât trop à la légère, et qu’il fût ensuite forcé de battre en retraite : ce serait affaiblir son autorité, au lieu de la fortifier. Ainsi M. Friedberg avait-il dessiné le programme de la prochaine offensive, et puis, en une ligne fugitive et nuancée d’inquiétude, la perspective de la future retraite.

C’est pour la Prusse, surtout, qu’une telle législation lui paraissait urgente ; mais il ne songeait à rien de moins qu’à mettre en branle l’appareil plus solennel des lois d’Empire, et à réclamer du Reichstag qu’il armât ainsi contre l’ultramontanisme tous les Etats allemands. Il lui paraissait périlleux que ces Etats, chacun de son côté, jouassent avec l’Eglise une partie ; « celui qui, dans cette âpre lutte, succomberait ou céderait, deviendrait une citadelle ultramontaine, menaçante pour les voisins. » Et puis, on devait prévoir un combat acharné ; ce ne serait pas trop, pour les soutenir, de toute la force de l’Empire, groupant en une compacte phalange ces perspicaces Etats, qui seraient joyeux de remettre à ce pouvoir suprême le soin de les défendre contre l’Eglise. « Il en sera de cette guerre, concluait M. Friedberg, comme de celle de 1870 : la direction unique de l’homme qui a créé pour nous la patrie allemande, nous mènera à la victoire. »

Ainsi se terminaient, par un appel à Bismarck, les projets d’avenir que construisait M. Friedberg. Falk était content : la doctrine de M. Friedberg répondait à ses propres instincts. Falk aimait à porter, dans l’administration des cultes, un esprit d’étroite minutie, et une rigueur un peu sèche ; sa nature ignorait les élans de la colère, et la violence des à-coups. Pas de caprices chez lui, pas de souplesse politique non plus. Voyant devant lui une série de problèmes à résoudre, concernant les rapports entre les évêques et l’Etat, il considérait ces problèmes comme un objet de science. Un savant lui apportait des solutions nettes, bien dessinées ; il les préférait à toute autre. Il y avait là pour Falk des questions de géométrie politique : M. Friedberg était un géomètre. Mais pour ce Bismarck dont dépendait Falk et qu’invoquait M. Friedberg, il y avait là des questions de politique tout court. La politique est changeante, au gré de l’humeur, au gré des circonstances ; la géométrie politique, elle, est inflexible. Cette inflexibilité déplaisait à Bismarck ; s’enchaîner lui-même en voulant enchaîner l’Église lui était désagréable. Il aspirait, suivant son caprice ou suivant les besoins de l’heure, à tyranniser ou bien à abdiquer ; les projets de Falk et de M. Friedberg contraindraient l’Etat de se comporter toujours en tyran. La géométrie politique, appliquée par des bureaux, paralyserait le jeu de la politique, concerté par un Bismarck. De là surgissaient, entre Bismarck et Falk, certaines diversités qui les agaçaient tous les deux.

« Le chancelier ne veut aucun plan, murmurait Falk ; il ne veut aucune décision de principe qui ait une force contraignante ; car il tient à garder les mains libres, afin de pouvoir, selon les cas, agir et trancher ; je ne peux réussir à ce qu’on ait une politique systématique. » A certaines heures, cette mésentente s’accentuait : alors on voyait Bismarck songer au remplacement de Falk, et faire sonder l’économiste Rodbertus pour savoir si d’aventure il accepterait le ministère des Cultes ; ou bien on entendait Falk témoigner l’intention de prendre bientôt sa retraite. Il n’était pas jusqu’au grand-duc de Bade en personne qui ne reçût les confidences de Falk et qui ne devint ainsi le témoin de la désunion entre Falk et Bismarck.


IV

En cet automne de 1872, Bismarck était peut-être plus excité que résolu. Recevant d’un certain nombre de parlementaires anglais une adresse hostile à l’ultramontanisme, il leur répondait : « Dieu nous protégera contre ceux mêmes de nos ennemis qui couvrent de son nom sacré leur hostilité contre notre paix intérieure. » Très sincèrement, très religieusement même, il escomptait que Dieu aiderait l’Etat. Mais l’État lui-même, comment s’aiderait-il ? Bismarck sentait, tout le premier, que des résistances s’insurgeraient, à la Cour, et dans la conscience même de l’Empereur, contre une politique violente ; il ne pouvait ignorer que le théologien protestant Gelzer, qui donnait devant Guillaume des conférences sur la question catholique, désapprouvait et redoutait les persécutions imminentes.

« La question brûlante, notait le 4 novembre 1872 Charles-Antoine de Hohenzollern, père du roi de Roumanie, c’est la question ecclésiastique ; elle soulève beaucoup de poussière aigrit la vie de famille, et recèle incontestablement des dangers pour l’avenir. » Tout catholique qu’il fût, il prenait le parti de l’État, et, par une alliance de mots que Bismarck eût aimée, il reprochait « aux ultramontains et à la France » de faire croire que la Prusse voulait « tout rendre protestant. » L’Empereur le consultait ; Charles-Antoine était d’avis qu’on ne pouvait éviter la lutte. Il conseillait à Guillaume de ne jamais s’engager dans des querelles théologiques ou dogmatiques : car l’histoire enseigne, observait-il sagement, que l’État est toujours obligé d’en venir à composition, sur ce terrain. Mais quant aux « cas concrets » intéressant les rapports entre l’Eglise et l’État, il engageait l’Empereur à les résoudre toujours « avec la plus grande énergie. » En somme, écrivait-il à son fils, « on a seulement besoin d’introduire encore le mariage civil, la séparation de l’Église et de l’école, et les examens d’Etat pour les ecclésiastiques. Mais à part cela, il faut laisser à l’Église sa liberté ; l’Etat n’a pas à s’inquiéter des dogmes, car ceux-ci relèvent exclusivement de la conscience des catholiques. » L’impression finale de Charles-Antoine de Hohenzollern était une impression d’ennui : les conflits qui s’annonçaient lui paraissaient « très peu réjouissans. » Nous tromperions-nous beaucoup en devinant, entre les lignes de cette lettre, les pensées et les sentimens qui lentement prévalaient dans les cercles dirigeans de la Cour ? On s’avançait vers la lutte sans enthousiasme, et même sans entrain ; on avait si complaisamment dénoncé l’ennemi intérieur, et ses alliances avec l’ennemi du dehors, qu’on s’était soi-même acculé à combattre, et qu’on allait combattre. Mais l’entraînement qu’on mettait à forger les premières armes était encore très médiocre. On accepterait, parce que commodes et parce que précis, les paragraphes préparés par Falk et M. Friedberg ; mais, quel que fût à cet égard le rêve de M. Friedberg, on ne se donnerait pas la peine de les proposer comme loi d’Empire. Se jeter à corps perdu dans ces questions, se dépenser en discours devant le Conseil fédéral et devant le Reichstag, persuader ou menacer les divers Etats de l’Allemagne, et les amener à se courber tous sous le joug d’une législation unitaire qui prévoirait et réglerait à jamais leurs rapports avec les Eglises : cela comportait un travail trop tenace, trop méthodique, trop essoufflant, qui n’était pas du goût de Bismarck. On allait simplement, pour l’instant, transformer en lois prussiennes les élaborations de M. Friedberg ; et Falk supporterait, à lui tout seul, le poids de la discussion.

Il était tout prêt à l’accepter, tout prêt, aussi, à réaliser ultérieurement certaines propositions de M. Schulte ; et sans perdre de temps, il se préparait à consulter les évêques sur un projet de constitution de comités ecclésiastiques et d’une représentation des communautés. Il allait de l’avant, lui, avec plus de suite que Bismarck, avec plus de cœur que Guillaume. Interpellé par Mallinckrodt, le 28 novembre, sur les mesures prises contre les sœurs enseignantes, il attaquait l’esprit congréganiste, et déclarait qu’un combat s’inaugurait. « Je maintiens le mot combat, insistait-il : c’est un combat qui est imposé au gouvernement. Le gouvernement l’accepte. La circulaire attaquée est un pas dans ce combat. » Il répétait ce mot, il le ressassait, comme s’il eût voulu couper à Bismarck et à la Cour toute ligne de retraite, et rendre impossible tout mouvement de résipiscence.

Des fonctionnaires conservateurs, tels qu’étaient, le plus souvent, dans les arrondissemens de la Prusse orientale et centrale, les hobereaux qui faisaient office de Landral, risquaient d’apporter dans la lutte une certaine tiédeur, mais la réforme administrative qu’imposaient à Bismarck, pour diverses raisons politiques, les nationaux-libéraux, devait prévenir un tel péril, car bientôt, dans chacun de ces arrondissemens, siégerait un conseil élu qui assisterait le Landrat, le surveillerait, et l’entourerait de certains délégués permanens : ainsi se glisserait, dans la citadelle conservatrice de l’administration provinciale, le parti national-libéral, et l’application rigoureuse des lois futures serait par-là même assurée. La question religieuse était l’une des raisons qui motivaient et qui accéléraient cette réforme profonde ; l’urgence d’une lutte contre les prêtres était l’une des considérations pour lesquelles la vie politique traditionnelle de la Prusse allait changer d’aspect. Le bouleversement semblait si radical, qu’on ne pouvait espérer que la Chambre des Seigneurs l’acceptât ; on fit une « fournée » de vingt-quatre pairs, et la réforme fut votée. La même semaine où les nationaux-libéraux applaudissaient aux cris de guerre de Falk leur ménageait ce triomphe sur le conservatisme prussien, et ce triomphe même faciliterait l’offensive antireligieuse.

Déjà l’on piétinait incongrûment, mais allègrement, les prochaines victimes. « Si l’Eglise survit au combat qu’on lui va livrer, avouait au curé Simon un fonctionnaire franc-maçon, je me ferai catholique. » Dans les cercles politiques de Weimar, on parlait de marier les prêtres et de dresser les nonnes pour une scène comme dans Robert le Diable. « On n’aura la paix en Allemagne, proclamait à Munich Werthern, ministre de Prusse, que lorsque tous les évêques seront sous les verrous. »


V

Mais c’étaient là des griseries, plus encore que des décisions, et pour que cessassent subitement ces triomphans sarcasmes, ce fut assez d’une rumeur qui circula dans la première quinzaine de décembre, et d’après laquelle Bismarck était las du pouvoir. Lui seul, vainqueur de l’Autriche et vainqueur de la France, pouvait être vainqueur des prêtres. Tout dès lors parut remis en question. Il y avait du vrai dans cette rumeur ; Bismarck n’en pouvait plus. Le coup mortel peut-être qu’il avait asséné au vieux conservatisme prussien avait produit, sur lui-même et contre lui-même, un étrange choc en retour : d’avoir démantelé la vieille Prusse féodale, d’avoir ainsi achevé la rupture avec ses anciens amis, cela tout d’un coup l’avait affaissé. Pour la première fois depuis les triomphes de 1870, on entrevoyait, sous l’uniforme du chancelier, un cœur qui souffrait.


Je suis en disgrâce auprès de tous les membres de la famille royale, écrivait-il à Roon, et la confiance du Roi est en recul. Tout intrigant trouve son oreille. Le Roi, comme un cavalier en selle, sait à peine quel bon cheval il a exténué en moi. Dans les affaires intérieures, j’ai perdu le sol qui me soutenait, par la désertion traîtresse du parti conservateur dans la question catholique. A mon âge, et convaincu de ne plus vivre longtemps, la perte de tous vieux amis a, pour ce monde, quelque chose de décourageant qui va jusqu’à la paralysie.


Il s’effondrait, se lamentait, et fût volontiers resté, jusqu’à la fin de ses jours, dans sa solitude de Varzin. Par une poussée soudaine, les ressouvenirs des amitiés anciennes avaient émergé dans son âme. On ne se bat bien que si l’on est de bonne humeur ; soudainement, il se révélait trop mécontent, trop chagrin, trop défait, pour repartir en guerre, fût-ce contre l’Eglise. Ses contrariétés le terrassaient ; il éprouvait une satiété. Rester chancelier, soit, il y consentirait encore puisque personne ne connaissait l’Europe comme lui ; mais il voulait se décharger, du moins, de la présidence du ministère prussien, et songeait à un successeur : il arrêta ses pensées et celles de l’Empereur sur Roon, ministre de la Guerre, qui avait la confiance de Guillaume et celle des conservateurs. Son vieil ami, Blanckenburg, conservateur aussi, accepterait peut-être un portefeuille. Blanckenburg réclamait, il est vrai, que l’on ne parlât plus de mariage civil, et que les projets de législation ecclésiastique fussent ralentis ; c’était tant mieux ; cela ferait contrepoids à Falk. Le député Virchow redoutait qu’après ce changement ministériel on ne continuât plus la guerre contre l’ultramontanisme. Et, de fait, le vieux soldat qu’était Roon n’avait qu’un médiocre goût pour les nationaux-libéraux, et rien ne le pressait de leur accorder des satisfactions politiques, fût-ce aux dépens des ultramontains. « Les vagues vont trop haut, » murmurait-on autour de lui.

Ainsi suffisait-il d’un mouvement de découragement de Bismarck pour que les périls dont la veille encore l’Église semblait cernée parussent un instant s’éloigner. Formellement, le 19 ou 20 décembre, il invitait Falk à être pondéré, et Falk, en bon bureaucrate, finalement docile aux gestes d’en haut, se disposait peut-être à serrer dans ses cartons les paragraphes législatifs qu’il avait si soigneusement mis au net.

Mais pouvait-on savoir, à Rome, toutes les variations d’humeur de Bismarck ? On y percevait l’écho des campagnes de presse qui se poursuivaient contre l’Église ; on y écoutait la Gazette de Spener accuser les ultramontains d’ignorer l’obéissance civique et d’être « les ennemis nés de tout ordre moral dans l’État. » Ces bouillonnemens de haine antireligieuse s’étalaient et faisaient tapage. Encore quelques semaines, peut-être, et leur fureur inefficace n’aurait plus rappelé que le suprême adieu des vagues qui, sur le rivage trop souvent battu, projettent une dernière écume, blanche et tumultueuse encore, avant de se retirer. Mais comment Pie IX pouvait-il s’en douter ? et qui donc eût pu lui dire que Bismarck était comme démonté ? Le 23 décembre, le Pape tenait un consistoire : il y dénonça, dans une allocution solennelle, les persécutions atroces que souffrait l’Église en Allemagne, les efforts qu’on y faisait pour la renverser de fond en comble, l’impudence des hommes qui faisaient un crime aux évêques, aux prêtres et aux fidèles, de préférer aux lois de l’Empire les lois de Dieu. Ces propos eurent tôt fait de franchir les Alpes ; la Gazette de Spener traita Pie IX de « nouveau Benedetti, qui avait offensé Guillaume comme le Corse l’avait fait à Ems ; » la presse allemande reçut défense de reproduire certaines lignes du discours pontifical ; trois catholiques, qui télégraphièrent au Pape leurs complimens, furent déférés aux tribunaux ; certains journaux d’Italie insinuèrent complaisamment qu’on pourrait poursuivre le Pape pour injures contre un souverain étranger. Alors Stumm, qui gérait encore à Rome l’ambassade de l’Empire auprès du Pape, reçut le 30 décembre un congé illimité ; entre Bismarck et Pie IX, les rapports étaient à jamais rompus ; et derechef, pour longtemps cette fois, l’énergie bismarckienne était cabrée.


VI

C’en fut fait, tout de suite, de la dépression nerveuse du chancelier. Il sentit qu’à la Cour les partis militaires affectaient d’être offusqués par le discours de Pie IX ; que, dans les fourreaux, les épées s’impatientaient. Quel dommage que le Pape fût un roi sans terre ! Du moins y avait-il un terrain sur lequel on pouvait encore l’ennuyer ; c’était celui de la théologie. Tout justement M. Schulte, le canoniste vieux-catholique, se trouvait alors à Berlin, pour causer avec le gouvernement de l’élection d’un évêque vieux-catholique. Le 2 janvier 1873, il fut reçu par Bismarck. Des rhumatismes couchaient le prince sur un sofa, et négligemment, jouant avec un dogue, Bismarck se mit à parler théologie. « Je vous salue comme un compagnon de lutte, dit-il à M. Schulte ; je vous parlerai aussi franchement que si nous avions dix ans de commerce. » Il expliqua que les évêques allemands l’avaient déçu, qu’il avait escompté leur résistance au Concile, mais qu’ils s’étaient, en face de Rome, conduits comme des chiens couchans, et que l’archevêque de Cologne n’était plus que l’ombre du Pape. Il raconta comment, déconcerté par ce péril imprévu, il en avait cherché les racines : derrière le cléricalisme, il avait trouvé le polonisme : derrière le ministre Mühler, mari d’une dévote, il avait trouvé la « division catholique, » peuplée de Polonais ou de dévots ; et il avait fait table rase. Mais tout n’était pas fini ; et Bismarck, sans grande déférence, parlait à M. Schulte d’un homme de soixante-quinze ans, — c’était l’Empereur, — qui compliquait encore les difficultés. « Avec le prince impérial, s’écriait-il, ce serait aisé de faire tout de suite de grandes réformes organiques. » Mais Guillaume, à l’entendre, était difficile à convaincre ; il fallait faire la grosse voix ; aussi Bismarck s’était-il effacé de la présidence du ministère, persuadé que Roon serait contraint d’agir comme lui-même, Bismarck, voulait agir.

Ainsi se drapait le chancelier sous les regards éveillés de M. Schulte ; il s’affichait comme un anti-infaillibiliste de la première heure, et découvrant la personne de l’Empereur, il le rendait responsable des lenteurs du Culturkampf. M. Schulte, encouragé, lui demanda ce qu’il pensait de l’élection d’un évêque vieux-catholique.

« Mon point de vue est le vôtre, reprit Bismarck. Je tiens les vieux-catholiques pour les seuls catholiques, auxquels proprement tout appartient. » Il ajouta qu’en pratique il était difficile de se refuser à considérer comme catholiques les millions d’ultramontains, mais que pourtant il s’attachait, pratiquement, à ne rien faire qui préjudiciât à cette théorie, la seule vraie, d’après laquelle les vieux-catholiques étaient les seuls ayans droit de l’Eglise prussienne de la veille. M. Schulte devait donc avoir confiance, et Bismarck entretiendrait le Conseil des ministres de l’établissement d’un évêché vieux-catholique.

M. Schulte entra dans le détail : il fallait que cet évêque, que son clergé eussent une vie assurée ; c’est le spectre de la faim, disait-il, qui retient dans l’Eglise romaine beaucoup de prêtres, et l’Etat, d’après lui, pouvait rendre un grand service en subventionnant sur certains fonds secrets cette nouvelle personne juridique, la corporation des vieux-catholiques. « Les fonds dont vous parlez, interrompit le chancelier, servent pour les armées et pour les canaux ; » et il déclara qu’il préférait faire inscrire au budget, ouvertement, une somme pour les vieux-catholiques ; qu’en droit, toutes les ressources de l’Église devraient leur appartenir ; et qu’il convenait, dès lors, de leur donner au moins le nécessaire.

M. Schulte insista, aussi, pour que les vieux-catholiques fussent dispensés, et cela, s’il le fallait, par une loi, de payer les impôts d’Eglise et de confier l’instruction religieuse de leurs enfans à des prêtres ultramontains. Entendu, répliqua Bismarck ; mais sans s’attarder à cette question, il développait, devant M. Schulte, le programme législatif qui, le lendemain, serait discuté par le Conseil. Légiférerait-on sur l’obligation du mariage civil ? Peut-être, quoique Bismarck n’y tînt pas et quoique l’Empereur y fit beaucoup d’objections ; mais on s’occuperait, en tout cas, de l’éducation des prêtres ou des pasteurs, et des pouvoirs disciplinaires de la hiérarchie.

M. Schulte ne cacha pas que ces projets lui paraissaient manquer leur but ; qu’on n’atteindrait pas l’ultramontanisme et qu’en les étendant à l’Eglise évangélique on mécontenterait les protestans. A quoi Bismarck répliqua que Falk et les ministres voulaient que les projets de loi concernassent les deux confessions. Les indications et les suggestions que Falk avait reçues de M. Schulte n’avaient eu visiblement qu’une médiocre influence sur l’esprit du ministre ; mais du moins M. Schulte, quittant Bismarck, emportait-il cette assurance que le chancelier avait confiance en lui, et le seconderait.

M. Schulte, qui, le 5 janvier, visitait Falk, avait des nouvelles, par lui, du Conseil des ministres. « L’allocution papale, avait dit Boon, est la plus grande insolence qui se puisse concevoir ; » Camphausen, ministre des Finances, avait proposé d’élever la dotation des curés succursalistes, avec l’espoir, sans doute, de les gagner à la cause de l’Etat dans la lutte contre Rome. Bismarck, bien qu’il eût cessé de faire partie du Cabinet prussien, était venu, cependant. Le mariage civil lui était devenu indifférent, quoique naguère il eût promis à Falk d’insister pour cette réforme : c’est apparemment qu’en résistant, sur ce point, aux nationaux-libéraux, il pensait acquérir, pour le ministère, le concours de Blanckenburg. Mais Falk, qui ne comprenait pas qu’on sacrifiât à des considérations politiques des décisions commandées par un certain système doctrinal, souffrait de ces contre-ordres. Il était encore tout surpris, aussi, de l’impétuosité avec laquelle Bismarck avait présenté pour les vieux-catholiques une demande de crédit : « Je ferai moi-même pour vous tout ce que je puis, » dit-il docilement à M. Schulte.

M. Schulte, cependant, n’était ni rassuré ni content ; plus on lui développait les détails de la législation nouvelle, plus il tremblait qu’elle ne fût inefficace. Il craignait qu’avec le temps, si Rome ou les évêques faisaient quelques concessions, on ne laissât dormir ces lois ; une sorte de paix se rétablirait, le gouvernement ne songerait plus à protéger le vieux-catholicisme ; et puis le Pape mourrait, le Concile reculerait dans l’histoire ; on s’accommoderait aux faits acquis, et la réforme de l’Eglise serait différée pour des siècles. M. Schulte trouvait que décidément la Prusse s’y prenait mal, et que Falk ne comprenait ni ce qu’était le vieux-catholicisme, ni quelles conséquences pouvait avoir ce phénomène religieux. Falk se disait, évidemment, que les vieux-catholiques devraient se faire protestans, et que ce serait pour la Réforme une belle victoire sur l’Eglise. Et lorsque M. Schulte apportait son rêve d’une victoire qui pourrait être gagnée sur l’« ultramontanisme » dans le sein même de l’Eglise, Falk demeurait inintelligent ou devenait inattentif.

Un mot de Hübler, aussi, était de nature à frapper M. Schulte : « Il m’est venu dans la tête, lui disait ce fonctionnaire, que Bismarck, en reconnaissant légalement le vieux-catholicisme, pourrait bien avoir cette idée d’amener la Curie, à résipiscence, d’obtenir du Pape et des catholiques qu’ils en finissent avec l’esprit particulariste ; et puis, ce résultat une fois atteint, il vous laisserait tomber. » Hübler devinait que pour le chancelier les théories étaient des armes, et qu’elles n’étaient rien de plus. On était à la veille d’une guerre ouverte, acharnée ; Hübler le savait il en avait le plan ; mais tout le premier, il prêtait à Bismarck l’intention d’un raccommodement futur avec Rome.

Rome, pour l’instant, passait pour avoir insulté l’Empereur ; la Correspondance provinciale, en regardant de près, découvrait même quatre insultes. L’Allemagne allait sévir. Les projets de Falk étaient couchés sur le papier ; il n’y manquait que trois mots, tout au bas : Guillaume empereur roi.

A plusieurs reprises, Guillaume avait fait espérer qu’il les tracerait ; et puis, il avait différé ; son ami de tous les temps, le catholique prince Radziwill, suspendait peut-être son bras… Mais, le prince était mort le 2 janvier, et les excitations de l’entourage militaire étant d’accord, désormais, avec celles de la presse, on apprit, le 8, qu’il avait mis son royal paraphe sous les projets de loi qui devaient déchirer la Prusse. Le portefeuille ministériel auquel on avait songé pour Blanckenburg échut bientôt à un national-libéral ; il ne fut plus question du sourire de regret, du témoignage d’archaïque affection, que Bismarck, un instant, avait rêvé d’adresser aux conservateurs… En quelques journées, la nécessité de faire front contre l’Église avait primé tous les autres soucis.

D’aucuns pensaient que Roon aggraverait encore la politique ecclésiastique de Bismarck. Se donnant à lui-même cette consigne un peu courte, un peu sommaire, de venger son empereur, Roon allait en effet, sans rien savoir des choses d’Eglise, s’élancer dans les voies à l’avance tracées par Falk ; et son allégresse même débordait en calembours ; jouant sur le nom de Falk, il écrivait à Bismarck, le 16 janvier : « La grande chasse au faucon (Falkenjagd) a commencé aujourd’hui. » En tacticien qui avait conscience de mal connaître son terrain, il ajoutait : « De divers côtés, on fera plus d’opposition à ces lois que je ne m’y attendais. » Mais il continuait par ce mot, qui était d’un soldat : « Le fait même de lutter est déjà une façon de se fortifier, lors même qu’on n’arriverait pas à la victoire. » Hans Blum, le publiciste bismarckien, remontait jusqu’à la Réforme et même jusqu’à la querelle des Investitures, pour retrouver à travers l’histoire une aussi somptueuse espérance de « terrasser et d’expulser l’esprit sans patrie du romanisme, et de rétablir ainsi la paix religieuse dans toute l’Allemagne. »

Quant à Bismarck, laissant s’échauffer les esprits et les projets de loi suivre leur destinée, il feignit de s’effacer, quelque temps durant, et put ainsi dire, plus tard, lorsque eurent échoué les lois de Mai, qu’il n’était en aucune façon responsable de tous les détails qu’elles contenaient. Mais en fait, il s’assignait un rôle, qu’il remplissait jalousement : il veillait à ce que la mauvaise humeur de l’Empereur à l’égard de l’Eglise ne se relâchât ni ne s’adoucît. Il y veillait, avec je ne sais quoi d’agressif : dans une lettre officielle, il accusait un chambellan de l’Impératrice d’avoir naguère aidé pécuniairement l’agitation contre la loi scolaire ; et il ne cachait pas à Gontaut-Biron qu’il voulait ruiner l’influence d’Augusta, « très nuisible dans toutes les questions religieuses. » Que Falk et Roon s’occupassent de la Chambre qui d’ailleurs était déjà gagnée ; il s’occupait, lui, de l’Empereur. « Je le sens tout à fait solide, inébranlable, disait-il le 25 janvier au député national-libéral Unruh ; je lui ai d’ailleurs sacrifié le mariage civil. Il faut faire des concessions pour marcher de l’avant. » Auguste Reichensperger notait en février que Guillaume était de plus en plus soumis aux volontés de Bismarck. Sur l’heure, cela était vrai, et la lutte contre l’Eglise devenait d’autant plus chère au chancelier qu’elle lui donnait l’occasion de contre-balancer, dans les conseils de Guillaume, l’influence tolérante et pacificatrice de la noble Augusta. De tout son ascendant, il régnait sur son royal maître, afin que la plume royale, signataire de ces projets, demeurât alerte, confiante et docile, lorsqu’il s’agirait bientôt de signer les lois elles-mêmes.


VII

Un des projets fixait les formalités par lesquelles tout citoyen pouvait se dégager des liens de son Eglise : une déclaration de sortie, adressée au comité de la paroisse et faite en personne par l’intéressé devant les autorités judiciaires, l’affranchirait, dans un délai de six semaines, de toutes ses obligations pécuniaires à l’endroit de son ancienne paroisse. L’Etat voulait que les portes des Eglises s’ouvrissent bien largement, bien franchement, à ceux qui souhaitaient s’en évader.

Mais par ces portes ainsi ouvertes, il pénétrait à son tour, lui Etat. « La maison est à moi, » pensait-il, et tout devait s’arranger à sa façon. Trois projets, dont l’ambition était extraordinaire, imposaient un programme aux études cléricales ou pastorales, un statut aux nominations ecclésiastiques, et préposaient une juridiction nouvelle et laïque aux deux Églises chrétiennes. Les deux confessions étaient traitées de même, de peur que l’une, la catholique, ne se plaignît, si elle était seule visée, d’être opprimée par des lois d’exception. Une même règle prétendrait maîtriser deux Eglises, dont l’une, à travers l’histoire, ne cessa de vouloir être libre et dont l’autre, dès le temps de Luther, accepta d’être modelée par l’Etat : cette assimilation n’était qu’une abstraction de juriste, contre laquelle protestait tout le passé. Les auteurs de manuels consacraient des rubriques différentes au droit canon catholique et au droit canon évangélique ; l’Etat prussien voulait brouiller ces rubriques, comme il avait, sous Frédéric-Guillaume III, brouillant les opinions théologiques des calvinistes et des luthériens, construit une impérieuse et factice « Union. » L’Etat prussien allait dire comment il voulait, lui, que sur son territoire les Eglises chrétiennes fonctionnassent. Il allait, par impartialité, sous des dehors de tolérance, et par respect de l’égalité, les viser toutes les deux. Le lit de Procuste était égal, lui aussi, pour tous ceux que le bourreau légendaire y couchait ; et c’était justement pour cela qu’il était un lit de supplice.

Pour être prêtre ou pasteur, il faudrait désormais avoir subi un examen de sortie dans un gymnase allemand, avoir fait trois ans d’études théologiques, soit dans une université allemande de l’Etat, soit dans le « séminaire théologique » du diocèse, à la condition que l’État le considérât comme équivalant à une université, et avoir satisfait à un dernier examen. Durant les trois ans d’études universitaires, il serait interdit de faire partie d’un séminaire ecclésiastique. L’examen final, réglé par le ministre, porterait sur la philosophie, l’histoire et la littérature allemandes. Les petits séminaires, où l’on commençait de se préparer à la prêtrise, et les grands séminaires (Priesterseminare), où l’on passait quelques mois après les études universitaires, devraient soumettre au président supérieur de la province leurs programmes et leurs règlemens. Les professeurs des petits séminaires et des « séminaires théologiques » devraient posséder les mêmes grades que ceux des gymnases et des universités, et leur nomination par l’évêque pourrait être frappée d’opposition par le président supérieur.

Ainsi, d’après ce projet, l’Etat déterminait souverainement dans quelles conditions devait se faire l’éducation des prêtres, par quels professeurs ou directeurs elle devait être assurée, et quelles exigences enfin en devait remplir le programme. Libre aux ultramontains, disait Constantin Roesler, de considérer les fonctions sacerdotales comme de simples opérations de magie ; mais le prêtre, tel que le conçoit l’Etat, doit « s’abreuver aux sources spirituelles de la vie nationale, » pour y convier et y désaltérer, plus tard, les âmes des dévots.

Au lendemain de l’ordination ou de la consécration, le prêtre ou le pasteur, même aussi copieusement abreuvé, ne pourrait être pourvu d’un emploi par les supérieurs ecclésiastiques que si le président supérieur, prévenu, laissait passer trente jours sans faire opposition. Un prêtre dont l’éducation Avait satisfait aux préceptes de la loi et qui, par surcroît, n’avait jamais encouru de condamnation pénale, pourrait néanmoins être frappé de veto par le président supérieur, « si certains faits donnaient à penser qu’il n’observerait pas les lois de l’Etat ou les dispositions prises par l’autorité, ou qu’il troublerait la paix publique. » Ainsi, sous le prétexte de certaines tendances, l’État pourrait s’opposer à ce qu’un ancien étudiant en théologie devînt vicaire ou curé, ou titulaire d’un autre poste que celui qu’il occupait déjà, ou même inamovible dans un poste qu’il n’occupait que provisoirement. A toutes les étapes de la carrière sacerdotale, l’Etat aurait le droit d’intervenir ; sous les regards impuissans de l’évêque, il pourrait barrer la route au clerc proposé pour un vicariat, au vicaire proposé pour une cure, au-succursaliste proposé pour un doyenné. Mais d’autre part, sauf permission spéciale du président supérieur, aucun poste ecclésiastique ne devrait demeurer vacant pendant plus d’un an ; ainsi, bon gré mal gré, douze mois seulement seraient laissés à l’Église pour découvrir et pour estampiller un titulaire qui fût agréable à l’État. Des pénalités très graves sanctionnaient ces exigences : 200 à 1 000 thalers d’amende pour l’évêque ou le président de consistoire qui nommeraient des curés ou des pasteurs sans l’aveu de l’État ; une amende pouvant s’élever jusqu’à 100 thalers, pour le prêtre qui remplirait un emploi ecclésiastique sans l’assentiment ou malgré le veto de l’Etat, ou qui ferait des fonctions ecclésiastiques dans une paroisse vacante depuis-plus d’un an et que l’évêque ou le consistoire, illégalement, négligeraient de pourvoir.

Des incidens pouvaient survenir entre un ministre du culte, dûment nommé, et les autorités religieuses : l’Etat encore devait en connaître, et les régler. Les pénalités ne devraient plus être infligées que d’après une procédure déterminée ; les maisons de retraite où, sur l’ordre des supérieurs, les ministres du culte iraient faire pénitence, seraient sous la surveillance de l’Etat ; et la réclusion dans ces asiles, qui devrait toujours être volontairement acceptée par le coupable, ne devrait jamais excéder trois mois. Une amende, pouvant aller jusqu’à 1000 thalers, et la fermeture des maisons de retraite, châtieraient à cet égard toute infraction. Mais ces pénalités ecclésiastiques, ainsi fixées, surveillées et limitées, seraient, par surcroît, susceptibles d’appel devant l’Etat. L’appel pourrait être formé, non pas seulement par le prêtre ainsi lésé, mais par le président supérieur, s’il jugeait que l’intérêt public fût en jeu. La cour royale pour les affaires ecclésiastiques, composée par le Roi, siégeant à Berlin, et comprenant onze membres dont six au moins devaient être des magistrats, entendrait les représentans de l’appelant, ceux de la hiérarchie, et jugerait en dernier ressort, sans appel. Ainsi s’installerait, à la cime de l’Etat, une juridiction souveraine pour les procès intérieurs de l’Eglise : quant à la papauté, elle serait désormais, tout au contraire, déchue de tout pouvoir de coercition sur des prêtres allemands. Il n’était pas jusqu’aux pénalités spirituelles, censure, excommunication, dont l’Etat ne prétendît se préoccuper ; le supérieur ecclésiastique qui frappait de ces peines un fidèle ou un prêtre coupable d’avoir obéi aux lois civiles ou d’avoir librement usé de leurs droits électoraux, s’exposait à une amende pouvant atteindre jusqu’à 200 thalers, à un emprisonnement pouvant durer deux ans. Trois articles de la Constitution de 1850 prévoyaient la liberté des Eglises : peu importait à Falk, il fallait que la Constitution cédât. Falk demanda qu’on ajoutât à l’article 15 ces simples mots : « Les Eglises restent cependant soumises aux lois et à la surveillance de l’Etat, » et que l’article 18 fût corrigé par cette seconde phrase : « Les lois de l’Etat règlent la conduite à suivre concernant l’éducation, la nomination aux postes et la révocation des ecclésiastiques et desservans de l’Eglise, et établissent des limites à l’autorité disciplinaire. » Ainsi, pour toucher à la vie des Eglises, on devrait faire des interpolations dans le document fondamental sur lequel reposait, depuis 1850, la vie de l’Etat.


VIII

Dans la Commission nommée dès le 16 janvier, et qui allait constituer à sa façon l’Eglise catholique prussienne, il y avait, sur vingt et un membres, dix-huit protestans. Reichensperger, Mallinckrodt et Bruel, un luthérien du Hanovre, représentaient le Centre. Falk se dispensait d’y parler, même d’y paraître ; trois commissaires le représentaient, tous trois protestans, et n’aspiraient qu’à se taire ; ils redoutaient les questions dont les houspillait Mallinckrodt, car l’effort qu’il faisait pour démasquer leurs arrière-pensées révélait leur prodigieuse incompétence. On siégeait tous les soirs, même le dimanche. Le juriste Gneist faisait une grande partie du travail ; le rapport général fut son œuvre.

Le sort de la Constitution fut vite décidé. En vain, Pierre Reichensperger rappela-t-il qu’elle était l’expression, non d’une majorité de hasard, mais des revendications de tout le pays, et qu’il fallait saluer en elle l’heureux résultat des tristes expériences de guerre religieuse faites sous Frédéric-Guillaume III. Falk, toujours géomètre, répliquait : « Le facteur Etat, qui a mis l’Eglise en mesure de régler librement ses propres affaires, doit, à l’heure de la lutte, avoir aussi le droit de déterminer quelles sont les propres affaires de l’Eglise et quelle est la démarcation. »

Dès le 31 janvier, à la seconde Chambre, deux majorités de 145 et 141 voix donnèrent à l’édifice constitutionnel les deux premiers coups de sape. Windthorst avait inutilement poussé un dernier cri d’alarme. « Cette base à laquelle vous touchez, disait-il, est la seule sur laquelle nous puissions nous tendre les moins. La supprimer, c’est inaugurer un combat dont je ne puis envisager la fin. » Ainsi parlait-il pour les hommes d’Etat, auxquels la perspective d’une Prusse à jamais divisée pouvait malaisément agréer. Et puis, se retournant vers les doctrinaires, vers ceux qui, plus soucieux de leur philosophie que de leur pays, bornaient leurs souhaits à escompter et à préparer la défaite, prochaine ou lointaine, de toutes les Eglises et de toutes les révélations, Windthorst leur criait : « L’État n’a pas de promesses, l’Eglise en a, et le combat est gagné par celui qui vit le plus longtemps. Oui, celui qui vit le plus longtemps, et cela même est consolant, parce que ceux qui semblent éprouver quelque attrait spécial à conduire cette lutte sont mortels, et après eux une autre génération viendra, génération plus pacifique, je l’espère. » Falk et Gneist répliquaient en parlant des droits de l’État ; l’Église, d’après eux, avait lésé ces droits par une application trop élastique d’une constitution trop vague ; aujourd’hui ses déclarations solennelles d’indocilité, voire de révolte, châtiaient l’État de sa longue abdication ; ce qu’il s’agissait de restaurer, c’était la domination de la loi.

La Constitution existait toujours tant que la Chambre Haute ne l’avait pas elle-même modifiée ; mais peu importait au Landtag ; on discuta les projets ; on les vota, comme si la modification était un fait acquis. Le Reichstag siégeait en même temps ; un certain nombre de députés faisaient partie des deux assemblées ; mais sans égard pour le Parlement d’Empire, le Landtag délibérait, le Landtag s’essoufflait ; les membres de sa majorité votaient comme de simples soldats, et s’en vantaient.

Le drapeau du germanisme, éternellement brandi contre J’ultramontanisme, fut agité par Gneist et par Renard. La prêtraille, à les entendre, avait imposé aux esprits et aux cœurs allemands certaines chaînes qui devaient désormais tomber. Limburg-Styrum faisait retentir la voix de la patrie : il fallait un clergé national, expliquait-il, afin que rien n’empêchât l’Allemagne de protéger l’Italie. Au demeurant, Gneist protestait qu’on ferait du bien à l’Église en la délivrant de la centralisation ; et Virchow observait qu’après tout, on travaillait pour la liberté personnelle des consciences, en les affranchissant de la hiérarchie. Grand merci, ripostait Schorlemer à Gneist, libérez-nous, plutôt, de la protection de l’Etat. Grand merci, ripostait Mallinckrodt à Virchow, notre liberté de conscience individuelle trouve précisément sa satisfaction à reconnaître l’autorité de l’Eglise, et ne la trouve que là. Duncker faisait au Centre cette courtoisie, de dire que l’Église avait joué un rôle utile dans les débuts du monde moderne ; mais « quand le fils est majeur, continuait-il, le fils enterre sa mère. » « La mère Eglise n’est pas morte, » ripostait Windthorst. Les orateurs nationaux-libéraux s’attachaient surtout au procès de l’Église ; ils laissaient au ministre Falk, au rapporteur Gneist et aux commissaires le soin de justifier dans le détail les projets présentés.

Le Centre et quelques protestans pieux faisaient face aux uns et aux autres. Windthorst accusait l’État de projeter une usurpation sans exemple dans l’histoire, et déclarait qu’à un lent empoisonnement de l’Église, il préférait le régime de la hache, tel qu’il fonctionnait en Russie. C’est un retour au paganisme, criait Mallinckrodt ; c’est la résurrection par l’Etat du Jus reformandi, c’est-à-dire d’un régime de contrainte et de violences contre ce qu’il y a de plus sacré dans l’homme : par la voie de l’asservissement extérieur, de la révolution intérieure, de la dissolution de l’Eglise catholique, on veut arriver à la paix du cimetière. Il disséquait les projets, montrait qu’ils avaient été élaborés sans aucune connaissance des réalités religieuses ; c’est du travail de professeur, disait-il avec mépris. Pierre Reichensperger établissait que les articles qui lésaient la puissance disciplinaire de l’Eglise impliquaient la négation de la souveraineté papale, c’est-à-dire d’un dogme. Windthorst traitait de tribunal d’inquisition la future cour royale pour les affaires ecclésiastiques ; ce qu’on projette, soulignait Schorlemer, ce sont des jugemens d’inquisition organisant la révolte des prêtres contre leurs chefs. Auguste Reichensperger se moquait de cet Etat qui s’instituait examinateur des futurs prêtres : Que diriez-vous, demandait-il, si nous faisions juger par un ingénieur des mines les aptitudes d’un médecin ? Quant au projet sur l’emploi des moyens de punition et de correction ecclésiastiques, c’est avec des citations de Luther que Lieber le combattait. Avec crânerie et sérénité, les membres du Centre pronostiquaient les futures souffrances. On verra tous les évêques en prison, prévoyait Pierre Reichensperger, et Schorlemer prédisait des dragonnades.

Gneist croyait déconcerter ces tribuns de l’Eglise romaine en leur disant : De quoi vous plaignez-vous, puisque la loi vise les deux Eglises ? — Vous vous moquez, ripostait alors Mallinckrodt ; est-ce respecter l’Eglise catholique, que de prétendre qu’elle s’organise comme l’Eglise évangélique ? — Mais les protestans se plaignaient, et non des moindres : ils s’appelaient Gerlach, Strosser, Glaser, Holtz, Bruel, et secondaient les efforts des Windthorst et des Mallinckrodt. Bruel, Hanovrien toujours mortifié, glorifiait la nouvelle victime à laquelle s’attaquait la politique des annexions ; cette victime, c’était l’Eglise. Gerlach demandait ce qu’était devenu le libéralisme : « Police par devant, disait-il, et police par derrière, police à gauche, et police à droite, tribunal spécial sans appel. Pour la gauche, n’y a-t-il plus de luttes d’idées ? Seulement de la police, de l’or, des prisons, dans le domaine de la foi et de l’esprit ? »

Il était naturel qu’à l’unisson tous les représentans des confessions chrétiennes positives vibrassent d’émotion ; car la lutte que la Prusse engageait, et dans laquelle côte à côte ils combattraient, venait de recevoir un nom, elle s’appelait désormais Culturkampf, combat pour la civilisation ; et l’enthousiaste parrain qui, dans la séance du 17 janvier, l’avait ainsi baptisée pour la longue suite des siècles, n’était autre que le célèbre matérialiste Virchow, ennemi de Dieu et de son Christ. La besogne où l’Allemagne était entraînée par Otto de Bismarck, homme de foi, par Otto de Bismarck, bénéficiaire de la Rédemption, était désormais définie et nommée par le plus illustre représentant de l’athéisme allemand : « On inaugurait, disait-il, un grand Culturkampf pour l’émancipation de l’État. » Il paraît que Falk n’aimait pas cette expression, qu’il y trouvait un manque de goût ; mais dans toute la presse elle faisait fortune ; et Falk devait subir le mot Culturkampf, comme Bismarck avait dû subir, peu à peu, la nécessité d’un programme méthodique de combat, et comme Guillaume, peu à peu, avait dû se résigner à la nécessité même du combat. Toutes ces volontés, souveraines et ministérielles, s’étaient engrenées elles-mêmes dans un rouage désormais incoercible, et qui les entraînait.

Mais il fallait marcher. Par tous les moyens, déclarait Falk, il importe que ces lois soient votées avant la fin de la session. La sommation visait la Chambre des Seigneurs, et recelait une menace : on savait, déjà, que la commission nommée par cette Chambre pour l’examen des projets de loi était exactement partagée par moitié, et cela paraissait d’un médiocre augure.

Le 10 mars, lorsque se discutèrent devant elle les ajouts qu’il seyait d’apporter à la Constitution, Bismarck en personne parut. Il n’appartenait plus au ministère prussien, et cependant il intervenait. Sept semaines durant, il s’était tenu à l’écart des débats religieux qui s’étaient déroulés au Landtag, soit qu’il fût accablé par les graves désagrémens qui venaient d’entacher la réputation de son vieil ami Wagener, soit qu’il fût aise de se créer un alibi pour établir plus tard qu’il n’était pas complètement responsable de cette besogne législative. Mais devant la Chambre des Seigneurs, il jugea bon de parler comme chancelier. Dès qu’il sentait imminente l’opposition des conservateurs, il bondissait malgré lui ; il avait besoin, alors, de crier à ses anciens amis qu’ils étaient coupables de la déchirure survenue, et chaque mot qu’il disait pour les en convaincre rendait leur culpabilité plus lourde et la déchirure plus large. « La confiance est une plante délicate, leur signifia-t-il ; une fois détruite, elle ne renaît pas de ses cendres. » Il leur dit que s’il avait quitté la présidence du ministère prussien, c’était à cause d’eux. Ainsi les accusait-il, pour intimider leur vote final ; il considérait, apparemment, que le meilleur moyen de les dresser à la docilité était de leur faire honte pour leurs actes d’indépendance. Il avait cessé, non pas seulement de les aimer, mais même de les respecter. Une fois encore, il leur infligea l’histoire de ses démêlés avec le Centre, et des événemens qui l’avaient poussé à se tourner contre l’Eglise, et à dénoncer l’armistice. Une théorie apparaissait sur ses lèvres, mûrement concertée, de laquelle il résultait, tout ensemble, que le Culturkampf était nécessaire, et que la durée en serait limitée : il parlait d’un éternel conflit de pouvoirs entre la royauté et la prêtrise, où les luttes alternaient avec les trêves : le Culturkampf aussi, aboutirait à une trêve. Agamemnon s’était querellé contre les devins ; et puis, au moyen âge, les empereurs contre les papes, et le dernier Hohenstaufen avait péri sur l’échafaud, sous la hache d’un conquérant français, complice du Saint-Siège. De tels conflits n’avaient rien de confessionnel ; leur caractère était exclusivement politique. Ces conflits, comme toutes les rivalités séculaires, nécessitaient des alliances, comportaient des arrêts, s’interrompaient par des armistices. La constitution de 1850 avait été l’un de ces armistices ; mais l’expérience l’avait révélée dangereuse. La faute en était au Centre : l’Etat devait aviser.

La faute, insistait Roon, en est au Concile ; il avait déjà parlé, dans l’autre Chambre, de ces évêques partis Allemands pour le Concile, et que le sirocco avait ramenés Romains : « Nous ne pouvons vivre sans ces projets de loi, continua-t-il ; notre vie publique est menacée. »

La faute, déclarait Falk, en est aux vices mêmes de la Constitution, inspirée par l’esprit suranné de 1848.

Ainsi trois représentans du gouvernement, s’expliquant chacun à son tour sur les causes du Culturkampf, instituaient trois procès différens : le Centre de 1871, le Concile de 1870, les constituans de 1848, étaient tour à tour mis en accusation.

Mais toute la Prusse écouta lorsque se leva Manteuffel, qui, vingt ans auparavant, avait présidé le ministère prussien : il Semblait que l’Etat de Frédéric-Guillaume IV se fût évadé d’un passé où il paraissait enseveli et qu’il se dressât, comme un revenant, devant l’Etat de Guillaume 1er . Et Manteuffel déplorait qu’on fît campagne contre les deux cinquièmes des consciences, que l’on préparât des lois qui ravalaient les ecclésiastiques à n’être que des parias ; qu’on eût négligé de consulter les représentans des Eglises ; qu’on professât des maximes qui, prises au pied de la lettre, les contraindraient de se soumettre d’avance à toutes les lois futures, quelles qu’elles fussent. Et Manteuffel, lui aussi, sentait poindre une heure critique, et grossir un danger. Gouvernement des prêtres ou royauté, avait dit Bismarck. Prolétariat ou royauté, ripostait Manteuffel, qui pronostiquait que, dans la mesure où l’on asservirait l’Eglise, le désordre, la désobéissance, la déloyauté, la bestialité, iraient croissant.

Des bruits commençaient à courir, d’après lesquels l’Empereur travaillait secrètement contre les projets ; on constatait que Roon procurait des audiences à certaines députations qui Venaient se plaindre, et l’on insinuait que peut-être il retarderait le vote final. Roon protestait ; mais dans ses protestations mêmes, se glissait l’aveu, un peu déconcertant, que le ministère avait pu se tromper dans le choix de ses moyens et ne prétendait nullement être infaillible. Bien vite il se ressaisissait : « Il nous faut un vote, criait-il, il nous faut des armes. » Mais il avait assez parlé pour faire sentir que cette chasse au faucon pour laquelle, deux mois auparavant, il s’était si naïvement enthousiasmé, ne le satisfaisait peut-être plus aussi complètement.

L’opinion publique souffrait d’un certain « manque général de clarté et de vérité : » c’étaient les propres termes de ce Keyserling dont Bismarck, l’année précédente, songeait à faire un ministre des Cultes ; il espérait encore « qu’un sentier détourné pourrait ramener au droit chemin. » Hohenlohe, qui le 19 mars faisait visite à la Cour, constatait que l’Impératrice avait soif de paix. La princesse impériale aussi était mécontente. « On devrait seulement laisser agir l’éducation populaire, lui disait-elle ; cela rendrait les gens, d’eux-mêmes, indépendans de la hiérarchie. » Hohenlohe répondait que les ultramontains empêcheraient toute culture s’ils n’étaient pas réprimés. « Je compte sur l’intelligence du peuple, insistait la princesse ; c’est une grande force. — La sottise humaine en est une bien plus grande encore, ripostait Hohenlohe ; et nous devons en tenir compte, avant tout. » Il n’était pas jusqu’aux dispositions mêmes de l’Empereur dont il ne fût inquiet : on envoyait à Guillaume certains journaux avancés, qui lui donnaient lieu de craindre qu’on ne revît bientôt des scènes révolutionnaires, comme en 1848. « La lutte ne marche pas, disait mélancoliquement la Nouvelle Presse libre de Vienne, un pouvoir très auguste retient le bras qui était levé tout prêt à un combat d’anéantissement contre Rome. »

Mais le bras de Bismarck n’acceptait plus d’être retenu. Céder à son royal maître, passe encore ; mais céder au commun désir de son royal maître et des conservateurs, jamais ! Il fallait que les Seigneurs capitulassent ; Bismarck le voulait. Il échangeait avec l’un d’eux, Senfft de Pillach, des lettres qui n’étaient plus seulement des adieux politiques, mais des anathèmes religieux. Senfft de Pillach invitait Bismarck à l’humilité, lui faisait craindre le jugement de Dieu. Alors Bismarck le priait de prêcher l’humilité aux « ennemis du gouvernement, » et cela voulait dire : aux conservateurs. « L’humilité de votre Rédempteur, insistait le chancelier, leur est devenue si étrangère, que leur bon sens est enténébré par la colère, et que, dans un esprit tout païen de coterie et de domination, ils considèrent comme leur mission de régner sur la Prusse et sur l’Église évangélique ; en fait, ils les ébranlent l’une et l’autre jusqu’aux racines, pour le plus grand profit des puissances étrangères. » Et Bismarck couronnait son insolence en renvoyant Senfft de Pillach à deux psaumes dont l’un flétrissait le pharisaïsme, dont l’autre annonçait la défaite des ennemis.

Le 4 avril, ce dernier psaume se vérifiait en faveur de Bismarck : la Chambre des Seigneurs approuvait les adjonctions à la Constitution : et puis comme, dans la Commission, partisans et adversaires du projet disposaient de forces égales, la Chambre des Seigneurs finit par se passer d’elle. « L’opinion publique, lisait-on le 4 avril dans la Correspondance provinciale, saura distinguer avec une sévère vigilance, dans la représentation du pays, les élémens qui doivent être considérés comme des forces de conservation véritable pour l’Etat, et ceux qui doivent être évincés comme des obstacles pour le développement national. » La Chambre des Seigneurs n’avait pas envie d’être évincée. Le 5 avril, Bernuth, ancien ministre de la Justice, proposa qu’elle discutât elle-même les projets. Régulièrement, on n’aurait dû voter sur cette proposition qu’au bout de quatre jours ; mais on l’accepta tout de suite, au mépris des usages ; et l’impuissante commission fut dissoute. Il n’y avait plus à discuter : Tauffkirchen, qui, arrivant de Berlin, voyait à Munich Lefebvre de Béhaine, lui disait que le chancelier n’admettait plus la moindre objection.

Lorsque, le 24 avril, Bismarck parla devant la Chambre des Seigneurs pour les projets eux-mêmes, il parada plus qu’il ne lutta. Il refit brièvement le procès du Centre, et longuement celui des conservateurs. Gruner, ancien secrétaire d’État, avait fait acte d’opposition. « Il est pénible, lui riposta Bismarck, de voir que dans ce combat les porteurs de certains noms, dont les pères ont contribué d’une manière glorieuse à la solide fondation de notre État, ne soient pas du côté où j’aurais cru les trouver, du côté de l’État prussien, que nous défendons contre ceux qui le menacent et le minent. » Kleist Retzow, l’oncle du chancelier, accusa Bismarck de s’être détaché des conservateurs. « Je suis resté uni, répliqua le neveu, avec le grand parti conservateur, mais une fraction s’est détachée de ce parti. Je suis heureux de ne point partager avec M. de Kleist Retzow la responsabilité qui lui incombe. Le mot « détaché » caractérise M. de Kleist Retzow lui-même : le plus petit se détache du plus grand, la partie mobile se détache de la base, un coquillage se détache du navire. » Bismarck, c’était le navire ; Bismarck, c’était l’État. Insolemment, il réduisait au rang d’épaves ceux qui s’écartaient de son sillage. Il développait, à leur adresse, une théorie d’absolutisme politique, qui avait quelque chose d’accablant. On tend à détruire l’État, proclamait-il, lorsqu’on exagère la justesse de ses vues personnelles : on tend à le détruire, lorsqu’on est incapable de se subordonner, et lorsqu’on profite d’une surabondance de loisirs pour méditer sur ce que fait le gouvernement et sur les critiques qu’on peut lui adresser, au lieu de concourir à la défense de l’État. Ainsi Bismarck, avocat impérieux d’une politique religieuse qui plaisait aux nationaux-libéraux, développait-il, en pleine forteresse du conservatisme, et à l’encontre des conservateurs, certaines doctrines d’obéissance politique, que les nationaux-libéraux, dix ans auparavant, auraient plutôt sifflées qu’applaudies. Il faisait mine, par ailleurs, de vouloir rassurer les consciences en affirmant que les projets de loi ne visaient pas l’Église, mais les courans souterrains qui aspiraient à la domination cléricale temporelle.

Roon, de son côté, étala certains témoignages protestans qui militaient en faveur des projets. On racontait, dans les cercles politiques, une conversation de Guillaume avec l’ancien ministre Bodelschwingh : « Un incendie éclatera, lui disait celui-ci, et détruira tout cet édifice de politique religieuse. — Presque partout on me parle ainsi, répliquait Guillaume. Mais je ne puis pas laisser les prêtres catholiques gouverner. » Guillaume, aussi, voulait décidément que l’État fût armé.

Des symptômes se dessinaient, attestant que les ennemis du christianisme ne considéraient pas ces armes comme suffisantes encore, et que leurs attaques, après avoir prévalu contre l’Eglise catholique de Prusse, viseraient les assises chrétiennes de l’Etat. Virchow au Landtag, Voelk au Reichstag, agitaient derechef la question du mariage civil, et le 23 avril, le Reichstag renvoyait à une commission la proposition de Voelk. Ainsi réapparaissait, sur l’horizon politique, un plan de réformes que Guillaume redoutait et que naguère, au moment de signer les projets de lois ecclésiastiques, il avait fait ajourner. On alléguait, pour légiférer sur l’éducation cléricale, que les prêtres exerçaient certaines fonctions civiles, qu’ils étaient, en quelque mesure, des officiers de l’Etat ; mais pour le lendemain du vote, d’autres projets de loi se préparaient, qui les expulseraient de ces fonctions mêmes. Alors, de quel droit la Prusse prétendrait-elle les élever à sa façon, si elle se proposait, ensuite, de ne plus jamais emprunter leur concours ?

Ainsi raisonnaient certains sages ; mais leur sagesse risquait d’être réputée trahison. Le 1er mai, la Chambre des Seigneurs, sous réserve de quelques amendemens, accepta les projets. Et l’on vit, une fois de plus, que le rôle auquel la dictature vivante des ministres sollicite les Chambres hautes est singulièrement inverse de celui qui leur est assigné par la lettre morte des constitutions. Elles devraient crier : Holà ! on leur laisse le droit de dire : Hélas ! pourvu que cet Hélas ! expire en un amen.

C’est donc la guerre ! murmuraient les âmes pacifiques. Mais oui, c’était la guerre, et déjà voilà qu’elle sévissait, d’un bout à l’autre de la Posnanie, avant même que les lois ne fussent votées, et pour un incident tout local. En réponse à une circulaire de Falk qui avait exigé qu’à partir de Pâques l’enseignement religieux, dans les gymnases posnaniens, fût donné dans la même langue que les autres enseignemens, l’archevêque Ledochowski, justement désireux que les petits Polonais comprissent le catéchisme, avait déclaré qu’il ferait appliquer la circulaire dans les classes supérieures, mais que, dans les petites classes, les lycéens polonais continueraient à entendre parler de Dieu en polonais. Les professeurs de religion, coupables d’obéir à l’archevêque, avaient été, le 1er avril, révoqués en masse par Falk. Le ministère, pour les remplacer, avait tenté de trouver des laïques : tous sauf un s’étaient dérobés. Et les petits Polonais avaient commencé de recevoir hors du gymnase l’enseignement religieux ; mais tout de suite l’Etat, s’irritant, avait châtié par des procès-verbaux les catéchistes bénévoles ; et puis, s’épanouissant dans ses attitudes violentes, il avait étendu à la Prusse orientale les mêmes ukases. C’est ainsi qu’au début de 1873 deux provinces du royaume voyaient Dieu régner dans les gymnases, s’il acceptait de parler tudesque, mais en sortir au contraire, et puis être traqué jusque dans les maisons ou jusque dans les chapelles, si, pour se révéler à des lycéens, il persistait à se servir du polonais. Au moment où les projets de lois ecclésiastiques allaient être l’objet, au Landtag, d’un vote définitif, les échos amplifiés de la grande émeute sacerdotale, qui là-bas en Pologne troublait l’enseignement secondaire, survenaient avec une savante opportunité.


IX

En cette journée du 9 mai, où les projets, mûris et acclamés, allaient devenir des lois, les orateurs du Centre élevèrent un cri suprême, qu’ils adressaient, non point aux parlementaires, mais au peuple. Excités et poussés à bout par l’imbrisable volonté de la majorité, ils apportaient dans les discussions une méthode nouvelle. Ce n’étaient plus des debaters, travaillant avec leurs collègues des autres partis pour l’élaboration d’une loi qui devait être l’œuvre commune d’une Chambre ; c’étaient des tribuns d’une minorité opprimée ; et de son banc, chacun de ces tribuns se faisait une chaire, pour agiter le pays. « Nous savons fort bien, déclara Mallinckrodt, que nous allons au-devant de jours pénibles. Il peut arriver facilement que nos sièges épiscopaux soient sans titulaires, que beaucoup de communes aspirent en vain à avoir un pasteur. Les dés en sont jetés. Nous ne pouvons pas, contre notre conscience, contre notre conviction, renier ce qui pour nous est le plus sacré ; et nous comptons que le Très-Haut se tient à nos côtés. »

Schorlemer accusait Bismarck :


Si devant tout le pays, disait-il, on taxe ainsi d’ennemis de l’État les catholiques, qui n’ont jamais quitté le terrain légal, cela s’appelle théoriquement provoquer la guerre civile. Quand M. de Bismarck, à l’époque du conflit, alors qu’il développait ses théories de fer et de sang, lança ce mot qu’il y avait dans l’État trop d’existences catilinaires, il désignait par-là les libéraux ; aujourd’hui, ce sont les membres du Centre qu’il désigne. Nous pensons qu’il y a dans l’État une existence éminemment catilinaire, et qu’il n’y en a qu’une. Faites ces lois draconiennes, je vous dis qu’elles ne seront jamais appliquées ; nous ne nous courberons jamais.


Le protestant Gerlach intervenait : « Il s’agit, proclamait-il, de nous tenir debout, tous ensemble, évangéliques et catholiques, en rangs serrés ; le combat commence. » — « S’il le faut, ripostait Falk, on fera d’autres lois pour contraindre à l’application des premières, j’espère qu’on n’y sera pas forcé. »

Alors Windthorst, avec l’ascendant d’un chef, indiquait à Falk de quelle façon l’on résisterait :


Je ne doute pas, s’écriait-il, que le gouvernement emploie tous les moyens que ces lois lui procurent et que d’autres lois lui ménageront. La position que nous avons à prendre ne donne lieu à aucun doute. Nous ne ferons jamais quelque chose d’illégal pour aller à l’encontre. Au jour où les catholiques se laisseraient entraîner à quelque démarche contraire à la légalité, ils compromettraient la victoire déjà toute proche ; oui, messieurs, je dis toute proche, parce qu’il commence à faire clair dans les esprits. Je connais, dans le parti adverse, certains hommes qui ne désirent rien plus vivement que de voir les catholiques employer des moyens illégaux. Mais il y a une résistance passive, tout à fait justifiée. Celle-là, nous devons la pratiquer, nous le ferons, nous le voulons, et contre elle, tôt ou tard, se brisera tout ce qui est projeté dans ces lois.


Un mot suprême fut dit par Auguste Reichensperger ; il l’empruntait à Edmond de Pressensé, qui, dans la Revue des Deux Mondes, avait taxé de jacobine la politique prussienne. Puis, le silence se fit ; on vota. Quatre jours plus tard, les projets étaient signés par Guillaume, et, sous le nom de lois de Mai, régnaient désormais sur l’Église d’Allemagne. Mais les dictatures que répudient les consciences sont à l’avance vaincues : la parole était aux évêques, la parole était au peuple.


Georges Goyau.