Bismarck et la Papauté/III/03

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BISMARCK ET LA PAPAUTÉ
LA PAIX (1878-1889)

III[1]
LE RÉTABLISSEMENT DES RAPPORTS AVEC ROME — LA DEUXIÈME LOI RÉPARATRICE (1880-1882)


I

L’Etat prussien, s’appuyant sur la loi de juillet 1880, signifiait désormais aux évêques de Prusse : Vous continuez d’avoir, dans vos diocèses, deux catégories de prêtres. Il y a, d’une part, ceux que vous avez ordonnés depuis 1873, ou ceux que depuis cette date, sans l’agrément de l’Etat, vous vous êtes permis de nommer à des cures : je continue, de par la loi, à leur défendre tout ministère. Mais il en est d’autres, pourvus d’une cure antérieurement à 1873 : je ne les autorisais, jusqu’ici, qu’à exercer le sacerdoce dans leurs paroisses. Aujourd’hui, devenu généreux, je leur ouvre toutes les paroisses vacantes : s’ils ont le temps et la force, ils peuvent y porter les sacremens, y dire la messe, sans crainte de mes gendarmes. Ainsi les prêtres que les lois de Mai condamnaient au chômage ou acculaient à l’illégalité, continuaient d’avoir les mains liées ; mais les prêtres qui avant 1873 étaient curés, et dont l’Etat, dès lors, avait toujours considéré le ministère paroissial comme parfaitement légal, pouvaient, si bon leur semblait, tenter hors de leurs paroisses d’apostoliques évasions, et ramener le Christ, de temps à autre, pour quelques brefs instans, dans les nombreuses églises dénuées de tout sacerdoce. La faculté de reprendre contact avec toutes les âmes catholiques de Prusse était rendue à l’Eglise de Prusse ; mais les seuls ecclésiastiques qui pussent en profiter étaient ceux qui occupaient, quelque part en Prusse, un poste légal, considéré par l’Etat comme leur appartenant légalement.

Le caprice législatif proposait ainsi un notable surcroit de besogne, une besogne de missionnaires, a des prêtres déjà Agés, déjà responsables du soin de toute une paroisse : ils acceptèrent avec une joie conquérante cette fatigue longtemps inespérée. On vit tout de suite les curés qui étaient membres du parti du Centre se partager entre eux, dans un certain périmètre autour de Berlin, les paroisses vacantes, et s’en aller le dimanche, tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre, pour vivifier les hosties et les âmes. Le Dieu de l’Eucharistie, dans certaines mains sacerdotales nettement indiquées par la loi, avait cessé d’être un délinquant : il pouvait réapparaître sans fraude, dans les sanctuaires où depuis sept ans il lui fallait, furtivement, braver la police. Çà et là, cette rentrée fut triomphale ; et la Gazette de Cologne s’en plaignait ; la sécurité toute nouvelle de ce Dieu apparaissait comme une humiliation pour l’Etat ; et l’humiliation, remarquait-on, durerait peut-être dix ans, quinze ans même, jusqu’à ce qu’eussent disparu du monde tous ces curés légitimes, dont l’Etat venait de déchaîner le zèle. Ainsi, pour dix ou quinze ans, la Prusse avait « lâché son arme essentielle contre l’Eglise ; » et le journal rhénan, après avoir vainement espéré que, pressées par l’inanition spirituelle, les âmes catholiques iraient s’abreuver à d’autres sources que les sources « ultramontaines, » s’apitoyait sur le désarmement provisoire de l’Etat.

Dans ce duel entre les âmes et l’Etat bismarckien, c’est l’Etat qui finissait par être gêné. Il se sentait à l’aise à Berlin, du haut de la tribune, pour affirmer la souveraineté des lois qui privaient d’évêques les diocèses, et qui, depuis sept années, excluaient de tout service utile les nouvelles recrues du sanctuaire ; mais lorsqu’il fallait affronter directement, chez elles, sur le terrain même de leurs souffrances et de leurs luttes, les populations catholiques, l’Etat sentait fléchir sa morgue, et son assurance s’affaisser. Les fêtes qui devaient, à l’automne de 1880, célébrer l’achèvement de la cathédrale de Cologne, causèrent aux ministres de l’Empereur un grave embarras. Trente-huit ans auparavant, Frédéric-Guillaume IV avait solennellement posé la première pierre du portail méridional, et l’archevêque Geissel, dont l’avènement avait, en ce temps-là, scellé la paix religieuse, s’était tenu aux côtés du Roi, suscitant avec lui dans les imaginations allemandes le long et vaste espoir de voir le Dôme de Cologne terminé. L’année 1880 réalisait cet espoir, mais si les imaginations étaient satisfaites, les consciences étaient mornes. Car cet épisode suprême de la construction du Dôme, inauguré dans une époque de concorde, finissait dans une ère de déchiremens : au fond du chœur, le trône archiépiscopal était vide depuis quatre ans : Melchers, l’occupant légitime, avait été déposé par l’Etat ; il communiquait, clandestinement, par des messages expédiés de Hollande, avec les curés et les fidèles, et 63 paroisses de l’archidiocèse étaient sans prêtres. Un deuil accablant pesait sur le catholicisme rhénan ; et c’était l’heure, pourtant, d’être en liesse, puisque les flèches de Cologne, toutes fières, toutes joyeuses, élevaient jusqu’au ciel l’hommage d’une prière séculaire, et puisque l’Allemagne du XIIIe siècle était exaucée par l’Allemagne de Guillaume Ier. Le président, de la province, dès octobre 1879, avait sondé Auguste Reichensperger pour savoir ce que ferait le clergé, ce que feraient les ultramontains. « Leur attitude sera passive, avait répondu Reichensperger ; le Dôme est en deuil. »

Guillaume Ier aimait le Dôme ; il aimait cette synthèse de pierres, pour laquelle avaient collaboré, à six siècles de distance, le Saint-Empire et l’Empire des Hohenzollern. Il voulait qu’elle s’inaugurât au milieu des pompes. Il voulait aller là-bas, lui-même, et il y tenait. Mais Bismarck avait une peur : il craignait que Melchers, l’archevêque déposé, contumace, émigré, ne revint secrètement et ne réapparût, à l‘improviste, au seuil de sa cathédrale pour recevoir l’Empereur, et pour que l’Empereur ainsi sanctionnât de sa présence un affront public aux lois de Mai. Et Guillaume, aussi, n’était pas rassuré, mais chez lui prévalait une crainte inverse : il redoutait le cas où le clergé de Cologne, à la dernière heure, prohiberait toutes cérémonies religieuses et refuserait au Dôme, privé par l’Etat de la bénédiction de Melchers, la bénédiction même de Dieu.

Hohenlohe, dans un rapport que le 7 août il présentait au conseil des ministres, refusait de croire à cette éventualité ; il lui semblait plutôt que les chefs du parti ultramontain saisiraient l’occasion des fêtes de Cologne pour manifester leur loyalisme envers la personne de Guillaume. Mais il ajoutait : « C’est précisément cet accueil aimable et respectueux réservé à l’Empereur, ce sont précisément les discours et les démonstrations inséparables de ce genre de cérémonies, qui sont propres à nous inquiéter. » Il se trouvait déjà des protestans pour déplorer le vote du récent projet de loi ; ils verraient, à Cologne, l’Empereur avoir l’air de faire des avances à des opposans, à des révoltés ; et les progressistes de gauche, au moment des élections, profiteraient du trouble des esprits pour faire leur trouée. Hohenlohe tenait pour nécessaire que le ministère invitât Guillaume à réfléchir un peu plus : et comme il advient dans les situations gauches, on trouvait pareillement difficile, et que Guillaume n’allât pas à Cologne et qu’il y allât. « Beaucoup d’encre coulera, écrivait Herbert de Bismarck, avant qu’on accouche d’une décision : et ce sera peut-être une fausse couche. »

L’Allemagne apprit en septembre que Guillaume, Augusta, le prince Frédéric seraient le 15 octobre à Cologne, pour présider à cette triomphante heure d’histoire : les catholiques de la ville, dans un meeting, décidèrent d’observer un « digne enlacement. » La décision fut observée : le chapitre de la cathédrale n’accorda pas d’autre office que le chant d’un Te Deum ; l’évêque auxiliaire, Baudri, tint à l’Empereur, en le recevant dans l’édifice, une allocution sobre et grave, où il appela de ses vœux le jour qui rendrait à l’Eglise la paix, à la cathédrale son pasteur ; beaucoup de maisons catholiques s’abstinrent de pavoiser ; tous les chanoines, sauf deux, refusèrent d’aller banqueter avec l’Empereur. L’effacement des liturgies, le silence de la chaire, la nudité des façades, disaient sans provocation, mais avec éloquence, que Melchers n’était pas là ; et qu’il souffrait, et qu’après le jour où l’on avait fermé son séminaire, le jour où sans lui s’inaugurait sa cathédrale était le plus amer de sa vie. Ne pas rendre à l’Empereur, peut-être, tout ce qu’on lui devait d’honneurs, c’était la seule façon qu’eussent les catholiques de Cologne pour rendre à Melchers lointain quelque chose de ce qu’ils lui devaient. Ils ne pouvaient acclamer, puisqu’ils avaient à protester.

La presse nationale-libérale se consola par d’ambitieuses théories : que les ultramontains fussent demeurés étrangers aux fêtes, cela prouvait, d’après elle, qu’ils ne considéraient pas la cathédrale de Cologne comme incarnant leurs aspirations ; elle était trop germaine, trop nationale, pour être ultramontaine ; et les siècles futurs jugeraient entre elle et Saint-Pierre de Rome. Ce fut une démonstration anti-ultramontaine grandiose, lisait-on dans la Post : le monde n’en a pas encore vu de pareille. Et la correspondance de l’Association allemande, organe des nationaux-libéraux les plus fougueux, s’était à l’avance réjouie que le 15 octobre le Dôme « fût au moins débarrassé de cette classe de visiteurs qui regardent comme un honneur suprême de baiser la pantoufle d’un grand prêtre romain, et que la majesté de l’Empereur ne risquât pas d’être profanée par le voisinage des esclaves de Rome, intrus dans une église allemande. »

Quant à Guillaume Ier, il tirait sans doute, des spectacles qu’il avait eus sous les yeux, de tout autres leçons. Il savait qu’à l’endroit de son trône, les Rhénans n’avaient rien de frondeur ; et s’ils avaient boudé, c’est parce qu’un autre trône, celui de Melchers, était vide. Goerres autrefois avait salué la cathédrale comme la représentation épique et symbolique du devenir allemand, comme l’expression esthétique de l’unité future ; aujourd’hui cette unité était faite ; cet éloquent monument, victorieusement achevé, paraissait convier toutes les âmes allemandes à un élan de fierté. Mais le Culturkampf divisait les âmes, il paralysait l’élan ; et dans cette grande fête d’unité que des siècles entiers avaient invoquée, que le romantisme avait rêvée, que l’active dynastie prussienne avait préparée, voilà qu’au contraire émergeaient les divisions, d’autant plus profondes, peut-être, qu’elles demeuraient un peu voilées. Une Allemagne souffrante, l’Allemagne catholique, s’effaçait à demi, sur les marches du Dôme, de ce Dôme qui était sien, pour laisser entrer l’Allemagne gouvernementale ; la rencontre était froide ; les saluts contraints. Guillaume était homme à le sentir, et à s’en tourmenter ; et c’était avec sincérité, avec émotion, qu’il disait à l’évêque auxiliaire Baudri : « En cette journée que toute la nation salue joyeusement, l’épanouissement dans tout l’Empire d’une paix de Dieu, d’une paix non troublée, demeure, ayez-en l’assurance, le but de mes constans efforts, de mes quotidiennes prières. » Il avait été impossible de lui organiser, à Cologne, un de ces voyages à la Potemkine, qui trompent l’œil des souverains ; Guillaume et le prince Frédéric avaient vu clair, comme avait vu clair, toujours, l’impératrice Augusta : au Nord comme au Sud, en Prusse rhénane comme en Alsace, le « Rhin allemand » baignait des terres de souffrances.


II

Dans le Landtag une majorité existait, très mêlée, très nuancée, qui, en bloc, parce qu’elle voulait une Allemagne chrétienne, ne voulait plus du Culturkampf. Mais le Culturkampf se prolongeait, parce que, dans cette majorité, il y avait une fraction, les conservateurs, qui ne voulait rétablir la paix religieuse qu’avec l’agrément du gouvernement et conformément aux initiatives gouvernementales, et une autre fraction, le Centre, qui derrière ces initiatives inclinait à flairer des pièges, et qui voulait, non point aider le gouvernement à faire la paix, mais la lui imposer. Ainsi cette majorité, qu’unissait un commun désir de pacification, se laissait tout de suite désunir et défaire par certaines divergences de tactique : on avait failli voir, en juin, le projet de loi gouvernemental échouer, parce que le Centre lui avait refusé ses votes ; et l’on voyait d’autre part les motions du Centre échouer, parce que les conservateurs n’acceptaient pas que le gouvernement fût l’objet d’un ultimatum.

Mais ces motions du Centre, régulièrement repoussées, étaient représentées par Windthorst, avec une périodicité tenace : une caricature, le grandissant, lui prêtait les traits et l’allure d’un Démosthène écrasant de son geste un petit homme coiffé d’un casque à pointe, Bismarck. Avant de harceler le ministère, il avait, à Vienne, consulté Jacobini[2] : le cardinal, recevant Windthorst, lui marquait son approbation pour l’attitude du Centre, et puis s’en allait à Rome occuper près du Pape le poste de secrétaire d’État. Alors Windthorst, rentrant à Berlin, s’arrangea, durant l’hiver, pour que, chaque mois à peu près, se déroulât au Landtag un grand débat religieux ; il y en eut un dans les journées des i) et 10 décembre 1880, à propos du budget des Cultes : un second, les 26 et 27 janvier 1881, au sujet d’une motion de Windthorst, qui réclamait pour tout prêtre, quelle qu’eût été son éducation, quelle que fût sa situation vis-à-vis de l’Etat, le droit de dire la messe et d’administrer les sacremens ; un troisième, le 16 février, suscité par Windthorst, encore, et ayant trait au rétablissement des revenus ecclésiastiques suspendus. Windthorst, de son mince filet de voix, criait la misère des âmes, demandait ce qu’on avait fait pour appliquer la loi de 1880, quelles facilités on avait données aux ordres religieux, et quels revenus d’Eglise on avait restitués ; il montrait que l’Etat, qui s’était fait octroyer la permission de réparer certaines injustices, en usait peu ; il demandait où en étaient les négociations avec Rome. Puttkamer s’efforçait d’établir qu’il était clément et juste, plus clément et plus juste que ne le disait Windthorst ; il multipliait les chiffres, pour qu’on vérifiât son bon cœur. Il proclamait que sur 2 148 prêtres catholiques qui, au moment de son arrivée au ministère, étaient exclus de l’enseignement religieux, 1 369 avaient été réintégrés par ses soins ; que 953 paroisses vacantes, peuplées de 913 000 âmes, avaient de nouveau connu, au cours des six derniers mois, les bienfaits d’un ministère sacerdotal régulier ; et que les présidens supérieurs étaient autorisés à prélever des subsides sur les biens épiscopaux qu’ils administraient et à rémunérer ainsi les prêtres qui cumulaient avec leur propre ministère paroissial le souci des paroisses voisines. « Le gouvernement, déclarait-il en décembre, observe une attitude calme, expectante, caractérisée par une application continue et obligatoire, mais opportunément indulgente, des lois de Mai. » Et il ajoutait : « Si la possibilité se présente de négocier à nouveau avec Rome, le gouvernement négociera : » Puis, en janvier 1881, Puttkamer, sans se laisser griser, lui-même, par l’optimisme de ses chiffres, reconnaissait tout le premier que, si l’état de choses actuel durait un certain nombre d’années, l’avenir religieux de la Prusse serait trouble ; mais il proclamait avec quelque agacement : « Le remède ne consiste pas dans un orage ininterrompu contre notre législation. » Et sur ces mots, dans la journée du 27 janvier, s’engageait une stérile bagarre des partis. Bennigsen, au nom des nationaux-libéraux, reparlait de l’hostilité de la Papauté contre l’Empire évangélique ; et Windthorst répliquait aux nationaux-libéraux que le Culturkampf datait de plus haut, qu’il datait de Sadowa ; on put croire, un moment, qu’après dix ans d’unité allemande, les vieilles idées de Grande Allemagne et de Petite Allemagne allaient derechef se livrer un duel, sous le regard des députés prussiens. Il s’agissait de la liberté des messes et l’on arrivait à philosopher sur l’histoire allemande. L’ordre du jour proposé par les conservateurs réclamait de l’Etat le rétablissement d’un ministère paroissial régulier, mais repoussait la motion Windthorst, qui risquait, disaient-ils, de compromettre la paix au lieu de l’accélérer. Ils furent seuls à voter pour leur texte ; le Centre fut seul à voter pour le texte de Windthorst, et le débat fut clos, sans conclusion. Windthorst se disait attristé, abattu, atterré par l’attitude des conservateurs et de Puttkamer ; et puis il rebondissait, et, le 16 février, il se levait de nouveau, pour demander à l’Etat d’en finir avec sa politique de confiscations ; ce jour-là, on le laissa parler, lui et ses collègues, sans leur répondre ; et quelques conservateurs seulement, au vote, appuyèrent la motion, qui naturellement succomba.

La presse hostile au Centre riait de ces échecs successifs. « On voit M. Windthorst rôder de bonne heure au palais, chantonnait un satiriste ; son œil curieux demande en haut : Rien à faire ? Car je ferais volontiers une affaire, à la vieille et réelle façon ; pourtant on paie d’avance, même j’ai des prix fixes. » Une caricature le représentait en don Quichotte, chevauchant avec sa lance contre le moulin des lois de Mai ; une autre le transformait en chat, à l’affût devant une souricière où était écrit le mot Culturkampf.

Bismarck s’effaçait de tous ces débats ; mécontent de tous les partis, il les laissait s’arranger ou se gourmer entre eux. Le Centre méritait d’être mis en pénitence, parce qu’il avait, en juin, voté contre la loi religieuse, et parce qu’il continuait l’agitation contre les lois de Mai : « Il n’y a pour l’instant ni paix religieuse, ni guerre religieuse, disaient les Grenzboten : le chancelier attend. » Mais les nationaux-libéraux avaient cette tare d’être plutôt des juristes, des formalistes, captifs d’abstractions, que des hommes politiques soucieux des réalités ; ils persistaient aussi à traîner avec eux une gauche avancée, une gauche plus dangereuse encore que la vraie gauche « progressiste, » à remorquer des gens qui, « n’aimant pas les cuisiniers du Progrès, aimaient pourtant leur cuisine, » et qui voulaient la servir au peuple allemand, en la cuisant eux-mêmes. Quant aux conservateurs, auxquels Bismarck en voulait encore de sept ans de brouille, il les voyait élaborer, de plus en plus allègrement, un programme religieux, politique, économique, qui affectait quelque originalité ; Bismarck, chez les parlementaires, n’aimait pas l’originalité mais l’obéissance. Il hésitait entre les diverses combinaisons possibles, ne se compromettait pas, semblait souhaiter, en février 1881, que Bennigsen fit partie du bureau du Reichstag, mais il n’osait pas le dire formellement ; le bureau, finalement, était formé par les conservateurs et le Centre. Le conservateur Arnim, élu président, regimbait contre le voisinage du catholique Franckenstein, et démissionnait ; alors on élisait Gossler, un conservateur que ce voisinage n’effrayait pas ; et la bonne entente des deux partis survivait, d’autant plus ferme, à ces manœuvres hostiles. Auguste Reichensperger, dans une lettre du 2 mars, prévoyait que Bismarck, sortant de ses tergiversations, pourrait bientôt être forcé de jeter vers le Centre un nouveau pont.

Ce fut vers Reichensperger lui-même que Bismarck le jeta. A la soirée parlementaire du 29 mars, on les vit trinquer ensemble, et causer un peu de tout, des fouilles d’Olympie, de celles de Pergame, du parlement de Francfort. Reichensperger s’extasia sur la bonne bière que fabriquaient certains moines, expulsés d’Allemagne : « Il peut bien arriver qu’ils y rentrent, » interrompit Bismarck. On écoutait autour d’eux ; un témoin disait, à la sortie : « Cette soirée appartient au Centre, » et Reichensperger songeait malignement à la belle surprise qu’allait éprouver la Gazette de Cologne. Bismarck, en pleine soirée parlementaire, avait étalé et comme affiché l’influence des parlementaires catholiques, cette influence que la Gazette, après leur refus de participer aux fêtes de Cologne, avait déclarée définitivement ruinée. Cinq jours après, Reichensperger retournait chez Bismarck, et sans mécontentement le chancelier lui disait : « On me soupçonne, depuis la dernière soirée, d’être passé complètement du côté du Centre. » Les Grenzboten, bientôt, voulant apparemment dissiper le soupçon, signifièrent qu’on pouvait faire la paix avec Rome, mais jamais avec le Centre, jamais avec « les troupes, jésuitiquement dressées, de la démocratie hostile à l’Empire. »


III

On avouait causer avec Rome ; que Berlin causât avec Rome, et puis boudât, et puis causât encore, c’était désormais pleinement admis. Le Figaro de Vienne représentait Bismarck tenant dans ses bras une poupée, qui avait les traits de Léon XIII, avec cette légende : « Les voilà de nouveau, tous les deux, si étroitement unis, qu’on peut craindre de les voir s’étouffer. »

Cette feuille plaisante était bien informée : le secrétaire d’Etat Jacobini avait, en effet, pris l’initiative d’une correspondance avec Bismarck ; le chancelier s’y était prêté. C’était une occasion, pour lui, de faire collaborer Rome, en quelque mesure, à l’application de la loi de 1880. Cette loi, on se le rappelle peut-être, autorisait le pouvoir civil à dispenser de l’obligation du serment les ecclésiastiques chargés provisoirement par l’Eglise d’administrer les évêchés vacans, et à les reconnaître, dès lors, comme administrateurs diocésains, sans leur poser aucunes conditions inacceptables. Sur neuf diocèses en souffrance, quatre l’étaient par la volonté de Dieu, cinq par la volonté de la Prusse. A Posen, à Cologne, à Munster, à Breslau, à Limbourg, l’Etat prussien avait déposé les évêques. L’Eglise n’admettait pas que ces diocèses-là fussent vacans ; le retour des pasteurs légitimes était pour elle la seule solution, et l’amusante caricature sur laquelle Bismarck, les mains encombrées par les lois de Mai, se cognait la tête contre une cathédrale, pouvait passer pour un symbole très exact des embarras du chancelier. Mais à Paderborn, à Osnabrück, à Fulda, à Trêves, la mort avait frappé les évêques ; il y avait là quatre diocèses effectivement veufs, dont les deux pouvoirs pouvaient utilement converser. Les chapitres de Paderborn, d’Osnabrück, de Fulda, désignèrent des vicaires capitulaires : ces trois personnages furent agréés par l’Etat, et dispensés du serment : dès le mois de mars 1881, le fonctionnement de la hiérarchie était ainsi rétabli dans trois circonscriptions ecclésiastiques, et Guillaume Ier, écrivant à son ami l’historien lieu mont, se réjouissait que la glace fût brisée entre Rome et Berlin ; il espérait, même, qu’elle finirait par fondre toujours davantage. Mais la glace, à Trêves, était plus lente à fondre : le chanoine di Lorenzi, recevant quelques notables de la ville, leur expliqua que, pour donner au gouvernement la preuve de son esprit pacifique, il remettait au Pape le soin d’étudier la difficulté, et qu’il était confiant dans la sagesse du Saint-Siège, dans la Providence, dans la sagesse, aussi, de l’Etat. Bismarck, de son côté, pour rétablir à Trêves la paix et la hiérarchie, étudiait un curieux projet : il chargeait Varnbüler, plénipotentiaire de Wurtemberg au Conseil fédéral, de conférer avec Kuhn, le célèbre théologien catholique de Tubingue, et de demander à Kuhn si Hefele, évêque de Rottenburg, consentirait, le cas échéant, à négocier auprès du Vatican la nomination d’un prélat wurtembergeois comme vicaire apostolique de Trêves. La réponse de Kuhn donna peu de confiance dans l’acceptation de Hefele ; mais une lettre de Jacobini fit espérer à Bismarck que le Vatican ferait bon accueil à l’évêque de Rottenburg, et Bismarck ne renonçait pas à son projet.

C’étaient là des pourparlers qui ne regardaient pas les députés : ils ne devaient, eux, connaître qu’un fait : le refus de l’Etat de laisser Lorenzi s’installer à Trêves ; le reste, c’était le secret du chancelier. On eût dit qu’il faisait effort pour se rendre incompréhensible aux divers partis, et il y réussissait.

Le 6 mai, dans un discours au Reichstag, il semblait esquisser à l’endroit de Bennigsen quelques gestes coquets ; et puis, le 7 mai, il avait à dîner plusieurs membres du Centre, et les couvrait d’affabilités. Il mettait à sa gauche, à table, le chanoine Monfang ; il plaçait Franckenstein à droite de la princesse et s’amusait à conter aux frères Reichensperger l’histoire des trois excommunications qui avaient jadis frappé trois de ses ancêtres ; et voilà pourquoi, continuait-il, j’ai reçu du Pape une lettre si amicale. « Ce Bismarck, notait Auguste Reichenspenger, est vraiment l’un des plus originaux hommes d’Etat qui aient jamais été, un mélange « le contrastes. » Il s’amusait, au fond, à jouer au bon garçon, voire même au bon plaisant, avec les hommes du Centre, et mis à les voir partir comme ils étaient venus, sans renseignemens. Son confident à ce moment-là, c’était Mittnacht, le président du conseil wurtembergeois ; il lui faisait part, le 11 mai, d’un très grand projet. Il ne s’agissait de rien de moins que de rétablir la légation de Prusse à Rome : Bismarck observait qu’en fait ce poste avait survécu au vote des lois de Mai ; qu’on ne l’avait supprimé que dix-huit mois après, en raison du langage de Pie IX : et que dès lors on pouvait le rétablir sans rien préjuger de la destinée future de ces lois. Mais auparavant, Bismarck, à titre d’essai, songeait à envoyer à Rome une mission extraordinaire ; et il souhaitait que Hefele s’en fût voir le Pape, et que cet évêque préparât le terrain en mettant bien au point, d’avance, la question des évêchés à pourvoir. Bismarck priait Mittnacht d’insister, pour que Hefele consentit. Celui-ci objecta sa mauvaise santé, son grand âge, et la réputation qu’il avait, aux yeux de certains, d’être complaisant pour le pouvoir civil ; l’archevêque Melchers, par exemple, mettait en lui peu de confiance, et de telles suspicions pouvaient être gênantes, pour négocier. Hefele rappelait aussi que deux ans plus tôt, lorsqu’il avait une première fois tâché de rendre quelques services au Pape et au roi de Prusse, il n’avait pas réussi ; et puis, avec une netteté qui l’honorait, il tenait à faire savoir a Bismarck que les auteurs des lois de Mai se trompaient lorsqu’ils alléguaient, en faveur des exigences prussiennes, l’organisation de l’Eglise wurtembergeoise. En Wurtemberg, l’évêque dressait la liste des candidats à la cure vacante : l’Etat en prenait connaissance, et avait, une fois seulement, rayé un nom ; en Prusse, au contraire, l’Etat exigeait qu’on lui présentât, pour un poste déterminé, un curé déterminé, et qu’on lui laissât le droit de dire oui ou non. Hefele ne consentait pas à soutenir, à cet égard, les prétentions de la Prusse. Ainsi se déroulait sa lettre : il ne refusait pas formellement à Mittnacht le concours demandé par Bismarck, mais il ne montrait aucun enthousiasme pour cette besogne et ne laissait espérer à la Prusse aucune complaisance. Le ministre wurtembergeois transmit à Bismarck la réponse épiscopale, et Bismarck ne songea plus à se servir de Hefele.


IV

Il avait sous la main, à Berlin, son vieil ami Conrad de Schloezer, représentant de la Prusse à Washington, qu’il avait eu pour secrétaire, vingt ans plus tôt, à l’ambassade de Saint-Pétersbourg, et qui, de 1864 à 1868, avait appartenu à la légation de Prusse auprès du Saint-Siège ; il résolut de se servir de lui. Bismarck connaissait Schloezer, Schloezer connaissait Borne ; et Schloezer savait, tout à la fois, comprendre Bismarck à demi-mot et comprendre Borne à demi-mot. L’Allemagne bismarckienne était pauvre en grands diplomates ; glorieuse dans l’art de la guerre, elle estimait peut-être que la diplomatie, cet art de la paix, était un art de valeur moyenne, fait pour des génies moyens. La diplomatie, c’est souvent l’arme de la faiblesse ; l’Allemagne, elle, appréciait la force ; et d’ailleurs, quand il y avait de grandes négociations à mener, Bismarck s’en chargeait, et les subordonnés étaient annulés. Les circonstances, qui furent propices, et la distinction même de son talent, assurèrent à Schloezer une place à part, dans le corps diplomatique de l’époque bismarckienne : des initiatives lui furent laissées, des responsabilités aussi. En bon bismarckien, il envisageait les problèmes qui se posent à Rome comme des questions de puissance (Machtfragen). D’esprit trop élégant, peut-être, pour parler de Rome comme d’une Babylone ou du successeur de Pierre comme de l’Antéchrist, ou pour s’attarder, avec certains de ses coreligionnaires, à des récriminations contre la guerre de Trente Ans, ses propres origines confessionnelles et son scepticisme ultérieur le rendaient incapable de comprendre l’importance de l’établissement catholique pour l’éducation religieuse de l’humanité ; on ne pouvait demander à un esprit comme le sien d’attacher quelque valeur spirituelle au grand fait religieux qu’est la Papauté. Schloezer, à Rome, ne faisait point de métaphysique ; il faisait de la politique. Dès 1871, alors qu’en Prusse les nationaux-libéraux s’imaginaient que la Papauté détrônée ne comptait plus dans le monde, Schloezer, qui venait d’être nommé à Washington, éprouvait la nécessité d’aller d’abord passer trois semaines à Rome. « L’Eglise catholique, écrivait-il alors à Bismarck, prend une importance croissante dans l’Amérique du Nord, eu égard aux élémens allemands : il serait pour moi d’un haut intérêt d’utiliser mon séjour en Europe pour jeter un coup d’œil sur la situation romaine actuelle. » La place que gardait le Saint-Siège dans la politique internationale, voilà ce qui intéressait Schloezer, et voilà ce qu’il observait, avec une subtile acuité, sans bienveillance, mais sans esprit de secte, avec un certain penchant à traiter le Pape, — cet homme fort, — non point en ami, non point en ennemi, mais en partenaire d’une belle partie. Lefebvre de Behaine, qui fut bientôt son collègue, et qui, de longues années durant, se mesura contre lui sur l’échiquier romain, lui savait gré d’un autre trait : « De relations très sûres, écrivait-il en 1898, connaissant à fond l’Italie et les Italiens, M. de Schloezer était étranger à ces passions qui ont dominé depuis vingt-cinq ans la politique du gouvernement du roi Humbert, et au nom desquelles les hommes d’Etat de la Consulta se sont constamment efforcés de faire de la Triple-Alliance une arme offensive contre la papauté autant que contre la France. » La croisade internationale contre la papauté avait échoué lorsque l’Allemagne bismarckienne la projetait. Schloezer, lorsqu’il verrait l’Italie crispinienne s’y essayer, ne ferait rien pour encourager cette emphase.

On avait affaire, en lui, à un joueur très agile, au jeu ferme et serré, prompt à s’afficher, prompt à s’effacer, sachant, suivant les heures, se mettre en vue, ou bien être introuvable ; très entrant, lorsque l’exigeaient ses fins, mais jamais encombrant ; ne ménageant pas ses courses, ne craignant pas les escaliers, habile à s’arrêter dans les antichambres où les murs avaient des oreilles, à y dire ce qu’il voulait dire, et ayant des oreilles, lui aussi, pour écouler ; toujours prêt à venir causer, à badiner aussi longuement que c’était nécessaire, à se taire sur les choses sérieuses sans pour cela cesser d’y songer ; fermement convaincu que les plus petits sont parfois les plus puissans ; assez familier d’allures pour mériter de plaire aux plus petits, et sachant abriter, derrière cette familiarité même, toutes sortes d’indiscrets manèges, flatteurs pour leur puissance ou pour l’illusion qu’ils en avaient ; exploitant avec maîtrise tous les moyens, grands ou futiles, dont dispose, pour agir, un familier de Rome ; étalant, comme une originalité imprévue chez un messager bismarckien, certaines complaisances apparentes pour la Rome papale ; d’autant plus avenant par sa bonne humeur, par son air de bien s’amuser, par sa bonne grâce à se rendre amusant, que l’on pouvait craindre, chez un ami du chancelier, des plissemens de front et des raidissemens de torse. Tel était Conrad de Schloezer, que le prince de Bismarck dépêchait à Rome pour marchander, retarder ou accélérer la paix, et qui, à la longue, lorsque Bismarck décidément la voudrait, la ferait.

Il prit le chemin de Rome, en juillet 1881, avec mission de causer. Le Pape, recevant des pèlerins allemands le jour de l’Ascension, leur avait dit : « Nous visons avec constance à supprimer les causes du conflit et à rétablir une paix durable. » Schloezer étudia les visées pontificales, revint à Berlin voir le chancelier, et puis repartit pour Rome : ce second voyage, succédant de très près au premier, fut remarqué. Bismarck, deux ans plus tôt, voulait que les envoyés du Vatican vinssent conférer à Berlin ; il acceptait, aujourd’hui, qu’un envoyé du Hohenzollern allât conférer à Rome.

Les évêques de Prusse, réunis en juillet à Aix-la-Chapelle, persistaient à déclarer que les prétentions prussiennes au sujet de la nomination des curés étaient inacceptables ; ils constataient avec joie que les avances papales de février 1880 avaient été expressément retirées ; ils tombaient tous d’accord, pour souhaiter que le Centre réclamât sans trêve, en faveur de l’Eglise, le rétablissement des anciennes garanties constitutionnelles : cette stabilité de leurs protestations, cette inflexibilité de leurs desseins, était connue de Léon XIII et devinée de Bismarck. Il n’y avait pas lieu, pour Rome, de s’en plaindre, puisqu’on alléguant les sentimens des évêques, elle aurait ainsi l’occasion de vendre d’autant plus cher au chancelier les concessions mêmes que, malgré eux peut-être, elle croirait devoir envisager comme possibles. À mesure que se resserrerait le dialogue entre Bismarck et Léon XIII, la voix des évêques d’Allemagne, assourdie mais jamais silencieuse, aiderait du moins Léon XIII, en paraissant parfois le gêner, à ne pas accorder à Bismarck plus d’avantages qu’il n’avait l’intention de lui en accorder.

L’une des questions dont Schloezer eut tout de suite à causer, concernait le diocèse de Trêves. Ce vaste diocèse, si cruellement ravagé par le Culturkampf, demeurait sans hiérarchie : faute d’entente sur le nom du vicaire capitulaire, la loi de 1880 y restait inappliquée. Jacobini, à deux reprises, avait insisté auprès de Bismarck pour que cette situation cessât, le chancelier ne répondait pas, tergiversait. Mais une troisième lettre du cardinal avait plus de succès : il demandait qu’à Trêves un évêque fût nommé, et il proposait un nom. Pour la première fois depuis les lois de Mai, Rome et Berlin s’essayaient à faire un évêque.

Le prêtre auquel songeait Léon XIII était l’abbé Félix Korum : d’origine alsacienne, il passait, jeune encore, pour un des grands orateurs sacrés de l’époque, et savait, avec une souveraine aisance, asservir les deux langues, la française et l’allemande, aux élans de son éloquence. Le maréchal de Manteuffel, gouverneur d’Alsace-Lorraine, n’avait pas voulu, pour des motifs politiques, que l’abbé Korum fut coadjuteur en Alsace-Lorraine, mais il l’appréciait fort, et se mit en quête, pour lui, d’autres destinées ; on pourrait presque dire que pour le siège de Trêves la présentation de l’abbé Korum à Bismarck fut faite, tout à la fois, par le maréchal de Manteuffel et par le Vatican. Bismarck n’y fit pas d’objections ; il envoya Puttkamer et dossier jusqu’à Ems, pour obtenir le consentement de l’Empereur. Le souverain, ce jour-là, s’inquiétait de la santé de l’Impératrice : il donna son assentiment, rapide et distrait. Mais un dernier oui manquait, celui de l’abbé Korum : trois fois de suite l’abbé refusa, trois fois de suite Rome insista. Tarnassi, auditeur de nonciature à Munich, parut à Strasbourg, le pressa, l’obligea d’accomplir, sans retard, les formalités canoniques nécessaires pour la consécration épiscopale. L’abbé Korum obéit, et s’en fut à Rome, avec un dernier espoir : de vive voix, peut-être, il saurait persuader à Léon XIII de ne pas persister à faire de lui un évêque. Mais pour la première fois l’éloquence de l’abbé Korum manqua d’efficacité. Léon XIII lui répondit en fixant la date de son sacre.

Il allait donc devenir évêque de Trêves, mais il n’aurait pas la possibilité, une fois là-bas, de nommer un curé, puisque les lois de Mai duraient toujours. C’était absurde, qu’il eût ainsi les mains liées. Schloezer et Jacobini, par la force des choses, furent amenés à parler de ces lois de Mai, et des formalités qu’elles exigeaient des évêques pour la nomination des curés. La Correspondance politique de Vienne, dans un article qui parut être du publiciste bismarckien Constantin Roessler, expliquait, déjà, qu’en dispensant les ecclésiastiques des conditions d’examen prévues par ces lois, l’Etat n’irait pas à Canossa. Mais entre Schloezer et Jacobini les entretiens, bientôt, faillirent dégénérer en brouille ; Schloezer, un instant, menaça de s’en aller : pour vouloir se mieux entendre, on risquait de défaire le résultat obtenu, la nomination même de l’abbé Korum… Rome, prudente, s’empressa de le sacrer ; au soir du 14 août, l’abbé Korum était évêque.

Mais à ce moment même tout semblait remis en question. L’Empereur avait, pour le siège de Trêves, un candidat personnel, le professeur Kraus, de Fribourg : il se plaignit d’avoir été trop peu consulté, accusa ses ministres d’avoir surpris son consentement en faveur de l’abbé Korum. Que n’avaient-ils interrogé sur l’abbé Korum le prévôt Holzer, de Trêves, en qui Guillaume avait confiance ? Et le souverain montrait une lettre du prévôt qui conjurait son roi d’écarter de Trêves cet évêque-là. Guillaume s’échauffait, s’ulcérait, expédiait à Bismarck, à Gossler, des lettres irritées. Bismarck passa quelques mauvaises heures : allait-on le forcer, à la dernière minute, de manquer de parole au Pape et de fermer Trêves à Mgr Korum ? C’eût été, pour longtemps, la pacification reculée, et les catholiques, qui commençaient l’agitation électorale en vue du renouvellement du Reichstag, auraient exploité l’incident contre Bismarck, et l’auraient accusé d’avoir volontairement offensé le Pape. On était à l’un de ces momens où les susceptibilités des souverains doivent fléchir devant la raison d’état. Guillaume apprit que ses ministres dispensaient Mgr Korum de prêter le serment et lui ouvraient ainsi, toutes grandes, les portes de son diocèse ; alors, le 10, il s’en fut chez Bismarck, fit une visite d’une demi-heure, qui peut-être fut une scène, et puis céda. Un prêtre, né hors d’Allemagne et sacré au-delà des monts, allait régner sur les consciences prussiennes sans avoir promis aux lois prussiennes une impossible obéissance ; et dans l’acte par lequel Guillaume le reconnut, la bulle De Salute, de 1821, et les émolument d’Etat, qu’elle garantissait à l’évêque, étaient mentionnés expressément. On avait affecté, durant tout le Culturkampf, de considérer cette bulle comme périmée : aujourd’hui l’on reparlait d’elle, en la réputant valable, impérieuse même, comme tout bon contrat.

« Voilà le commencement de la fin du Culturkampf, s’écriait joyeusement, dans son évêché de Metz, l’illustre Dupont des Loges, le premier pas pour aller à Canossa était le plus difficile, et le voilà fait. » Mais dans la Gazette générale de Munich, un sérieux cri d’alarme s’élevait, aussitôt répercuté par toute une partie de la presse : « Ce n’est pas sur le chemin de Canossa que nous sommes, disait la Gazette ; nous voilà déjà très avant dans le vestibule de cette intéressante citadelle où la fière parole du chancelier avait promis de ne jamais traîner la nation allemande. »

L’article s’épanchait comme un flot d’amertume : il était signé des deux initiales : V. S. On l’attribua d’abord à un canoniste vieux-catholique : on se trompait. L’article était l’œuvre d’un catholique, d’un prêtre, d’un professeur qui dans une faculté de théologie catholique instruisait les futurs prêtres. François-Xavier Kraus, candidat de Guillaume Ier pour l’évêché de Trêves, se consolait ainsi de l’éloignement de la mitre, à laquelle jusqu’à ses derniers jours il ne devait pas cesser d’aspirer. L’archéologie chrétienne, l’histoire de l’art, l’exégèse de la Divine Comédie, durent à Kraus des enrichissemens et lui procurèrent une gloire de bon aloi, qui durera. Mais ni le passé chrétien ne suffisait à le retenir, ni l’immensité de la Divine Comédie ne suffisait à l’absorber ; au-delà des visions de jadis, en deçà des visions d’éternité, il s’évadait, avec un fiévreux attrait, dans les ténébreuses broussailles de la politique religieuse contemporaine.

Il voyait Bismarck, volontairement, effacer peu à peu les prétentions de l’Etat ; il voyait la « démocratie » des chapelains travailler à la victoire de Home. Deux spectres qui ne quittèrent plus Kraus, l’ « ultramontanisme jésuitique » et la « démagogie, » commençaient de le hanter ; son imagination les alliait, ne faisait d’eux qu’un seul et même spectre, et son effroi redoublait. Apeuré, déçu, il s’essayait alors, de sa plume incisive, à exciter l’Allemagne contre le geste bismarckien, qui là-bas, à Trêves, rendait à des millions de catholiques, après huit ans d’épreuves, un peu de joie.


V

Mais le geste bismarckien se prolongeait : un publiciste officieux, nommé Hahn, faisait paraître, à l’instigation de Bismarck, une Histoire du Culturkampf, dont la préface, pacifique et sereine, était très remarquée, et l’on apprenait bientôt que Bismarck, après avoir installé Mgr Korum à Trêves, allait installer définitivement, à Rome, le ministre Schloezer.

Le 9 septembre 1881, la Gazette de l’Allemagne du Nord annonçait à la Prusse que l’on invoquerait de ses députés un crédit pour le rétablissement d’une légation auprès du Saint-Siège. Il y avait quelque embarras dans la rédaction de la note : « le rétablissement de ce poste, disait-on, n’a rien à faire avec les concessions au Saint-Siège ; il n’est pas l’objet d’une entente réciproque, encore que naturellement cette légation ne puisse fonctionner que si le Saint-Siège l’accepte. » Le mot d’ordre officiel était bien net : il ne fallait pas dire, le pensât-on, qu’en expédiant Schloezer au Pape Bismarck faisait à Léon XIII une concession, fut-ce même celle d’un sourire.

Mais personne ne fut dupe : les journaux catholiques et les journaux hostiles s’accordèrent pour prendre acte de ce bon procédé ; les premiers s’en réjouirent, les seconds s’en irritèrent ; et les uns et les autres ressuscitèrent, avec des commentaires différens, certaine lettre, vieille de seize mois, où Bismarck laissait entendre au prince de Reuss, qu’avant de rétablir avec le Saint-Siège des rapports diplomatiques, il fallait que le Saint-Siège payât. Le Saint-Siège n’avait encore rien « payé ; » il n’avait rien accordé encore, au sujet de la nomination des curés, et Schloezer, après une halte à Berlin, puis une halte à Varzin, s’en allait à Washington faire son déménagement, — son déménagement pour Rome ; même, dans certains cercles protestans de Berlin, l’on se demandait avec inquiétude si quelque nonce, un beau matin, n’allait pas survenir sur les bords de la Sprée. Car on apprenait coup sur coup que Mgr Korum, l’évêque du « jésuitisme, » faisait à Trêves une entrée triomphale ; que Puttkamer, devenu ministre de l’Intérieur, prodiguait aux ordres hospitaliers toutes les facilités susceptibles d’aider leur recrutement, que les novices commençaient d’y affluer, — on devait, peu de mois après, en compter 700, — et que des processions catholiques, autorisées par une récente circulaire du même ministre, recommençaient de circuler dans certaines villes prussiennes. Avec une malveillance alarmée, on appelait l’époque où l’on était entré l’ère Korum, et l’on s’attendait, parmi les ennemis de Rome, à toutes les abdications de Berlin. Les Grenzboten essayaient d’un langage rassurant, niaient formellement que l’État se laissât glisser aux pieds du Pape, et prétendaient que, tout au contraire, le Pape renonçait à cette maxime : « vaincre avec le Centre, » et que c’était là pour Bismarck un succès. Le chancelier lui-même, recevant le prince de Hohenlohe, lui disait : « Il n’a jamais été question de nonciature, ni d’un contrat réciproque entre Rome et Berlin. Je compte donner satisfaction aux catholiques prussiens en pourvoyant les évêchés et en me montrant généralement conciliant, et je m’en tiendrai là. »

il continuait, en effet, de concert avec Rome, de faire des évêques ou d’y travailler : à Breslau, pour l’instant, on se contentait d’un vicaire capitulaire, parce que la Prusse, voulant tenter, peut-être, d’installer sur ce siège le cardinal de Hohenlohe, refusait la liste de noms présentée par le chapitre ; mais l’on nommait, à Fulda, Mgr Kopp, qui dans son premier mandement épiscopal exprimait sa confiance de voir bientôt tomber toutes les chaînes de l’Eglise et qui devait lui-même quelques années plus tard avoir la gloire de briser les plus lourdes.


VI

Les catholiques, cependant, n’estimaient pas, quoi qu’espérât Bismarck, que ce fût là pour eux une satisfaction, et ils continuaient de demander : Jusques à quand nos jeunes prêtres seront-ils exclus des presbytères, et des confessionnaux, et des chaires, et même de l’autel ? Les concessions de l’Etat n’endormaient pas Windthorst ; elles ne le débusquaient pas de son terrain de lutte. Il les acceptait, mais ne permettait pas qu’à leur faveur les questions plus graves, et vraiment décisives, fussent éludées.


Restons équipés, complètement équipés, criait-il au congrès catholique de Bonn. Nous sommes comme une armée pendant qu’on négocie les préliminaires d’une suspension d’armes, l’arme au pied, mais la poudre sèche, soit qu’il faille, contre nos désirs et nos espérances, combattre de nouveau, soit que nous puissions, à notre joie, tirer de joyeux feux de salve. Nous ne sommes pas encore au bout, mais l’aurore commence à poindre, et quand elle point, vous savez, cela avance constamment, et dans un proche délai, le soleil resplendit. Ce que nous avons demandé, ce que nous demandons, c’est le rétablissement de l’état de choses antérieur aux lois de Mai.


Les élections au Reichstag s’approchaient : le Centre, pour les préparer, redoubla d’ardeur. Adversaire systématique des nationaux-libéraux, il était tout prêt, là où il disposait d’une minorité notable, à ménager le succès d’un conservateur, ou le succès d’un progressiste, d’un homme de droite, ou d’un homme de gauche avancée : on demanderait à l’un et à l’autre ce qu’ils pensaient du Culturkampf, et quelles promesses ils donnaient, et l’on déciderait. D’un bout à l’autre de l’Allemagne, Windthorst appliqua cette tactique, sous l’œil déconcerté de Bismarck impuissant. Bennigsen, dans un discours à Magdebourg, expliquait que les nationaux-libéraux ne songeaient pas à prolonger le Culturkampf, que cette lutte avait été nécessaire, pour remettre en vigueur les vieux principes du droit territorial prussien ; que l’on pouvait, aujourd’hui, étudier les concessions compatibles avec les droits de l’Etat ; que les libéraux y étaient prêts, et que cette œuvre, peut-être, leur serait plus facile qu’elle ne l’était aux conservateurs. Windthorst laissait dire, agissait, et visant toutes les cimes, il faisait culbuter le prince de Hohenlohe lui-même, en Franconie, par un progressiste obscur : Hohenlohe payait ainsi de son mandai sa retentissante dépêche au prince de Reuss, du précédent mois de mai. Les nationaux-libéraux étaient partis 98 ; au Reichstag élu le 27 octobre 1881, ils rentraient 45. Les progressistes, qui naguère avaient 26 sièges, en avaient désormais 59 ; le Centre, qui comptait la veille 93 membres, en possédait maintenant 98 ; et ces 98 voix, jointes à celles des Polonais, des Guelfes, des Alsaciens, allaient être, dans le nouveau Reichstag, l’axe de la majorité. La Correspondance politique, qu’inspirait Bismarck, reconnut, non sans amertume, ce malencontreux résultat ; et l’aveu qu’elle en faisait se transformait en une demi-avance. « Le Centre, expliquait-elle, peut prendre le rôle qu’ont eu douze ans durant les nationaux-libéraux, s’il sait distinguer les concessions possibles des concessions impossibles, » et elle ajoutait : « Le moment a pour Rome une importance que soupçonnent peu de membres du Centre. » A quoi la Germania répondait : « Nous n’avons jamais dit : A bas Bismarck ! Nous sommes encore en plein Culturkampf ; nous souffrons par lui ; mais nous sentons que la nation ne peut se passer de sa forte main. Nous ne voulons pas d’ailleurs prendre le rôle des nationaux-libéraux, mais soutenir loyalement le chancelier dans toutes ses réformes pour le bien de la nation, délivrer le pays de l’hégémonie libérale, et préparer la politique conservatrice de l’avenir, qui n’est possible que lorsqu’on en aura complètement fini avec le Culturkampf. »

Qu’est-ce à dire ? interrogeaient les Grenzboten, et que veulent dire ces mots : « en finir complètement avec le Culturkampf ? »

Bismarck questionnait, faisait questionner, et n’écoutait pas les réponses, trop dures à entendre, de l’inflexible Windthorst ; il les devinait, s’en irritait. « Ce nouveau Reichstag ! criait-il devant Busch, pas de majorité : partout l’inintelligence et l’ingratitude. » « Je voudrais qu’on me jetât une bombe comme au Tsar, disait-il à Schloezer, et que c’en fût fait de moi. » Dans le Parlement de l’Empire, le Centre et les progressistes étaient les maîtres : ce paradoxe était devenu la très amère réalité, qui l’humiliait. Bismarck tonnait contre les progressistes : « Ce Mommsen, qui juge si faussement le présent, peut-il être un bon historien du passé ? » Il bavardait contre le Centre : « Rien à faire avec cette fraction ; elle a partout marché contre nous ; » et puis, s’amusant un peu pour cesser d’enrager, on l’entendait en plein dîner, offert aux membres du Conseil fédéral, crier au plénipotentiaire bavarois : « Je songe à prendre un vice-chancelier pour les affaires intérieures, préparez un peu Franckenstein à l’entrevue que je veux avoir avec lui. » Franckenstein, un homme du Centre, un Bavarois, un particulariste, associé à la chancellerie de l’Empire ! Bismarck était-il sérieux ? voulait-il rire ? Il ne lui déplaisait pas de susciter ce point d’interrogation. On racontait, par ailleurs, qu’à la suite des troubles auxquels avait donné lieu, dans les rues de Rome, le transfert du corps de Pie IX, les prélats se demandaient si l’Italie royale serait une meilleure protectrice pour la sécurité du pape vivant qu’elle ne l’avait été pour l’auguste et inoffensive dépouille du pape défunt, et si Léon XIII ne devait pas quitter Rome ; on ajoutait que peut-être il allait s’installer à Fulda, et que le cardinal de Hohenlohe, que l’on voyait rôder en Allemagne, était peut-être venu comme fourrier. On s’attardait aux faux bruits, on se repaissait de légendes, faute de savoir exactement quelle était la page d’histoire que le chancelier s’apprêtait à écrire.

A peine le Reichstag fut-il rassemblé, qu’un indiscret questionneur se leva. C’était Virchow en personne, Virchow, qui avait baptisé le Culturkampf et tenté de faire croire à l’Allemagne et au monde que l’enjeu de cette bagarre n’était rien de moins que la civilisation. Allant tout droit à la question capitale, il demanda au chancelier : Est-il vrai que l’Empire et le Saint-Siège se rapprochent ? Bismarck, dans sa réponse, justifiait l’intention qu’avait la Prusse, de rétablir un poste diplomatique auprès du Pape ; et il admettait comme possible, dans l’avenir, que ce poste put devenir un poste d’Empire, si d’autres Etats de l’Allemagne souhaitaient, à leur tour, être représentés à Kome. « Nous sommes, déclarait-il, dans les relations les plus courtoises et les plus amicales avec le pontife qui occupe actuellement le siège Romain. » Il y avait donc quelque chose de nouveau dans les rapports entre Bismarck et l’Eglise romaine : cet hommage à Léon XIII l’attestait. Mais la suite du discours était singulièrement plus grave, il y avait aussi quelque chose de nouveau dans la conception que se faisait Bismarck de l’Eglise romaine. « Puis-je, demandait-il, considérer l’Eglise catholique en Allemagne comme une institution étrangère, qui ressortit aux relations purement diplomatiques ? » Et il répondait : « Non, car je compte les membres de la confession catholique en Allemagne parmi nos compatriotes assimilés les uns aux autres, et je tiens les institutions de l’Eglise catholique en Allemagne, y compris la Papauté qui est leur sommet, pour une institution indigène des Etats confédérés allemands. » Le temps n’était plus où Bismarck reprochait aux catholiques d’Allemagne d’être les esclaves d’un souverain étranger ; il affectait aujourd’hui de rendre au catholicisme allemand droit de cité dans l’Empire allemand. ; Il proclamait, sans nulle gène, que Rome et Berlin négociaient ; qu’un accord de principes serait la quadrature du cercle, mais qu’on pourrait toujours arriver à un modus vivendi.

Windthorst, en termes calculés, offrit au chancelier l’hommage de sa « gratitude expectante ; » son langage, aussi, offrait quelque chose d’imprévu ; renouvelant son vœu d’une paix religieuse rapide, il déclarait y aspirer « pour que l’Empire fût plus solidement fondé ; » ce « petit Guelfe » s’intéressait à l’Empire ! Il signifiait à Virchow, ensuite, que protestans croyans et catholiques avaient d’avance partie liée. Mais alors, riposta Virchow, nous faudra-t-il donc, tous, ramper sous la croix ? Nos nuques ne se courbent pas. Et Virchow, parrain du Culturkampf, se retournant vers le chancelier, auteur du Culturkampf, lui reprocha tout d’un coup, avec rage, non de projeter la paix, mais d’avoir déchaîné la guerre. L’heure était émouvante : sous les regards épanouis du Centre, Virchow, bravant Bismarck, lui criait :


J’ai voté les lois de Mai, parce que j’ai cru que M. le chancelier serait plus conséquent qu’il ne l’a été, j’ai cru qu’il affranchirait réellement l’école de l’Église, et qu’il édifierait à nouveau cette dernière, sur la base d’une véritable liberté de conscience. Si j’avais prévu la situation présente, j’aurais dit : Non.


Bismarck alors, merveilleux de souplesse, retrouva, dans ses discours mêmes de 1873, de 1874, de 1875, certaines théories esquissées, sur lesquelles aujourd’hui il n’avait qu’à appuyer pour justifier sa palinodie ; on l’entendit redire que le Culturkampf n’était qu’un épisode transitoire, après tant d’autres, de la lutte séculaire entre les rois et les prêtres ; et puis que le but final des batailles, c’était la paix, et qu’aucune bataille ne pouvait être considérée par lui comme une institution durable, et dont la durée fût utile. D’ailleurs, au cours de cette bataille les nationaux-libéraux l’avaient abandonné, ou bien avaient trop exigé de lui : ainsi, de même que naguère il avait, à certaines heures, rejeté sur l’abandon des conservateurs la nécessité où il était de faire voter les lois antireligieuses, de même, il se préparait à rejeter sur les nationaux-libéraux la nécessité où il se trouverait un jour de retirer ces lois. Il apparaissait de plus en plus comme l’homme dédaigneux des idées pures, et préoccupé surtout d’avoir derrière lui une armée bismarckienne. Puis, subitement, d’un geste plus expressif que gracieux, il ouvrait au Centre les rangs de cette armée : « S’il me faut opter, disait-il, entre l’alliance du Centre et celle des progressistes, je choisis le Centre ; entre les deux, le Centre est le moindre mal ; entre les deux il est le parti qui, d’après moi, met le moins en péril le vaisseau de l’Etat. »

Ainsi, dans la séance même où Bismarck justifiait devant le Reichstag le rétablissement par la Prusse des rapports diplomatiques avec Rome, il s’affichait comme désireux de nouer entre le Centre lui-même et la chancellerie de l’Empire certaines relations amicales ; il grommelait à vrai dire, plutôt qu’il ne souriait, à l’idée d’avoir désormais de tels amis ; il les prenait, sans nullement le cacher, comme un pis-aller ; mais ce discours du 30 novembre contenait, cependant, deux avances formelles : l’une s’adressait au Pape, avec un geste large ; l’autre, plus parcimonieuse et de moins bonne humeur, s’adressait au Centre. Et tandis que Bismarck, pour tenir Rome en haleine avant le retour définitif de Schloezer, se préparait à envoyer. Maurice Busch passer là-bas quelques jours, on projetait d’autre part, sur les bancs du Centre, de se rendre en masse, le 6 décembre 1881, à la soirée parlementaire du chancelier, et de sanctionner ainsi ses ouvertures, a demi caressantes déjà, à demi hautaines encore. Mais une sotte averse vint détruire l’arc-en-ciel. L’averse éclata dans les bureaux de la Gazette générale de l’Allemagne du Nord et s’abattit sur Windthorst ; une phrase qu’il avait dite, dans la commission parlementaire où l’on étudiait la navigation de l’Elbe, fut mal rapportée, mal interprétée, et la Gazette accusa Windthorst d’être en Allemagne l’avocat de l’étranger. Il se fâcha, obligea le ministre des Finances à déclarer que cette feuille officieuse s’était fourvoyée. Mais les membres du Centre furent plus susceptibles encore que leur chef ; au soir du 6 décembre, pas un ne vint chez Bismarck.

Ils rendaient le chancelier responsable des inconvenances commises par la Gazette ; ils l’en punissaient par une grève mondaine, en dépit de sa récente avance parlementaire. C’est qu’ils le connaissaient, et que le connaissant ils se défiaient ; ils avaient souvenir qu’un jour de 1872 il avait voulu les séparer de Windthorst ; et ils redoutaient que la presse bismarckienne, — au moment surtout où Bismarck leur faisait appel, — ne renouvelât pareille tentative et n’essayât de les décapiter, afin de faire d’eux, plus sûrement, un parti bismarckien. Leur altitude fut éloquente : resserrés autour de Windthorst, ils firent sécession, et boudèrent avec éclat l’invitation du chancelier. Bismarck en fut très marri, déclara qu’il n’était pour rien dans l’article de la Gazette, fulmina contre l’incroyable grossièreté de pareils invités et finit par dire, en riant : « Comment ! ma bonne bière de Munich reste au fond des bouteilles, et me voilà réduit à être moi-même mon meilleur consommateur ; Windthorst me revaudra cela ! »


VII

Un parti parlementaire est presque toujours maniable ; des flatteries partielles, des avances de détail, des complaisances individuelles, le divisent contre lui-même ou bien l’apprivoisent, le disloquent ou l’enchaînent. Mais le Centre persistait à se grouper derrière Windthorst, et Windthorst n’était pas maniable. Il semblait qu’il mît toute sa coquetterie à laisser s’approcher le chancelier, puis à reculer pour que le colosse doublât ses enjambées, puis à obliquer pour le dérouter ; et tandis que Bismarck marchait droit vers lui, on le voyait, avec d’agiles manèges, promener dans les directions les plus diverses ses demi-propositions de demi-amitié, comme une coquette promène, d’un bout à l’autre d’un salon, ses mines et sa souriante beauté. Entre vous et les progressistes c’est vous que je choisis, avait dit Bismarck aux membres du Centre, le 30 novembre 1881. Et voici que Windthorst, dans la séance du 11 janvier 1882, était assez adroit pour embrigader les progressistes et pour les mener à l’assaut, derrière lui, contre la loi de 1874, qui permettait d’exiler les évêques et d’exiler les prêtres. Tel un despote de harem jetant le mouchoir à la favorite éphémère, Bismarck avait jeté au Centre ce mot impérieusement condescendant : « J’opte pour vous. » Il retrouvait le Centre fraternisant avec les progressistes pour défaire, dans la bâtisse du Culturkampf, le morceau qu’avait agencé le Reichstag et que le Reichstag seul pouvait faire tomber.

Windthorst, ce jour-là, dans le Parlement de l’Empire, apparut le maître ; devant les représentans du gouvernement, qui, faute d’une consigne bismarckienne, se taisaient, la loi sur l’expatriation des hommes d’Eglise fut rayée du code, sous réserve de l’acquiescement du Conseil fédéral. Bismarck permettrait-il cet acquiescement ? C’est ce qu’on ne pouvait présager ; mais Windthorst avait, à brûle-pourpoint, fait condamner le Culturkampf par le Reichstag. « Le gouvernement s’esquive, criait Virchow, il laisse retomber sur nous tout l’odieux de cette lutte. » « Le parti gauche, ripostait plaisamment un conservateur, fut parrain de l’enfant Culturkampfv ; personne, aujourd’hui, ne veut avoir été le père de cet enfant-là. » Windthorst avait amené les représentans de l’Allemagne à signifier implicitement à la Prusse qu’il y avait des démolitions à faire, et qu’ils démolissaient pour leur part ce qu’ils avaient le droit de démolir.

Le Landtag, trois jours après ce vote, était averti par le discours du trône que les « progrès accomplis dans le sens de la paix réjouissaient Sa Majesté et qu’un nouveau projet de loi ecclésiastique se préparait. » Il était nécessaire, en effet, de remettre en mouvement la machine législative, pour accorder derechef au ministre les permissions que lui avait données la loi de 1880, et qui expiraient, on se le rappelle, au 1er janvier 1882 ; c’est à quoi visa l’article premier du projet nouveau, déposé le 17 janvier. Mais d’autres articles suivaient, qui marquaient une étape nouvelle dans la résipiscence de l’Etat.

Le ministère, ressuscitant certains articles auxquels n’avait pas consenti le législateur de 1880, insistait auprès de la Chambre pour qu’il lui fût permis, enfin, de réinstaller les évêques déposés, — c’était le but de l’article 2, — et pour qu’il lui fût permis, aussi, de par l’article 3, d’autoriser à l’exercice des fonctions sacerdotales les prêtres étrangers et les prêtres qui n’avaient pas satisfait au programme d’éducation et d’examen fixé par les lois de Mai. Le ministère maintenait en principe l’obligation, pour les évêques, de présenter aux présidens supérieurs les noms des curés qu’ils voulaient installer ; mais, tandis que le législateur de 1872 s’était complaisamment étendu sur toutes les raisons qui pourraient justifier légalement le veto de ces hauts fonctionnaires, le projet de loi renfermait une formule d’aspect moins chicanier ; puis, avec l’arrière-pensée, sans doute, de laisser peu à peu tomber en désuétude la « cour royale poulies affaires ecclésiastiques, » tribunal injurieux pour l’Eglise, on proposait qu’à l’avenir le recours des évêques contre de telles oppositions fût porté, directement, devant le ministre des Cultes. Ainsi se déroulait l’article 4 ; et l’article 5, par un surcroit de concessions, permettait au ministère de restreindre les cas où l’évêque serait forcé de présenter les prêtres. Si cet article était voté, Bismarck aurait le droit de tolérer que l’évêque, sans soumettre leurs noms à l’approbation du président supérieur, installât, à titre d’auxiliaires, dans les paroisses où existait déjà un curé reconnu par l’Etat, des prêtres qui auraient satisfait aux conditions d’examen prescrites par les lois de Mai, ou bien qu’il obtint, en vertu de l’article 2, la dispense de ces conditions ; et Bismarck, d’ailleurs, serait libre, s’il le voulait, de retirer cette tolérance, comme il serait libre de n’en jamais user.

En 1882 comme en 1880, Bismarck réclamait du Landtaq des pouvoirs discrétionnaires. Il avait affaire à une Chambre dont la majorité était lasse du Culturkampf, mais il persistait à vouloir qu’elle lui laissât toutes facultés pour atténuer certaines détresses, ou pour les faire durer, et à ne vouloir rien de plus. Pourquoi cet arbitraire ? demandaient, mus par des sentimens divers, les hommes politiques du Centre et ceux du parti national libéral. C’est la faute aux Polonais, répondait-on ; le ministre Gossler montrait du doigt cette terre de Posen sur laquelle l’Allemand, aujourd’hui encore, ne se sent pas le pied sur, et sur laquelle Bismarck voulait garder le droit de faire appliquer les lois de Mai, dans toute leur rigueur. C’est la faute aux Polonais : avec ce belliqueux mot d’excuse, Bismarck s’était, dix ans plus tôt, engagé dans le Culturkampf ; avec ce même mot, il s’y empêtrait. Mais Windthorst le releva, déclara que les catholiques n’abandonneraient pas les Polonais, et que le Centre voulait le rétablissement de la paix, et non point l’établissement de l’arbitraire ; et puis, lorsque Virchow eut redit, une fois de plus, que le Pape n’était qu’un souverain étranger, et que l’avenir appartenait, non aux Eglises, mais à des communautés libres, lorsque le progressiste Richter eut accusé Bismarck de vouloir, pour sa lutte contre le Centre, réduire le clergé catholique au rôle d’otage, lorsque le national-libéral Gneist eut défendu, non sans quelque gêne, les maximes du Culturkampf, et lorsque deux orateurs conservateurs les eurent condamnées, Windthorst se leva encore, et constata que ce qu’il fallait et ce qu’évidemment la Chambre voulait, c’était la révision des lois.

Le projet gouvernemental fut renvoyé à une commission de 21 membres. « Il est tel quel inacceptable pour le Centre, écrivait Auguste Reichenspcrger. Naturellement nous nous efforcerons de le rendre acceptable. Il faut manœuvrer avec une particulière prudence, regarder les autres partis, le gouvernement, et Home, ne faire ni trop ni trop peu ; ce qui est d’autant plus difficile qu’on ne voit pas clair dans ces trois facteurs. Espérons que Dieu aidera. » Pour que Dieu aidât, Windthorst aidait. Il noua partie avec les conservateurs, comme un mois plus tôt, au Reichstag, il nouait partie avec les progressistes ; il disposait dans la Commission, grâce à cette alliance, de 11 voix sur 21 ; il était souverain, Gossler eut à comparaître ; et Windthorst lui demanda si Schloezer traitait à Rome de la révision des lois de Mai, et si le gouvernement projetait celle révision pour une date prochaine. « Schloezer, expliqua le ministre, a des pouvoirs pour négocier avec la Curie au sujet du présent projet de loi ; si les pourparlers marchent bien, il est à prévoir qu’il aura des pouvoirs pour des pourparlers plus étendus. Le fait que nous réglons, par une législation unilatérale, la frontière entre l’Etat et l’Eglise, n’exclut pas cet autre fait, d’une entente matérielle avec la Curie. Pour l’instant, le gouvernement ne peut pas dépasser les concessions contenues dans le projet. » Windthorst riposta, résuma les explications de dossier en disant qu’il n’y avait pas à compter sur une révision fondamentale des lois. La Commission travailla lentement. Il advint au projet gouvernemental la même destinée qu’au projet de 1880 : il fut rendu méconnaissable. Windthorst s’arrangeait pour faire traîner la besogne. Avant de prendre position au sujet des articles 4 et 5, relatifs à l’ingérence de l’Etat dans la collation des postes ecclésiastiques, il voulait savoir ce que Rome pensait.

Rome, en ce moment même, d’accord avec la Prusse, venait de nommer trois évêques, à Paderborn, Osnabrück et Breslau : à cet égard, la détente était sérieuse, mais à cet égard seulement. Schloezer, définitivement installé là-bas, voyait Léon XIII ; et le Pape lui disait en substance : « Ayez des instructions pour traiter sur des bases solides, et je serai conciliant. » Bismarck expédiait le bureaucrate Hübler, chargé d’assister Schloezer comme il avait assisté Reuss ; mais les bases solides faisaient toujours défaut. En fait, il ne pouvait pas y avoir d’amélioration sérieuse ; il ne pouvait pas, surtout, y avoir de paix, tant que la Prusse et le Saint-Siège ne se seraient pas entendus au sujet de la collation des fonctions ecclésiastiques. La législation bismarckienne et la résistance du Pape rendaient impossible toute nomination de curé ; du jour où sur ce point le Pape aurait définitivement fait les concessions auxquelles, d’ores et déjà, il était disposé, les populations recouvreraient des curés, des pompes religieuses : aux yeux de beaucoup de catholiques le Culturkampf serait chose finie. Que dans certains cas ces curés demeurassent révocables par l’État ; qu’un tribunal subsistât dans Berlin, créé tout exprès pour prononcer ces révocations ; que les évêques ne fussent pas libres d’élever leurs clercs comme ils le voulaient, c’étaient là des abus que l’État pourrait ensuite faire durer, sans que les masses catholiques en sentissent le poids, sans qu’elles en souffrissent, directement, personnellement, au fond de leurs bourgades. La dislocation de la vie paroissiale était une ruine visible pour tous ; les empiétemens du pouvoir civil sur la liberté de l’éducation cléricale, les empiétemens du pouvoir judiciaire sur la liberté du ministère sacerdotal, faisaient sur les populations une impression moins immédiate, moins saisissante, et créaient des menaces dont ouvriers et paysans ne voyaient pas toujours toute la portée. La pression populaire forçait Bismarck de s’entendre avec le Pape pour rendre des curés aux paroisses ; elle serait moins rigoureuse, moins ardente, pour lutter contre des usurpations qui ne touchaient pas le peuple d’aussi près. La simple tactique commandait donc à Léon XIII d’exiger d’abord que l’État, par une révision des lois de Mai, renonçât à se faire l’éducateur des clercs et le juge des curés ou des évêques : l’Eglise ensuite, par des concessions opportunes, mettrait Bismarck en mesure de satisfaire le peuple, qui réclamait un ministère paroissial régulier ; elle ne remédierait à cette suprême détresse que lorsque l’État, de sa propre initiative, aurait mis un terme aux autres.

Voilà pourquoi Léon XIII et Windthorst, insensibles aux avances prussiennes, réclamaient la révision des lois de Mai ; et voilà pourquoi, au printemps de 1882, ils n’éprouvaient ni l’un ni l’autre aucun goût pour un projet d’après lequel le gouvernement pourrait à son gré, suivant les cas, maintenir ou supprimer, pour tel évêque et non pour tel autre, au profit de telle paroisse et non au profit de telle autre, l’obligation de soumettre au pouvoir civil les noms des prêtres appelés à des fonctions auxiliaires. Léon XIII, à qui la Prusse demandait d’agréer ce projet, répondait non. Et Windthorst à son tour décida que le Landtag devait répondre non. « Le but, le salut, sont encore bien loin, versifiait un chansonnier satiriste. Le chancelier est pressé, mais Rome à tout le temps. »


Vom Ziele, vom Heile, wie sind wir noch weit !
Der Kanzler hat Eile, Rom aber hat Zeit.


La Correspondance politique, que Bismarck chargeait d’entrer en rage lorsque cela ne valait pas encore la peine qu’il y entrât lui-même, prit un ton bien rude pour faire savoir que le Vatican jouait gros jeu, et que le chancelier avait les moyens de reprendre le Culturkampf « dans un style plus efficace. » On crut ainsi faire peur à Windthorst ; une image le montrait tout tremblant, racontant à cinq de ses collègues, effrayés comme lui, qu’il avait en rêve, vu le retour de Falk au pouvoir. Mais Windthorst et Schorlemer, sans prêter attention à de pareils spectres, concluaient un accord très précis avec les conservateurs Hammerstein et Koeller, et cet accord allait transformer le projet de loi.


VIII

On décida de repousser les articles 4 et 5, ainsi que le comportaient les indications du Vatican : la grosse question qui mettait aux prises la Curie et la cour de Prusse allait ainsi demeurer en suspens ; des libertés éventuelles et révocables, offertes à l’Eglise comme un appât, n’avaient, aux yeux de Windthorst, rien de commun avec la liberté. En revanche, les deux fractions alliées s’attaquaient à deux autres points de l’édifice des lois de Mai. D’une part, elles s’occupaient des exigences de ces lois au sujet de l’éducation cléricale : l’Etat demandait qu’on l’autorisât à en dispenser les clercs ; le Centre et les conservateurs préféraient stipuler certaines conditions, moyennant lesquelles les prêtres, indépendamment de tout caprice gouvernemental, devraient être, en droit, dispensés de l’examen d’Etat : il leur suffirait de faire la preuve par témoin, qu’ils avaient subi l’examen de sortie d’un gymnase, fait trois ans d’études théologiques dans une université allemande ou dans un séminaire prussien reconnu par l’Etat, et suivi régulièrement des cours de philosophie, d’histoire et de littérature allemande. D’autre part, le Centre et les conservateurs envisageaient les étranges articles par lesquels les lois de mai 1874 avaient accordé, soit aux patrons des paroisses, soit aux électeurs paroissiaux, le droit de pourvoir eux-mêmes aux cures vacantes : l’Etat, en 1880, avait proposé, vainement d’ailleurs, de subordonner à l’agrément du président supérieur l’exercice d’une telle prérogative ; les deux fractions alliées, allant plus loin, s’accordèrent sur un article qui la déclarait supprimée : elles ne voulaient plus qu’à l’avenir pussent être installés, en dehors de toute investiture épiscopale, des prêtres que le mépris public qualifiait de curés d’État (Staatspfarrer). Pius de curés d’État ; plus d’examen d’État : telle était la double décision par laquelle le Centre et les conservateurs corrigeaient le projet gouvernemental ; et puis ils consentaient par surcroit à voter, sous une forme qui le rendait moins choquant pour les susceptibilités catholiques, l’article qui permettait au ministère, s’il le jugeait bon, de rendre aux évêques déposés le droit d’exercer les fonctions épiscopales. Ainsi collaborèrent, durant une partie du printemps, les bons catholiques du Centre et les bons protestans du parti conservateur.

En 1880, le compromis dont était résultée la première loi réparatrice ; avait été négocié, sous les auspices du ministère, entre les conservateurs et les nationaux-libéraux. Aujourd’hui le compromis dont la seconde loi devait être le fruit s’était concerté à l’écart du ministère, entre les conservateurs et le Centre. « Le Culturkampf n’est pas encore fini, mais il est brisé, » écrivait Auguste Reichensperger. Une caricature montrait le pasteur Stoecker, habillé en Faust, déclarant à Windthorst que le mot de Canossa n’avait rien d’effrayant, et Windthorst, dans l’accoutrement du Famulus Wagener, lui disant galamment : « Se promener avec vous, docteur, c’est honneur et profit. » La promenade se poursuivit, avec de nombreux zigzags mais sans encombre, dans la Chambre basse, puis dans celle des Seigneurs ; puis, de nouveau, dans la Chambre basse ; sauf de légères modifications, le texte qu’avaient élaboré les deux partis alliés devint loi. Le 31 mai 1882, Guillaume la signa. C’étaient trois entorses nouvelles données aux lois de Mai : elles différaient, d’ailleurs, de caractère et de portée. L’État ne pouvait plus failli seul, installer des curés : c’était là, définitivement, un fait acquis. Les évêques déposés pouvaient être rappelés : c’était une simple possibilité, dont l’État devenait, tout à la fois, le juge et le maître. La nécessité pour les clercs de subir l’examen d’État était supprimée ; mais encore fallait-il que l’Eglise permit à ses clercs de donner à l’État les justifications moyennant lesquelles ils obtiendraient des dispenses ; et ce serait affaire à l’Eglise, de décider si oui ou non elle y devrait condescendre. D’ailleurs, alors même que l’Eglise condescendrait, elle ne pourrait pas, ensuite, leur donner un poste, puisqu’elle se heurtait à l’obligation, non acceptée par Home, de soumettre leurs noms au pouvoir civil : un des obstacles qui empêchaient l’Eglise d’employer leur zèle était désormais écarté, mais l’autre, et le plus grave, subsistait, et c’est pourquoi l’article par lequel l’examen d’Etat cessait d’être une inéluctable exigence n’était pas susceptible, pour l’instant, de recevoir une application utile.

Un familier de Bismarck, Tiedemann, désireux de rassurer les partisans des lois de Mai, leur disait : « L’obligation persiste de soumettre au pouvoir civil les noms des curés ; le droit de révoquer les évêques persiste ; la cour royale pour les affaires ecclésiastiques existe toujours ; ce sont là les points essentiels de notre système de défense ; la loi nouvelle n’y touche point. Peut-on dire, sans l’exagération la plus néfaste, que notre législation ecclésiastique soit mise de côté ? » et cependant beaucoup de nationaux-libéraux se plaignaient, d’une voix très haute, en termes très amers ! A les entendre, le fier vaisseau de l’Etat prussien baissait pavillon devant le Vatican. Ils avaient une formule piquante pour caractériser les attitudes successives de l’Etat : « En 1873, disaient-ils, la Prusse conquérante disait au Vatican : Je prends pour que tu donnes ; en 1880, la Prusse, coquette, lui disait : Je donne si tu donnes ; en 1882, la Prusse, humiliée, en arrive à dire : Je donne pour que tu donnes. » Et ils demandaient si Rome, enfin, allait donner quelque chose, et ce que Rome allait donner.


IX

L’été, puis l’automne de 1882, s’achevèrent en une sorte de stagnation, Bismarck, évidemment, ne cherchait pas de nouvelles occasions de conflit. Herzog, le nouvel évêque de Breslau, avait dans son diocèse quelques « curés d’Etat : » il crut pouvoir exiger leur déménagement, en alléguant que la loi récente abolissait pour l’avenir cette catégorie de prêtres ; la plupart résistèrent ; la presse tonna contre le prélat, mais Bismarck ne prit aucune mesure contre lui. A Sainte-Hedwige, de Berlin, qui relevait du même diocèse, fut affichée, par erreur, bien que certaines tolérances papales l’eussent depuis longtemps abolie, une législation canonique très intransigeante relative aux effets des mariages protestans : cet affichage fit scandale parmi l’évangélisme prussien : on fit campagne contre Herzog ; mais Bismarck, cette fois encore, se tut, et laissa dire les journaux qui demandaient l’arrestation d’Herzog. Mais pas plus qu’on ne reculait d’un pas vers l’état de guerre violente, on ne s’avançait d’un pas vers l’état de paix. Le vote par lequel le Reichstag avait aboli la loi sur l’expatriation des prêtres ne fut pas sanctionné par le Conseil fédéral ; le paragraphe par lequel le Landtag permettait aux ministres de rappeler les évêques ne fut pas appliqué ; des pétitions demandaient que l’archevêque Melchers pût rentrer à Cologne, que l’évêque Blum put rentrer à Limburg ; ce fut en vain, Bismarck demeura sourd. Un peu déçus, peut-être, les comités provinciaux du Centre, dans les manifestes qu’ils préparaient en vue des prochaines élections au Landtag, affectèrent certains accens de mécontentement. Windthorst, mieux informé, disait au congrès catholique de Francfort : « Les choses vont moins bien qu’elles n’ont déjà été, mais elles vont mieux, beaucoup mieux, que les libéraux ne le croient. »

Le Centre fut consolidé, en même temps que grossi, par les élections qui, le 20 octobre 1882, renouvelèrent le Landtag ; et ces élections en même temps marquèrent une grande victoire pour les conservateurs : le peuple prussien justifiait ainsi, par son vote, les deux partis qui avaient ensemble élaboré la récente loi religieuse et qui venaient d’applaudir, ensemble, au coup d’éclat par lequel le ministre Gossler, supprimant dans la grande ville de Crefeld les écoles simultanées, y rétablissait les écoles confessionnelles. Cette « coalition cléricale conservatrice » apparaissait aux derniers partisans du Culturkampf comme le suprême péril ; Jolly, l’auteur du Culturkampf badois, du fond de la retraite définitive où l’avait relégué le besoin de paix religieuse, se tourmentait de cette constellation nouvelle qui planait sur la politique berlinoise, et dans les colonnes des Annales Prussiennes s’apitoyait longuement sur les destinées de l’Allemagne. Mais les esprits obstinés qui aspiraient à une continuation de cette lutte devenaient de plus en plus rares. Un des anciens avocats parlementaires du Culturkampf, le libre-conservateur Kardorff, expliquait dans un discours public :


Le Culturkampf était un événement naturel ; contre la tactique originelle du Centre, les plus rigoureuses mesures étaient requises ; maintenant nous avons un pape conciliant, et s’il est indifférent à la prélature italienne qu’une grande partie de nos catholiques tombent dans la sauvagerie, notre gouvernement, lui, ne peut se désintéresser de ce péril. Au surplus, les lois de Mai ont une foule de défauts. Continuer la lutte, ce serait faire les affaires des progressistes, qui ont déjà pactisé avec-le Centre.

Et dans ces mêmes Annales Prussiennes où Jolly laissait voir un stérile dépit, Treitschke en personne, l’ancien député national-libéral, l’historien cher aux nationaux-libéraux, avait la franchise de hasarder un aveu singulièrement grave :


Nous avons besoin de la paix religieuse, moins pour des raisons politiques que pour des raisons morales. Au cours des années, la lutte entre l’État et l’Église a perdu beaucoup de son caractère primitif, qui était exclusivement politique ; elle a donné une puissante impulsion, dans notre peuple, aux élémens anticonfessionnels. Quiconque étend son regard au-delà du lendemain, peut à peine se défendre de penser que dès le début, peut-être, du siècle prochain, une immense lutte peut s’engager, dont le christianisme, dont tous les principes de la moralité chrétienne, seront l’enjeu. Partout en Europe, de violentes forces de négation et de dissolution sont à l’œuvre. Le jour peut venir, où tout ce qui est encore chrétien devra se rassembler sous un drapeau. Lorsque au ciel apparaissent de tels signes, il n’y a rien de plus dangereux qu’une lutte qui trouble les consciences.


De plus en plus nombreuses étaient les voix qui réclamaient la paix ; et cependant, de mai à novembre 1882, on n’avait rien fait pour s’y acheminer. En novembre même, l’idée d’un projet de loi sur la liberté des sacremens traversa l’esprit de Bismarck, qui trouvait que l’Etat gaspillait en vexations insupportables son prestige et sa force ; et puis il ajourna, pensant avec de Hohenlohe, avec le juriste Friedberg, qu’il fallait éviter toute complaisance jusqu’à ce que Rome fit d’autres concessions.

Il y avait de la cordialité, un parti pris d’espérer, mais aucune promesse dans les phrases par lesquelles Guillaume, le 13 novembre, résumait devant le nouveau Landtag la politique ecclésiastique : le monarque affirmait la « tendance conciliante » du gouvernement prussien, mentionnait avec joie les rapports amicaux noués avec le l’ape, exprimait la confiance que la situation politico-religieuse en serait améliorée, et donnait l’assurance que la Prusse voulait « faire droit aux besoins religieux de ses sujets, en tant que cela était compatible avec les intérêts généraux de l’Etat et de la nation. » C’était bienveillant, mais vague. Moins de trois semaines après, Léon XIII adressait à l’Empereur une longue lettre, pleine d’effusions gracieuses : il marquait sa joie pour ce discours, sa joie pour le rétablissement des relations diplomatiques ; il redisait comment l’Eglise peut contribuer à l’éducation et à l’affermissement des vertus civiques ; et pour qu’en Allemagne elle [put exercer ce rôle, il invoquait la paix. Cette paix, continuait-il, ne pourrait être vraie et durable, si elle n’était établie sur des bases solides : aussi demandait-il que l’Empereur couronnât « son long et glorieux règne » en faisant adoucir et amender les lois de Mai, d’une manière définitive, au moins dans les points essentiels pour la vitalité de la religion catholique. Guillaume, le 22 décembre, non moins aimablement, non moins courtoisement, répondait à Léon XIII. L’Empereur observait que, grâce aux avances de son gouvernement, les sièges épiscopaux avaient reçu des titulaires ; il réclamait, dans l’intérêt de l’Eglise plus encore que de l’Etat, une avance du Pape, pour qu’enfin les cures pussent être pourvues. Il feignait, ainsi, d’avoir fait les premiers pas ; mais des évêques n’avaient été nommés que parce que le gouvernement avait consenti à faire usage de ses pouvoirs discrétionnaires ; et ce qu’on demandait au Pape, au contraire, au sujet de la collation des cures, c’était une concession de principe, une concession durable. L’assimilation faite par l’Empereur entre ce que la Prusse avait accordé et ce que la Prusse voulait obtenir était plus adroite que légitime. Guillaume ajoutait que lorsque le Pape aurait fait cette avance, le Landtag, alors, pourrait examiner les lois de Mai. Mais avec une netteté très discrète et pourtant excessive, il distinguait, parmi ces lois, celles qui étaient nécessaires, d’une manière permanente, à des relations pacifiques, et celles qui n’étaient « utiles que dans la période de lutte, pour la défense des droits contestés de l’Etat ; » il laissait comprendre que le Landtag pourrait toucher aux secondes, mais semblait admettre que les premières, de par la définition même qu’il leur donnait, étaient intangibles.

Léon XIII avait tout le temps, comme disait en avril le chansonnier du Kladderadatsch. La lettre de l’Empereur était subtile et dense ; pour la bien juger, pour en tirer toutes les conséquences et pour concerter sa propre conduite, Léon XIII attendait que son secrétaire d’Etat Jacobini eût causé avec le ministre Schloezer.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er avril 1912.
  2. Dans les Stimmen aus Maria Laach, 1912, I, p. 361 et suiv., le P. Pfülf a publié de fort intéressans documens sur ces entretiens entre Windthorst et Jacobini.