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Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/L’Homme aux dents rouges

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XII

l’homme aux dents rouges



Il y avait, une fois, un homme et une femme qui avaient trois enfants : une fille et deux garçons. Quand la fille fut grande, son père et sa mère voulurent la marier. Mais elle n’écoutait aucun galant, et toujours elle disait :

— « Je veux pour mari un homme qui ait les dents rouges. »

Le père et la mère firent tambouriner partout la volonté de leur fille, et ils attendirent pendant sept ans. Alors, un homme qui avait les dents rouges se présenta dans leur maison.

— « Voici l’homme qu’il me faut, dit la fille. »

On les maria sans tarder. Le lendemain de la noce, l’Homme aux dents rouges se leva de bonne heure, descendit à l’écurie, donna l’avoine à son cheval, lui mit la bride et la selle, et partit au grand galop, sans qu’on pût voir où il allait. Il ne revint à la maison qu’à l’entrée de la nuit.

— « D’où viens-tu, mon homme ? dit la femme. »

L’Homme aux dents rouges ne répondit pas.

Le lendemain, l’Homme aux dents rouges se leva de bonne heure, descendit à l’écurie, donna l’avoine à son cheval, lui mit la bride et la selle, et partit au grand galop, sans qu’on pût voir où il allait. Il ne revint à la maison qu’à l’entrée de la nuit.

— « D’où viens-tu, mon homme ? dit la femme. »

L’Homme aux dents rouges ne répondit pas.

Le lendemain, l’Homme aux dents rouges se leva de bonne heure, descendit à l’écurie, donna l’avoine à son cheval, lui mit la bride et la selle, et partit au grand galop, sans qu’on pût voir où il allait.

Alors, la femme dit à son père, à sa mère, et à ses deux frères :

— « Vous voyez ce qui se passe. Mon homme part le matin de bonne heure, et ne revient à la maison qu’à l’entrée de la nuit. Quand je lui demande d’où il vient, il ne me répond pas. Peut-être s’en va-t-il voir quelque ancienne maîtresse. Cela ne peut pas durer ainsi.

— Sois tranquille, ma sœur, dit le frère aîné. Demain, je demanderai à ton homme de me prendre en croupe, et je te dirai où il va. »

L’Homme aux dents rouges ne revint à la maison qu’à l’entrée de la nuit.

Le lendemain, l’Homme aux dents rouges se leva de bonne heure, descendit à l’écurie, donna l’avoine à son cheval, et lui mit la bride et la selle. Alors, le frère aîné de la femme entra dans l’écurie.

— « Homme aux dents rouges, dit-il, je veux t’accompagner dans ton voyage.

— Monte en croupe, mon beau-frère. »

Le cheval partit au grand galop à travers les bois. Au bout de trois heures, il s’arrêta dans un endroit où coulait une fontaine d’argent.

— « Mon beau-frère, dit l’Homme aux dents rouges, descendons de cheval, pour boire à cette fontaine. »

Ils descendirent tous deux. Mais à peine le beau-frère eut-il bu tant soit peu de l’eau qui coulait de la fontaine d’argent, qu’il s’endormit au pied d’un arbre, jusqu’au coucher du soleil. Alors, l’Homme aux dents rouges le réveilla.

— « Mon beau-frère, tu as dormi longtemps. Il est trop tard pour continuer notre voyage. Retournons à la maison. »

Tous deux remontèrent à cheval. À minuit, ils étaient rentrés à la maison.

L’Homme aux dents rouges se mit au lit et s’endormit. Alors, sa femme se leva, doucement, doucement, et s’en alla dans la chambre de son frère aîné.

— « Eh bien, frère, où êtes-vous allés ?

— Nous avons galopé pendant trois heures à travers les bois. Alors, nous sommes descendus de cheval, dans un endroit où coule une fontaine d’argent. J’ai voulu boire tant soit peu d’eau, et je me suis endormi au pied d’un arbre jusqu’au coucher du soleil. Alors, ton homme m’a réveillé, et nous sommes revenus à la maison. Mais il ne m’a pas dit ce qu’il avait fait jusqu’au coucher du soleil. Retourne dans ton lit, ma sœur, et dors tranquille. Demain, j’accompagnerai encore ton homme, et je ne boirai pas de l’eau qui coule de la fontaine d’argent. »

Le lendemain, l’Homme aux dents rouges se leva de bonne heure, descendit à l’écurie, donna l’avoine à son cheval, et lui mit la bride et la selle. Alors, le frère aîné de la femme entra dans l’écurie.

— « Homme aux dents rouges, dit-il, je veux t’accompagner dans ton voyage.

— Monte en croupe, mon beau-frère. »

Le cheval partit au grand galop à travers les bois. Au bout de trois heures, il s’arrêta juste à l’endroit où coulait la fontaine d’argent.

— « Mon beau-frère, dit l’Homme aux dents rouges, descendons de cheval, pour boire à cette fontaine. »

Ils descendirent tous deux. Mais le beau-frère se méfiait, et il ne voulait pas boire.

— « Allons, bois. Cela te fera du bien.

— Je n’ai pas soif.

— Eh bien, mange, si tu ne veux pas boire. »

L’Homme aux dents rouges tira de son portemanteau une miche de pain, et un morceau de porc très-salé. Quand le beau-frère en eut mangé quelques bouchées, la soif le prit, et il s’approcha de la fontaine d’argent. Mais à peine eut-il bu tant soit peu d’eau, qu’il s’endormit au pied d’un arbre, jusqu’au coucher du soleil. Alors, l’Homme aux dents rouges le réveilla.

— « Mon beau frère, tu as dormi longtemps. Il est trop tard pour continuer notre voyage. Retournons à la maison. »

Tous deux remontèrent à cheval. À minuit ils étaient rentrés à la maison.

L’Homme aux dents rouges se mit au lit et s’endormit. Alors, sa femme se leva et s’en alla doucement, doucement, et s’en alla dans la chambre de ses frères.

— « Eh bien, frère, où êtes-vous allés ?

— Nous avons galopé à travers les bois pendant trois heures. Alors, nous sommes descendus de cheval, à l’endroit où coule la fontaine d’argent. Je ne voulais pas boire ; mais ton homme m’a donné à manger du pain, et du porc très salé. Après quelques bouchées, la soif m’a pris, et je me suis approché de la fontaine d’argent. Mais à peine ai-je eu bu tant soit peu d’eau, que je me suis endormi au pied d’un arbre jusqu’au coucher du soleil. Maintenant, j’ai assez de ces voyages, et je n’y veux plus retourner.

Quand la femme entendit cela, elle se mit à pleurer comme une Madeleine. Mais à toutes ses prières, le frère aîné répondait toujours :

— « J’ai assez de ces voyages, et je n’y veux plus retourner. »

À la fin, le frère cadet, qui était niais, prit pitié de sa sœur.

— « Ma sœur, ne pleure plus ainsi toutes les larmes de tes yeux. Retourne dans ton lit, et dors tranquille. Demain, j’accompagnerai ton homme, sans manger ni pain, ni porc très salé, et sans boire de l’eau qui coule de la fontaine d’argent.

— Toi, pauvre niais ? Tu veux accompagner mon homme.

— Ma sœur, retourne dans ton lit, et dors tranquille. »

Le lendemain, l’Homme aux dents rouges se leva de bonne heure, descendit à l’écurie, donna l’avoine à son cheval, et lui mit la bride et la selle. Alors, le niais entra dans l’écurie.

— « Homme aux dents rouges, dit-il, je veux t’accompagner dans ton voyage.

— Monte en croupe, niais. »

Le cheval partit au grand galop à travers les bois. Au bout de trois heures, il s’arrêta juste à l’endroit où coulait la fontaine d’argent.

— « Niais, dit l’Homme aux dents rouges, descendons de cheval, pour boire à cette fontaine.

— Je n’ai pas soif.

— Descendons, pour manger un peu de ce pain et de ce porc salé.

— Je n’ai pas faim.

— Descendons au moins, pour nous reposer.

— Je ne suis pas las. »

L’Homme aux dents rouges eut beau prêcher, le niais ne voulut rien entendre, et il fallut se remettre en route. Tous deux cheminèrent ainsi, jusqu’à un champ où quelques hommes bêchaient.

— « Niais, dit l’Homme aux dents rouges, j’ai besoin de parler à ces bêcheurs. Tiens mon cheval, jusqu’à ce que je revienne.

— Homme aux dents rouges, sois tranquille, il ne m’échappera pas. »

Le niais attacha le cheval à un arbre, et suivit l’Homme aux dents rouges sans être vu. Au bout d’une heure, il arriva dans des prés si maigres, si maigres, qu’on eût pu y ramasser du sel. Pourtant, les bœufs et les vaches y étaient gras à lard.

Un peu plus loin, le niais arriva dans des prés ordinaires, où paissaient des chèvres qui n’étaient ni maigres ni grasses.

Un peu plus loin, le niais arriva dans des prés où il y avait de l’herbe deux pieds par-dessus la tête. Pourtant, les bœufs et les vaches y étaient maigres comme des clous.

Un peu plus loin, le niais vit l’Homme aux dents rouges entrer dans une petite église, et fermer la porte. Le niais regarda par le trou de la serrure, et vit un autel, avec un cierge beaucoup plus court que les autres. Un prêtre disait la messe, et l’Homme aux dents rouges la servait. Pendant ce temps-là, des volées d’oisillons arrivaient des quatre vents du ciel, et venaient frapper contre les vitres de la petite église, avec leurs becs et leurs ailes. Pourtant, les fenêtres ne s’ouvraient pas, et les pauvres petites bestioles demeuraient toujours dehors, à frapper et à crier :

— « Riou, chiou, chiou. »

La messe finie, l’Homme aux dents rouges ferma le missel, et souffla les cierges. Alors, le niais prit la course, et revint auprès du cheval.

— « Eh bien, niais, veux-tu retourner à la maison ?

— Homme aux dents rouges, je suis à ton commandement. »

Tous deux remontèrent à cheval, et arrivèrent à la maison, juste au coucher du soleil. Pendant le souper, le niais raconta ce qu’il avait vu, depuis le moment où l’Homme aux dents rouges lui avait donné son cheval à garder.

— « Homme aux dents rouges, pourquoi ne t’es-tu pas arrêté avec les bêcheurs ? »

L’Homme aux dents rouges ne répondit pas.

— « Homme aux dents rouges, parle-nous de ces prés si maigres, si maigres, qu’on aurait pu y ramasser du sel. Pourtant, les bœufs et les vaches y étaient gras à lard.

— Niais, ces prés étaient le paradis, et ce bétail les saintes âmes.

— Homme aux dents rouges, parle-nous de ces prés ordinaires, où paissaient des chèvres qui n’étaient ni grasses ni maigres.

— Niais, ces prés ordinaires étaient le purgatoire, et ces chèvres ni maigres ni grasses étaient les âmes qui attendent le moment de la délivrance.

— Homme aux dents rouges, parle-nous de ces prés où j’avais de l’herbe deux pieds par-dessus ma tête. Pourtant les bestiaux y étaient maigres comme des clous.

— Niais, ces prés étaient l’enfer, et ce bétail les âmes damnées.

— Homme aux dents rouges, parle-nous du prêtre qui disait la messe dans la petite église.

— Niais, ce prêtre était le Bon Dieu.

— Homme aux dents rouges, parle-nous des volées d’oisillons qui arrivaient des quatre vents du ciel, et qui venaient frapper contre les vitres de la petite église, avec leurs becs et leurs ailes. Pourtant, les fenêtres ne s’ouvraient pas, et les pauvres petites bestioles demeuraient toujours dehors à crier : « Riou, chiou, chiou. »

— Niais, ces oiseaux étaient les âmes, des petits enfants morts sans baptême, qui n’entreront pas en paradis.

— Homme aux dents rouges, parle-nous du cierge plus court que les autres qui brûlait sur l’autel.

— Niais, quand on a vu ce que tu as vu, on n’a plus rien à apprendre dans ce monde. Aussi vrai que tu seras tout-à-l’heure en paradis, ce cierge était ta propre vie, et il s’éteignait sur l’autel, à la fin du dernier évangile[1]. »

  1. Dicté par Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, commune de Cauzac (Lot-et-Garonne).