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Blanqui - Critique sociale, II/Balance du commerce

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Félix Alcan (2p. 9-13).


II

BALANCE DU COMMERCE


La balance du commerce est une sottise. L’excès des importations sur les exportations n’entraîne nullement une perte de numéraire, et prouve encore moins un appauvrissement. C’est tout le contraire.

La statistique des douanes, dans ses tableaux, n’accuse que les marchandises ou denrées, jamais les valeurs métalliques qui sont cependant aussi une marchandise. Ces valeurs ne figurent à l’entrée et à la sortie qu’à titre de renseignement. Les introducteurs de métaux précieux ne sont pas des industriels ou des négociants ; ce sont des banquiers et leurs opérations ne ressemblent en rien à celles du commerce. Le métal est fourni par des banques étrangères qui l’expédient, non point en retour d’autres produits, mais moyennant une prime payée par le demandeur, qui saura bien récupérer cette avance avec bénéfice.

Qui motive ces demandes de numéraire ? Les besoins de l’échange. Elles signifient donc activité dans les transactions intérieures, par conséquent prospérité.

Maintenant, admettez un excédent d’un demi-milliard dans les importations. La France le solde en argent. S’appauvrit-elle de ces 500 millions, comme l’affirme la théorie de la balance ? Pas du tout. Si nous avons payé en or le demi-milliard de marchandises qui dépassait nos propres exportations, d’un autre côté, ce demi-milliard s’est introduit chez nous, sans tambour ni trompette, sous forme de matières d’or et d’argent, appelées précisément par cette suractivité de l’échange. Peut-être même est-il entré plus de numéraire qu’il n’en est sorti, malgré les 500 millions absorbés par la plus-value de l’importation étrangère.

En somme, ces 500 millions de marchandises du dehors viennent s’ajouter à la consommation des produits indigènes, ce qui n’est point un signe de misère. Consommation, c’est bien-être.

Supposez au contraire l’excédent d’un demi- milliard dans nos exportations. On nous le solde en métaux. Fort bien. Sommes-nous enrichis d’autant ? Grosse illusion ! Tandis que cet argent entre en fracas par les portes de la douane, il sort à bas bruit par celles des banques pour chercher emploi à l’étranger, peut-être même pour y payer notre surcroît d’exportations. Le plus clair de la chose, c’est que, balance faite, notre consommation est moindre de 500 millions, marque de détresse, non de prospérité.

Dans le premier cas, le numéraire vient à nous et nous consommons un demi-milliard de plus. Dans le second, le numéraire s’éloigne de nous, et 0nous consommons un demi-milliard de moins. Différence totale à notre détriment : un milliard !

1868

Le chassé-croisé des échanges à travers une demi-douzaine de pays ne permet pas de démêler l’écheveau des profits et des pertes dans ce ricochet d’opérations. Cela d’ailleurs n’est pas nécessaire. Laissant de côté cet imbroglio de détails obscurs, on peut raisonner en thèse générale et supposer, sans crainte d’erreur, la réciprocité des avantages. Ce résultat est le propre de l’échange.

L’absence et l’excès de civilisation offriront sans doute ce point de ressemblance : peu de commerce extérieur.

Une peuplade demi-sauvage n’a pas de be- soins et se suffit à elle-même avec peu de chose. Une nation ultra-civilisée ne doit tirer du dehors que des matières premières et les comestibles dont la production est interdite à son climat. S’emporter à une débauche d’industrie qui la mettrait, pour ses vivres, à la merci de l’étranger, serait une faute peut-être mortelle. Prendre chez le voisin ce qu’on pourrait fabriquer soi-même est un stigmate d’infériorité.

L’histoire atteste que la puissance fondée sur l’usine et le comptoir est une puissance éphémère. Athènes, Tyr, Carthage, la Hanse, Venise, Gênes, Pise, la Hollande, disent la brièveté de cette splendeur. L’agriculture seule est une base solide et durable. On ne garde jamais indéfiniment la suprématie dans l’industrie et le commerce. Des rivaux surgissent, parfois des vainqueurs. C’est le signal d’une chute, presque toujours irréparable,

En général, toute importation dénote une incapacité, toute exportation un malaise. Dans le premier cas, 1l y a des consommateurs qui ne savent pas produire ; dans le second, il y a des producteurs qui ne peuvent consommer.

À preuve 1848 et 1849. Ces deux années ont été remarquables par l’énorme excédent de nos exportations. L’affaissement de la consommation arrêtait à la fois les arrivages de l’extérieur et forçait de chercher à tout prix au dehors les débouchés qui n’existaient plus au dedans. Par haine et par peur, l’argent s’était retiré en masse, laissant le travail à sec. « Oui » ! va-t-on dire, en saisissant la balle au bond, « et vous voulez recommencer cette belle aventure. »

Ceci est une question à vider ailleurs et autrement que par le fait brutal.

L’omnipotence et la méchanceté ne font pas le droit. Le capital est plus maître du pays en 1870

qu’en 1848, cela est incontestable, et il le sera plus encore demain qu’aujourd’hui. Il marche à pas de géant vers l’autocratie absolue. Tant pis pour lui ! Ces progrès menaçants constituent un péril public, mais non pas une légitimité. On nous crie : « Il faut se soumettre ! » Les travailleurs répondent : « Il faut aviser ! » Je crois qu’on avisera.

1870.