Bleak-House/18

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Bleak-House (1re  éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 224-240).

CHAPITRE XVIII.

Lady Dedlock.

Il ne fut pas si aisé qu’on l’avait cru d’abord de faire entrer Richard dans l’étude de M. Kenge, pour y commencer une espèce de noviciat de la nouvelle carrière qu’il voulait entreprendre ; le principal obstacle était Richard lui-même. Dès qu’il lui fut possible de quitter M. Badger, son incertitude recommença ; il ne savait pas si réellement il faisait bien d’abandonner la médecine ; ce n’était pas une mauvaise profession ; il n’était pas bien sûr qu’il n’eût pas de goût pour elle, ni surtout qu’une autre lui plût davantage ; il fallait encore essayer. Il s’enferma donc pendant un mois avec quelques livres et quelques os, parut faire des progrès excessivement rapides, acquérir en peu de temps un grand fonds de connaissances ; puis son ardeur se refroidit peu à peu, s’éteignit complétement, et reprit plus vive que jamais. Enfin, ses oscillations entre le droit et la médecine durèrent si longtemps, que le milieu de l’été arriva avant qu’il eût quitté définitivement le docteur Badger pour entrer chez M. Kenge, mais, avec tout cela, loin d’être honteux de son inconstance, il s’admirait de s’être enfin décidé cette fois pour tout de bon. Il y mettait tant d’ingénuité, et se montrait en même temps si plein de verve et d’entrain, si passionné pour Éva, qu’il eût été difficile de ne pas lui faire bonne mine.

« Quant à M. Jarndyce, qui, par parenthèse, se plaignait pendant tout ce temps-là du vent d’est ; quant à M. Jarndyce, disait Richard, c’est bien le meilleur de tous les hommes ; et ne fût-ce que pour lui plaire, dame Durden, je travaillerais d’arrache-pied et jusqu’au bout, pour mener à bonne fin mes études nouvelles. »

L’idée seule de le voir s’appliquer sérieusement à une étude quelconque formait un singulier contraste avec sa figure enjouée, et semblait une bizarre anomalie avec l’insouciance de ses manières. Il nous disait pourtant, lorsqu’il venait nous voir, qu’il travaillait au point de ne pas comprendre comment ses cheveux n’en avaient pas blanchi. C’est alors qu’il abandonna M. Badger pour entrer chez Kenge et Carboy vers le milieu de l’été.

Nous le retrouvons à cette époque, en fait d’argent, ce qu’il était autrefois : généreux, prodigue, follement imprévoyant et persuadé néanmoins qu’il mettait dans ses dépenses tout l’ordre imaginable. Un jour, que je disais devant lui à Éva, d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, qu’il lui faudrait au moins la bourse du prince Fortuné :

«  Mon bijou de cousine, vous entendez cette vieille femme, s’écria-t-il ; savez-vous pourquoi elle vous dit cela ? parce que j’ai payé dernièrement un certain habit, avec les boutons, huit livres et quelques schellings ; notez bien, que si j’étais resté chez le docteur, il m’aurait fallu en donner douze pour suivre un cours nauséabond ; j’ai donc gagné à cela quatre livres d’un seul coup. »

Nous agitâmes longtemps, mon tuteur et moi, la question de savoir quels arrangements nous prendrions pour son établissement à Londres pendant les quelques mois qu’il passerait chez Kenge à titre de noviciat ; car, depuis lors, nous étions rentrés à Bleak-House, et la distance ne lui permettait pas d’y venir plus d’une fois par semaine.

« Si Richard, me disait M. Jarndyce, avait réglé avec M. Kenge et devait suivre définitivement la nouvelle carrière où il désire entrer, il prendrait un appartement complet où nous pourrions de temps à autre aller passer quelques jours ; mais, petite femme, ajoutait mon tuteur en se frottant la tête d’une manière significative, il est bien loin d’être engagé avec Kenge, et d’avoir rien conclu. » Nous finîmes par l’installer dans une vieille maison bien tranquille, située près du square de la Reine et où il occupait au mois deux petites chambres, convenablement garnies. Son premier soin fut de dépenser tout l’argent qu’il possédait en achat de futilités diverses pour orner son logement ; et, chaque fois qu’Éva et moi nous parvenions à le détourner d’une emplette inutile et dispendieuse, il prenait note de ce qu’elle aurait coûté, achetait quelque chose d’un peu moins cher et envisageait la différence comme un bénéfice clair et net.

Toutes ces affaires avaient retardé notre visite à M. Boythorn. Enfin, Richard ayant pris possession de son logement, rien ne s’opposa plus à notre départ pour le comté de Lincoln ; à l’époque où nous étions, Rick aurait pu venir avec nous sans le moindre inconvénient ; mais il était dans tout le feu de ses débuts chez Kenge, et faisait des efforts inouïs pour débrouiller les mystères de Jarndyce contre Jarndyce.

Il resta donc à Londres, ce qui fut pour Éva l’occasion de vanter avec bonheur son zèle et son activité.

Notre voyage se fit très-agréablement, et nous eûmes dans M. Skimpole un compagnon fort aimable. Ses meubles avaient été saisis par le successeur de Coavinses ; mais la perte de son mobilier paraissait être pour lui un soulagement réel. « Les chaises et les tables, disait-il, sont des objets fatigants par leur monotonie, et qui finissent à la longue par vous exaspérer. Quel avantage de ne pas être lié à tel ou tel fauteuil, de se poser comme un papillon, sur des siéges que vous pouvez varier sans cesse, en les louant chez le tapissier ; de voltiger du bois de rose à l’acajou, du noyer au palissandre et de telle forme à telle autre, suivant l’humeur où l’on se trouve !

«  Ce qu’il y a de bizarre dans cette affaire, ajouta-t-il avec un profond sentiment de ce qu’il y avait de comique dans l’aventure, c’est que mes meubles ne sont pas payés et que mon propriétaire les enlève tranquillement comme s’ils étaient à moi ; ne trouvez-vous pas qu’il y a là quelque chose de grotesque ? Le marchand de tables et de chaises ne s’est pas engagé à payer mon loyer ; pourquoi mon propriétaire va-t-il s’en prendre à lui ? Si j’avais un bouton sur le nez et que ce bouton blessât les idées spéciales que mon propriétaire a conçues de la beauté, ce ne serait pas un motif pour aller écorcher le nez de mon ébéniste, dépourvu de cet ornement ; le raisonnement du propriétaire est complétement défectueux.

— Il résulte de tout cela, répondit mon tuteur d’un air enjoué, que celui qui a répondu pour les meubles devra les payer.

— Certainement, reprit M. Skimpole, et c’est là ce qui achève le ridicule de mon propriétaire ; vous n’ignorez pas, lui ai-je dit, que c’est mon excellent ami Jarndyce qui devra payer tout ce que vous enlevez d’une façon aussi indélicate ; n’avez-vous donc nul respect pour le droit de propriété de cet excellent ami ?

— Et il a refusé toutes vos propositions ? demanda M. Jarndyce.

— Toutes mes propositions, répondit M. Skimpole. Je l’ai pris à part et lui ai dit : « Vous entendez les affaires ? — Oui, monsieur. — Très-bien, ai-je répondu ; eh bien ! traitons cette affaire-là entre nous ; voici du papier, des plumes, de l’encre et des pains à cacheter ; que demandez-vous ? J’habite votre maison depuis longtemps, et, je le crois, à notre mutuelle satisfaction, jusqu’au moment où ce malentendu s’est élevé entre nous ; arrangeons cela en amis et d’après toutes les règles qu’on suit en affaires : que voulez-vous ? que demandez-vous ? » Pour toute réponse, il me dit en langage figuré, à la façon des Orientaux : « qu’il n’avait jamais vu la couleur de mon argent. — Mon aimable ami, répondis-je, c’est tout simple ; je n’en ai jamais et ne sais pas même ce que c’est. — Eh bien ! reprit-il, que m’offririez-vous si je vous donnais du temps ? — Je ne sais pas ce que vous voulez me dire avec votre temps, répondis-je encore ; mais je suis prêt à faire tout ce qui pourra se conclure entre nous avec du papier, des plumes, de l’encre et des pains à cacheter. Mais, encore une fois, ne vous payez pas aux dépens d’un autre, ce qui est une folie ; et, puisque vous connaissez les affaires, terminons celle-là entre nous. Il ne voulut pas m’entendre, et la chose en resta là. »

Si le caractère de M. Skimpole avait quelques inconvénients, il avait assurément ses avantages ; par exemple, celui de permettre à cet aimable compagnon de satisfaire un excellent appétit et de manger un panier de pêches de primeur, comme il lui arriva de le faire pendant notre voyage, sans qu’il songeât à payer quoi que ce soit. Il en fut de même, lorsque arrivés où nous quittions la voiture, on lui demanda le prix de sa place.

«  Combien faut-il pour que vous soyez largement rétribué ? demanda-t-il à son tour.

—— Un petit écu, répondit le conducteur.

— Ce n’est pas cher, » reprit-il en laissant M. Jarndyce donner ce qu’on lui demandait.

Quel beau temps ! quel délicieux voyage ! La brise faisait onduler si gracieusement les blés verts ; l’alouette chantait d’une voix si gaie ; la feuillée était si fraîche et si épaisse ; il y avait tant de fleurs dans les haies, et les champs de fèves emplissaient l’air d’un parfum si pénétrant ! La voiture s’arrêta sur la place du marché, dans une petite ville d’un calme plat, où nous vîmes un clocher, une croix sur la place, une rue tout inondée de soleil, une mare où un vieux cheval rafraîchissait ses jambes, et quelques hommes endormis çà et là, dans quelque coin à l’ombre. Après le mouvement de la route, le bruit du vent dans les feuilles et la houle des blés verts, cette petite ville nous paraissait aussi morne, aussi chaude, aussi paralysée que pouvait l’être une ville d’Angleterre.

M. Boythorn nous attendait à l’auberge avec une voiture découverte pour nous emmener chez lui à quelques milles de distance ; il était à cheval ; en nous voyant il s’empressa de mettre pied à terre.

« Parbleu, s’écria-t-il après nous avoir fait un salut plein de courtoisie, voilà une infâme diligence ! le plus abominable véhicule dont jamais la voie publique ait été encombrée ; vingt-cinq minutes de retard ! le conducteur mériterait d’être pendu.

— En retard ? répondit M. Skimpole ; mais vous savez, cher monsieur, que je ne connais pas les heures.

— Vingt-cinq minutes ! reprit M. Boythorn en consultant sa montre ; et deux femmes dans la voiture ! Cet affreux coquin l’a fait de propos délibéré, car il est impossible que ce soit accidentel ! d’ailleurs, son père et son oncle étaient les plus infâmes débauchés qui aient jamais conduit une diligence. »

Tout en disant ces paroles avec la plus grande indignation, il nous offrait la main avec une extrême politesse, pour nous faire monter en voiture, et son visage n’exprimait que le contentement et le plaisir.

«  Je suis désolé, mesdames, reprit-il en restant découvert auprès du phaéton, d’être forcé d’allonger d’environ deux milles le chemin que vous avez à faire ; mais la route directe traverse le parc de sir Leicester Dedlock ; et j’ai juré de ne pas mettre le pied, ni moi ni mes chevaux, sur les terres du baronnet, tant que les relations qui existent entre nous resteront dans le même état. » Et son regard ayant rencontré celui de M. Jarndyce, il fit entendre un de ses effrayants éclats de rire, qui parut faire sortir un moment de sa torpeur la petite place du marché.

« Les Dedlock sont-ils au château, Laurence ? demanda mon tuteur à M. Boythorn, qui trottait sur le gazon à côté de la voiture.

— Sir Arrogant de Sottenville est ici, répliqua M. Boythorn, ah ! ah ! ah ! et je suis enchanté d’avoir à vous apprendre qu’il y est pris par les pieds ; quant à milady… (M. Boythorn fit un geste plein de grâce comme pour exprimer qu’elle restait complétement en dehors de toute querelle) je crois qu’on l’attend tous les jours, et je ne suis pas surpris le moins du monde de lui voir retarder son arrivée le plus possible. Le motif qui a pu déterminer cette femme supérieure à épouser cette effigie de baronnet est l’un des mystères les plus impénétrables qui aient jamais dérouté la perspicacité humaine ; ah ! ah ! ah !

— Je suppose, répondit en riant M. Jarndyce, que nous pourrons entrer dans le parc et nous y promener quelquefois, à moins que nous ne soyons compris dans l’obligation que tu t’es imposée de n’y pas mettre les pieds.

— Je laisse à mes hôtes une liberté complète, excepté pour fixer leur départ, répondit-il en nous saluant avec une grâce infinie Éva et moi ; je regretterai seulement de n’avoir pas le bonheur de vous accompagner dans le parc de Chesney-Wold, qui est un endroit magnifique ; mais, j’en jure par la lumière de ce jour d’été, Jarndyce, si vous faites une visite au propriétaire de ces lieux tandis que vous serez chez moi, il est plus que probable qu’on vous recevra froidement. Il est dans tous les temps d’une froideur excessive et roide comme un piquet ; mais il y ajoutera certainement un petit supplément de roideur pour les amis de son voisin Boythorn.

— Je ne le soumettrai pas à cette épreuve, répondit mon tuteur ; il serait aussi indifférent au plaisir de me recevoir que moi à l’honneur de le connaître. Je me contenterai parfaitement de visiter son parc et peut-être son château comme simple voyageur, sans prétendre davantage.

— À merveille ! s’écria M. Boythorn ; je suis enchanté de cette détermination qui s’accorde mieux avec ma position. On me regarde ici comme un second Ajax, défiant le maître des dieux, ah ! ah ! ah ! Quand je vais le dimanche à notre petite église, une partie considérable de la paroisse qui n’est guère considérable s’attend à me voir tomber sur les dalles, foudroyé par la colère du Dedlock ; et je ne doute pas qu’il ne s’y attende lui-même et ne soit fort surpris que ce ne soit pas fait déjà, car c’est bien l’âne le plus vain et le plus dénué de cervelle qui ait jamais existé. »

Notre arrivée sur le haut d’une colline que nous avions montée à pied, et d’où l’on apercevait Chesney-Wold, détourna la pensée de notre ami, qui reporta sur le château l’attention qu’il avait donnée jusqu’alors à son insipide propriétaire.

C’était une ancienne résidence, d’un extérieur pittoresque, située dans un parc admirable, d’où s’élevait le clocher de la petite église dont avait parlé M. Boythorn. Oh ! les beaux arbres ! la lumière et l’ombre passaient rapidement au-dessus d’eux, comme si des anges eussent glissé dans les airs, portant de doux messages par ce beau jour d’été. Quel ravissant coup d’œil que ces pentes couvertes d’un gazon si uni et si frais, que ces eaux étincelantes, que ces jardins, où les fleurs étaient groupées avec symétrie, et dont les vives nuances s’harmonisaient entre elles ! Au milieu du calme et du silence qui l’environnaient de toute part, le château avec ses pignons, ses cheminées, ses tourelles, son portail sombre et sa large terrasse, dont la balustrade était couverte de rosiers, avait quelque chose de fantastique dans sa masse, à la fois imposante et légère. Quelle douce quiétude vous pénétrait en regardant cette belle vue ! Le manoir, les jardins, la terrasse, les pièces d’eau, les vieux chênes, les grands bois à l’horizon, la perspective qui s’étendait au loin, nuancés de pourpre et d’azur, tout enfin paraissait plongé dans un repos que rien ne devait troubler.

Quand nous traversâmes le petit village, M. Boythorn, passant devant la porte de l’auberge, où se balançaient pour enseigne les armes de Dedlock, échangea quelques paroles avec un jeune gentleman assis sur un banc, et qui avait auprès de lui divers instruments de pêche.

«  C’est le petit-fils de la femme de charge du château, M. Rouncewell, nous dit M. Boythorn. Il aime passionnément une jolie fille qui est au service des Dedlock. Milady a pris à son tour un caprice pour cette charmante enfant, qu’elle veut garder auprès d’elle ; honneur auquel mon jeune ami ne se montre pas sensible. Et ne pouvant pas se marier maintenant, alors même que Rosa voudrait y consentir, il en prend son parti comme il peut ; et vient souvent ici passer un ou deux jours, afin de… pêcher… Ah ! ah ! ah !

— Sont-ils engagés l’un à l’autre, monsieur ? demanda Éva.

— Je crois qu’ils se comprennent fort bien, miss Clare ; mais vous les verrez probablement, et c’est vous qui m’apprendrez alors ce que vous me demandez aujourd’hui. »

Éva rougit ; M. Boythorn, pressant l’allure de son cheval, mit pied à terre à la porte de sa demeure ; et, la tête découverte, il se tint prêt à nous recevoir dès que nous y serions arrivés.

Il habitait une jolie maison, qui servait autrefois de presbytère, et devant laquelle s’étendait une grande pelouse ; un jardin rempli de fleurs était sur le côté ; par derrière se trouvaient le potager et le verger ; tout cela entouré d’un vieux mur en briques, et présentant l’aspect d’une abondance plantureuse. La vieille allée de tilleuls ressemblait à un cloître de verdure ; les cerisiers et les pommiers étaient chargés de fruits, les groseilliers laissaient tomber jusqu’à terre leurs branches qui pliaient sous les grappes ; les fraises, les framboises s’y trouvaient à profusion, et tout le long de l’espalier les pêches mûrissaient par centaines. Au milieu des filets tendus et des châssis qui étincelaient au soleil, se voyait une incroyable quantité de légumes de toute espèce, tandis que l’air était parfumé de la senteur vivifiante des plantes aromatiques, sans parler de celle qu’y ajoutaient les prairies voisines où l’on faisait les foins.

Il régnait tant de sérénité dans l’enceinte du vieux mur de briques qu’à peine si les plumes disposées en guirlandes pour effrayer les oiseaux s’agitaient faiblement ; et le vieux mur lui-même avait une si douce influence sur la maturité, que les vieux clous, qui çà et là retenaient quelques lambeaux de lisière, semblaient avoir mûri plutôt avec le reste que s’être usés par la rouille, suivant la loi commune.

La maison, moins bien tenue que le jardin, était une de ces anciennes habitations où l’on trouve des sièges sous la grande cheminée de la cuisine carrelée de briques, et de grandes poutres au plafond. Sur l’un des côtés de cette vieille demeure, s’étendait le chemin en litige où M. Boythorn faisait monter la garde nuit et jour par une sentinelle en blouse, qui, en cas d’agression, devait sonner une grosse cloche, détacher un bouledogue, et faire feu de toutes ses pièces pour repousser l’ennemi. Non content de cela, notre ami avait peint lui-même de larges écriteaux qu’il avait attachés à des pieux, et qui portaient ces avertissements solennels : « Gardez-vous du bouledogue, il est féroce, signé Lawrence Boythorn. — L’espingole est chargée de chevrotines, Lawrence Boythorn. — Il y a ici des pièges à loup et des fusils à ressort tendus à toute heure de la nuit et du jour, Lawrence Boythorn. — Quiconque aurait l’audace de commettre le moindre délit sur cette propriété serait immédiatement puni par tout ce que le châtiment privé peut avoir de plus sévère, et poursuivi selon toute la rigueur des lois, Lawrence Boythorn. »

«  Vous vous êtes donné là beaucoup de peine, lui dit M. Skimpole avec sa légèreté ordinaire ; et pour une chose qu’après tout vous ne prenez pas au sérieux.

— Pas au sérieux ! reprit M. Boythorn avec une chaleur indicible ; pas au sérieux ! mais si j’avais pu espérer de le dresser convenablement, j’aurais acheté un lion à la place du bouledogue que voici, et je l’aurais lancé contre le premier scélérat qui se serait permis d’empiéter sur mes droits. Que sir Leicester consente à venir, et à vider la question en combat singulier ; j’irai à sa rencontre avec n’importe quelle arme connue ou à connaître ; c’est ainsi que je prends la chose ; ce n’est pas plus sérieux que cela ! »

Nous étions arrivés le samedi, et le lendemain matin nous nous dirigeâmes vers la petite église du parc, afin d’assister à l’office. Un charmant sentier qui serpentait à côté du terrain en litige nous conduisit, à travers les grands arbres, jusqu’au porche du temple.

L’assemblée, fort peu nombreuse, était composée de gens de campagne, à l’exception toutefois de la collection considérable des domestiques du château, dont la plupart étaient déjà placés lorsque nous arrivâmes : quelques valets de pied majestueux, un vieux cocher, modèle accompli du genre, ayant l’air d’être le représentant officiel de toutes les vanités qu’il avait conduites en carrosse, et de jolies femmes que dominaient la grande taille et la belle figure de la vieille femme de charge. Auprès d’elle se trouvait la jeune fille dont M. Boythorn nous avait parlé la veille en passant devant l’auberge : elle était si jolie, que sa beauté seule me l’aurait fait reconnaître, alors même que je ne l’aurais pas vue rougir sous le regard du jeune pêcheur que j’aperçus non loin d’elle.

Un visage, qui n’était pas non plus sans beauté, mais d’une physionomie peu agréable, et qui appartenait à une Française, épiait cette jeune fille avec malice, et regardait, à vrai dire, tous ceux qui étaient là, d’un air peu bienveillant.

La petite église, ancienne et sombre, avait quelque chose de solennel et sentait cette odeur terreuse qui s’exhale des tombeaux ; les fenêtres, ombragées par les arbres, versaient à l’intérieur une lumière affaiblie et verdâtre, qui pâlissait tous les visages, assombrissait les feuilles d’airain mêlées aux dalles, et faisait ressortir l’éclat inestimable du rayon de soleil, qui brillait sous le portail où le sacristain continuait à sonner la cloche. Un certain mouvement qui eut lieu vers la porte, une expression de crainte respectueuse sur le visage des paysans, et la résolution féroce que témoigna tout à coup M. Boythorn de ne pas avoir l’air de se douter de l’existence de quelqu’un, m’annoncèrent que le grand monde arrivait et que le service allait enfin commencer.

«  N’entre pas en jugement avec ton serviteur, ô mon Dieu, car à ta vue… »

Pourrai-je jamais oublier l’émotion dont je fus saisie, en rencontrant ce regard, et la manière dont ces beaux yeux sortirent tout à coup de leur langueur pour s’attacher sur les miens ? Ce regard ne dura qu’un instant, et je baissai la tête sur mon livre ; mais c’était un éclair qui avait suffi pour graver à jamais ce noble visage dans mon souvenir.

Et, chose étrange, au fond de moi-même se réveillait la mémoire des jours solitaires que j’avais passés chez ma marraine ; je me retrouvais à l’époque où, me dressant sur la pointe des pieds pour me voir dans ma petite glace, je m’habillais seule, après avoir habillé ma poupée. Et cependant j’étais bien sûre de n’avoir jamais vu cette lady ; bien sûre, bien sûre.

Il était facile de reconnaître que le gentleman à cheveux gris, cérémonieux et goutteux, qui occupait, seul avec elle, le banc d’honneur, était sir Leicester, et que cette femme était lady Dedlock ; mais pourquoi son visage était-il pour moi comme un miroir brisé, où je retrouvais confusément les débris de mes souvenirs ? Et pourquoi ce regard, saisi à l’aventure, m’avait-il si profondément troublée que j’en tressaillais encore ?

Je voulus surmonter cette faiblesse, et redoublai d’attention pour suivre les paroles du service. Mais, au lieu d’arriver à mon oreille par la voix du lecteur, il me semblait qu’elles étaient prononcées par ma marraine, dont je croyais entendre l’accent bien connu. Lady Dedlock, pensai-je, ressemblerait-elle par hasard à ma marraine ? Peut-être un peu ; mais l’expression des traits était si différente et la sévérité implacable qui avait sillonné de rides le visage de ma marraine, comme les frimas creusent les rocs, manquait trop complétement à la figure que j’avais sous les yeux pour que cette ressemblance ait pu me frapper tout d’abord. Jamais non plus je n’avais rencontré chez une autre cette fierté dédaigneuse empreinte sur le visage de lady Dedlock ; et, cependant, moi, oui moi, la pauvre Esther, cette petite fille qui vivait à part, et dont le jour de naissance ne rappelait que honte et douleur, je me voyais me dresser moi-même devant moi, évoquée du passé, fascinée par cette brillante lady, que je savais pourtant bien ne pas connaître et n’avoir jamais vue. Peu à peu, néanmoins, je finis par vaincre cette étrange émotion, et je pus regarder sans trouble du côté de milady. C’était avant le sermon et pendant qu’on se préparait à chanter ; elle ne fit pas attention à moi ; et les battements de mon cœur s’arrêtèrent pour redoubler quelques moments après, quand elle me regarda une ou deux fois avec son lorgnon, ainsi qu’Éva.

L’office terminé, sir Leicester, bien qu’obligé de se servir d’une forte canne pour marcher, offrit son bras à milady avec autant de respect que de galanterie, et la conduisit pompeusement jusqu’à la voiture, attelée des poneys qui les avaient amenés. Les domestiques se dispersèrent ; et enfin s’écoula le commun des martyrs, que sir Leicester, d’après M. Skimpole, avait contemplé tout le temps comme un homme qui a dans le ciel un domaine considérable dont ils font partie.

«  C’est que réellement il le croit, répondit M. Boythorn ; il le croit fermement, comme son père, son grand-père et ses arrière-grands-pères l’avaient cru avant lui.

— Savez-vous, reprit M. Skimpole, qu’il m’est agréable de rencontrer un homme de cette espèce ?

— Pas possible ? dit M. Boythorn.

— Un homme qui éprouve le besoin de vous patronner ! poursuivit M. Skimpole ; je trouve cela fort bien, et, pour ma part, ne m’y oppose nullement.

— Mais moi je m’y oppose, répliqua M. Boythorn avec violence.

— Vraiment ? reprit M. Skimpole ; mais c’est se donner de la peine ; et je ne vois pas pourquoi vous vous en donneriez. Quant à moi, je prends les choses comme elles sont, et ne m’inquiète pas du reste. Je viens ici, par exemple ; j’y trouve un potentat qui exige des hommages. Fort bien, « Puissant potentat, lui dis-je, vous demandez mon hommage, le voici ; je trouve plus facile de céder que de contester. Si vous avez quelque chose d’agréable à me montrer, je serai très-heureux de le voir ; quelque chose de bon à m’offrir, je serai heureux de l’accepter. » Mon homme répond à cela : « Voici un charmant camarade, qui s’accorde à merveille avec ma digestion et mon système bilieux ; qui ne me force pas à me rouler sur moi-même comme un hérisson, tous mes piquants dehors ; qui me permet, au contraire, de m’étendre, de m’épancher, de montrer ma doublure d’argent comme le nuage de Milton, ce qui est plus agréable pour tous les deux. » C’est ma manière de prendre les choses ; que voulez-vous ! je suis un enfant.

— Mais supposez que demain vous vous trouviez ailleurs, dit M. Boythorn, et que vous ayez précisément affaire à l’adversaire de ce potentat, qu’arriverait-il ?

— Absolument la même chose, répliqua M. Skimpole de l’air le plus naturel du monde ; je dirais alors, mon estimable Boythorn, en supposant que vous soyez la personnification de l’être imaginaire dont il s’agit, mon estimable Boythorn, vous êtes opposé à ce puissant potentat ? Fort bien. Moi aussi, je n’ai d’autre affaire en ce monde que de me rendre agréable ; c’est mon rôle ici-bas et la grande affaire pour chacun. La société, après tout, n’est qu’un système d’harmonie ; si donc vous lui êtes contraire, je le suis. Et maintenant, excellent Boythorn, n’allons-nous pas dîner ?

— Mais l’excellent Boythorn pourrait vous dire, répliqua notre hôte dont le visage commençait à s’enflammer, je…

— Assurément, reprit M. Skimpole, il est très-probable qu’il me dirait qu’il ne demande pas mieux.

— D’aller dîner ? s’écria M. Boythorn en frappant la terre de sa canne et en s’arrêtant tout à coup ; mais les principes, monsieur Skimpole ! existent-ils, oui ou non ?

— Sur mon âme, répondit celui-ci avec un sourire ingénu et du ton le plus enjoué du monde, je n’en ai pas la moindre idée ; je ne sais pas même ce que vous appelez ainsi ; je ne sais pas où cela se trouve, et j’ignore qui le possède. Si vous en avez, et que cela soit confortable, j’en suis vraiment enchanté, et je vous en félicite. Quant à moi, je ne connais rien à tout cela, et je m’en passe à merveille ; mais j’irai volontiers du côté du dîner. »

Je m’attendais toujours à voir finir ces dialogues, qui se renouvelaient fréquemment, par quelque violente explosion de la part de M. Boythorn, ce qui n’eût pas manqué en toute autre circonstance ; mais il avait un sentiment si profond des devoirs que l’hospitalité impose, et M. Jarndyce riait si franchement des théories de M. Skimpole, que les choses ne dépassèrent jamais les bornes de la discussion ordinaire. Quant à ce dernier, qui n’avait jamais l’air de savoir qu’il venait de marcher sur un terrain brûlant, il commençait un dessin qu’il ne finissait pas, s’asseyait au piano, jouait des fragments d’opéras, chantait des couplets détachés de diverses romances, ou bien allait dans le parc, s’étendait sous un arbre et regardait le ciel, « occupation pour laquelle, disait-il, je ne puis m’empêcher de croire que la nature m’ait expressément créé, tant elle est appropriée à mes goûts et à mes facultés.

«  Les grandes entreprises, les efforts généreux, nous disait-il (toujours couché sur le dos), me procurent un plaisir infini. Je suis né cosmopolite ; j’ai pour les voyageurs une sympathie profonde. Je m’étends à l’ombre comme ici, par exemple, et je pense avec admiration à ces hommes courageux qui s’en vont au pôle nord ou qui pénètrent jusqu’au centre de la zone torride. À quoi peut servir un homme qui s’en va au pôle nord ? demanderont les esprits mercantiles. Je n’en sais rien ; à moins qu’il n’ait pour but d’occuper mes pensées tandis que je suis ici. Poussons la chose à l’extrême ; prenons les nègres d’une plantation américaine : j’avoue que leur position est pénible, et je suppose qu’ils ne doivent pas l’aimer ; c’est en général une triste épreuve que celle qu’ils font de la vie ; mais pour moi ils peuplent le paysage, ils lui donnent une certaine poésie dont je suis vivement touché ; et qui sait si ce n’est pas là l’une des causes finales de leur malheureuse existence. »

Je me demandais s’il pensait quelquefois à sa famille, et sous quel point de vue sa femme et ses enfants se présentaient à son esprit cosmopolite ; mais autant que je pus le comprendre, ils ne s’y présentaient jamais sous une forme quelconque.

Une semaine s’était presque entièrement écoulée depuis le dimanche où mon cœur avait battu si vivement à l’église, et chaque jour le ciel avait été si bleu et le soleil si brillant, que nous avions pris un plaisir extrême à nous promener dans les bois, à voir la lumière traverser les feuilles transparentes et rayonner au milieu des ombres entrelacées des grands arbres, tandis que les oiseaux versaient leurs chants autour de nous, et que l’air semblait s’assoupir au bourdonnement des insectes. Nous avions un endroit favori où la mousse était épaisse et où gisaient, parmi les feuilles de l’année précédente, quelques arbres abattus dont l’écorce avait été enlevée. De ces arbres où nous allions nous asseoir, nos regards plongeaient sous une longue voûte de verdure soutenue par des milliers de colonnes ; et le rayon de soleil, frappant au loin celles qui terminaient la perspective, formait, avec l’ombre dont nous étions entourés, un contraste si radieux, qu’on aurait pris cette échappée pour la vision d’un monde meilleur. Le samedi, qui suivit notre arrivée, nous y étions assis, M. Jarndyce, Éva et moi, lorsque nous entendîmes gronder le tonnerre dans le lointain. Il avait fait une chaleur étouffante toute la semaine, et l’orage n’avait rien qui dût nous étonner ; mais il se déclara si promptement, qu’avant que nous eussions pu atteindre la lisière du bois, les éclairs se succédaient rapidement, et que la pluie traversait la feuillée comme si chacune de ses gouttes avait été une balle de plomb. Courir vers une échelle double placée en travers d’une palissade, en gravir les échelons couverts de mousse, et nous diriger vers une loge de garde située à peu de distance fut l’affaire d’un instant. Nous avions souvent remarqué la sombre beauté de cette loge, enveloppée de lierre et placée près d’une excavation profonde où nous avions vu le chien du garde plonger au milieu des fougères comme il l’eût fait dans une pièce d’eau. L’intérieur était si obscur que nous n’y aperçûmes que le garde, encore lorsqu’il apporta deux chaises auprès de la porte pour Éva et pour moi. Les persiennes étaient ouvertes, et nous restâmes à l’entrée de la loge pour contempler l’orage. Il était beau d’entendre les grondements du tonnerre, de voir avec quelle puissance le vent courbait les arbres et chassait la pluie au loin comme un nuage de fumée ; et, tout en frémissant à la pensée des forces effrayantes dont notre frêle existence est environnée de toute part, il était doux de reconnaître combien ce pouvoir terrible était aussi bienfaisant et fécond. Sur la plus humble des fleurs, sur la plus petite des feuilles, cette fureur apparente versait une vie nouvelle et semblait ranimer la création tout entière.

«  N’est-il pas dangereux de rester à un endroit aussi exposé à l’orage ?

— Non, Esther, » me répondit Éva.

Mais ce n’était pas moi qui avais parlé. Mon cœur battit de nouveau comme à l’église. Cette voix, que j’entendais pour la première fois, me causait la même impression que j’avais ressentie le dimanche précédent, et, comme alors, faisait surgir à mes yeux d’innombrables portraits de moi-même.

Lady Dedlock s’était réfugiée dans la loge avant notre arrivée. Nous ne l’avions pas aperçue dans l’ombre, et maintenant elle se tenait debout derrière ma chaise, où je vis sa main à côté de mon épaule lorsque je tournai la tête.

«  Je vous ai fait peur ? » dit-elle.

Oh ! non, ce n’était pas de la peur. Et pourquoi donc aurais-je été effrayée ?

«  Je crois avoir le plaisir de parler à monsieur Jarndyce ? reprit-elle en s’adressant à mon tuteur.

— Votre mémoire me fait plus d’honneur que je ne l’aurais espéré, milady.

— Je vous ai reconnu dimanche à l’église ; et je regrette qu’une discussion tout à fait locale avec votre hôte, discussion que sir Leicester n’a cependant pas provoquée, je crois, rende à peu près inutile toute avance de notre part, pendant le séjour que vous vous proposez de faire ici.

— Je connais les circonstances qui s’y opposent, répondit mon tuteur en souriant, et je suis touché du regret que vous voulez bien me témoigner. »

Lady Dedlock avait donné la main à mon tuteur avec une nonchalance qui paraissait lui être ordinaire, et lui avait parlé d’une voix également, indifférente, mais harmonieuse et douce. Elle était aussi gracieuse que belle, parfaitement digne et maîtresse d’elle-même ; et je pensai qu’elle aurait pu gagner tous les cœurs si elle avait trouvé qu’ils en valussent la peine. Le garde lui apporta une chaise qu’il plaça au milieu du porche, où elle s’assit entre nous.

«  Le jeune homme pour lequel vous avez écrit à sir Leicester, qui regretta vivement de ne pouvoir être utile à ce gentleman, a-t-il choisi une carrière ? demanda-t-elle à M. Jarndyce par-dessus son épaule.

— Oui, milady ; j’espère du moins qu’il continuera celle qu’il a embrassée. »

Elle paraissait avoir du respect pour mon tuteur, et désirer même de se concilier ses bonnes grâces. Il y avait une séduction puissante dans ses manières hautaines, qui devinrent plus familières, je dirais presque aisées et naturelles, si elle n’avait pas affecté de lui parler par-dessus l’épaule.

«  Je présume que cette jeune fille est miss Glare, votre seconde pupille ? »

M. Jarndyce présenta Éva dans toutes les formes.

« Vous perdrez la réputation de don Quichotte que vous vous étiez faite, dit-elle en parlant (toujours par-dessus son épaule,) si vous ne redressez les torts que de beautés comme celle-ci ; mais présentez-moi également cette jeune lady, poursuivit-elle en se tournant en face de moi.

— Miss Summerson est réellement ma pupille, répliqua mon tuteur ; je ne réponds d’elle à aucun chancelier.

— A-t-elle perdu ses parents ?

— Oui, milady.

— Elle est fort heureuse au moins d’avoir un pareil tuteur. »

Lady Dedlock me regarda en disant ces paroles ; nos yeux se rencontrèrent ; tout à coup elle détourna les siens, qui exprimèrent presque le déplaisir ou l’aversion, et s’adressa de nouveau à M. Jarndyce, toujours sans tourner la tête.

«  Des siècles se sont écoulés depuis l’époque où nous avions l’habitude de nous rencontrer, monsieur Jarndyce, reprit-elle.

— Il y a bien longtemps en effet, répondit mon tuteur ; du moins cela m’avait paru bien long quand je vous ai vue dimanche dernier.

— Et vous aussi, dit-elle avec dédain, vous voilà courtisan ? Peut-être pensez-vous qu’il est nécessaire de le devenir avec moi. Il faut que je doive cela à la réputation que j’ai réussi à me faire.

— Vous avez réussi à faire tant de choses, milady, continua mon tuteur, qu’il serait permis de vous imposer quelque pénitence en échange ; mais ce n’est pas moi qui voudrais m’en charger.

— Tant de choses !… répéta-t-elle en riant. Oui, peut-être. »

Elle nous considéra un instant, Éva et moi, comme si nous eussions été pour elle deux enfants ou à peu près ; et se mit à regarder la pluie d’un air calme en s’abandonnant à ses propres pensées avec la même liberté d’esprit que si elle avait été seule.

«  Je crois me rappeler qu’à l’époque de notre voyage à l’étranger, dit-elle à M. Jarndyce, vous étiez plus lié avec ma sœur qu’avec moi.

— Nous nous étions vus plus souvent, répondit mon tuteur.

— Et puis il y avait moins de rapport entre nos deux caractères, et nous étions rarement d’accord, même avant notre séparation complète, reprit lady Dedlock. C’est peut être regrettable ; mais comment l’empêcher ? »

L’orage commençait à se dissiper ; la pluie diminuait peu à peu ; le tonnerre ne grondait plus qu’au loin, et le soleil brillait de nouveau sur le feuillage humide, quand nous vîmes un petit phaéton se diriger de notre côté.

«  Le messager de milady est de retour, et voici la voiture,  » annonça le garde chez qui nous nous trouvions.

Deux personnes descendirent du phaéton, portant des manteaux et des châles ; l’une d’elles était la femme de chambre française que j’avais vue à l’église, et l’autre, la jeune fille que j’avais remarquée auprès de la femme de charge : la première, hardie et provocante ; l’autre, confuse et timide.

«  Comment ! dit lady Dedlock, vous êtes venues toutes deux ?

— C’est moi qui suis votre femme de chambre, milady, répliqua la Française, et le message était sans doute pour moi.

— J’avais peur que ce ne fût moi que vous eussiez voulu désigner, répondit la jolie fille.

— C’était vous que je demandais, mon enfant, reprit milady avec calme ; mettez ce châle sur mes épaules. »

Elle se baissa légèrement pour le recevoir, et la jeune fille le posa sur sa maîtresse ; la Française, à laquelle milady ne faisait nulle attention, avait les lèvres pâles et serrées en regardant sa rivale.

«  Je vois avec peine, monsieur Jarndyce, dit milady à mon tuteur, que nous ne puissions pas renouveler notre ancienne connaissance. Permettez-moi de renvoyer le phaéton pour vos deux pupilles ; dans un instant il sera de retour. »

Nous refusâmes cette offre, malgré toute l’insistance qu’elle voulut bien y mettre ; milady prit alors gracieusement congé d’Éva, ne me fit pas même le plus léger salut, posa la main sur le bras qu’avançait mon tuteur, et monta dans le phaéton : c’était une petite voiture de parc très-basse et à capote.

«  Montez avec moi, petite, j’aurai besoin de vous, » dit milady à la charmante jeune fille.

Le phaéton s’éloigna, et la femme de chambre resta debout à la place où elle était descendue, ayant sur le bras le manteau qu’elle avait apporté pour couvrir milady.

J’imagine que rien ne déplaît aux orgueilleux comme l’orgueil qu’ils rencontrent chez les autres, et que l’air impérieux de la Française avait été la cause de sa disgrâce. Toutefois, la revanche qu’elle prit de cette mortification me sembla bien singulière ; elle demeura immobile jusqu’au moment où le phaéton eut disparu ; défaisant alors ses souliers avec le plus grand calme, elle les laissa par terre et marcha délibérément sur l’herbe mouillée en suivant la direction que la voiture avait prise.

«  Cette jeune femme est-elle folle ? demanda mon tuteur.

— Non, monsieur, répondit le garde, qui, avec sa femme, suivait des yeux la femme de chambre. Hortense a une fameuse tête, au contraire ; mais elle est furieusement fière, et n’est pas fille à se laisser mettre de côté et à voir les autres passer devant elle sans joliment enrager.

— Mais pourquoi a-t-elle défait ses souliers pour marcher dans l’eau ? dit encore mon tuteur.

— Peut-être pour se rafraîchir, répondit le garde.

— Ou bien parce qu’elle prend cette eau-là pour autre chose, ajouta sa femme : du sang peut-être. Elle traverserait aussi bien un flot de sang qu’un ruisseau, quand sa tête est montée. »

Quelques minutes après nous passions à côté du château, qui nous parut encore plus paisible que le jour où nous l’avions aperçu pour la première fois. La brise soufflait doucement autour de ses murs ; le soleil faisait étinceler comme des diamants les gouttes de pluie qui tremblaient sur les pierres et les feuilles ; les oiseaux, silencieux un instant, recommençaient à chanter avec ardeur ; et, devant la porte, brillait, comme un char de fée, le petit phaéton ouvré d’argent qu’avait pris milady. Au milieu de ce paysage rempli de calme et de douceur, Mlle Hortense se dirigeait vers le château d’un pas ferme, le visage impassible et les pieds nus sur l’herbe toute mouillée.