Bleak-House/20

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Bleak-House (1re  éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 254-268).

CHAPITRE XX.

Un nouveau locataire.

Tout en flânant, les vacances touchent à la rentrée, comme un fleuve qui traverse lentement un pays plat, et qui arrive néanmoins à la mer. M. Guppy a traîné péniblement l’existence pendant ces longs jours de loisir ; il a émoussé la lame de son canif, il en a cassé la pointe à la planter sur tous les points de son pupitre ; non pas qu’il en veuille au malheureux pupitre, mais il faut bien faire quelque chose et quelque chose d’assez peu intéressant pour ne pas trop fatiguer ses forces physiques ou intellectuelles ; or, il trouve qu’à ce double point de vue rien ne lui va mieux que de tourner sur l’un des pieds de son tabouret, de poignarder son pupitre, et de bâiller.

Kenge et Carboy sont en voyage ; le premier clerc a pris un permis de chasse, et s’en est allé dans sa famille ; les deux autres sont en congé ; tout le poids de l’étude retombe sur MM. Guppy et Richard Carstone ; mais M. Carstone est établi, pour le moment, dans le cabinet même de M. Kenge, ce qui exaspère à un tel point M. Guppy, qu’il dit à sa mère, d’un ton sarcastique, dans ses instants d’épanchement, lorsqu’il va manger avec elle une salade de homard, chez le traiteur, qu’il a grand’peur que l’étude ne soit pas assez élégante pour recevoir des fashionables ; et que, s’il avait su qu’un petit-maître dût y venir, il se serait empressé de la faire repeindre à neuf.

M. Guppy soupçonne quiconque vient occuper un tabouret dans l’étude de Kenge et Carboy, de nourrir contre lui de sinistres desseins. Il est clair, à ses yeux, que le nouvel arrivant n’aspire qu’à le déposséder ; si vous lui demandez pourquoi, il ferme un œil et hoche la tête sans répondre ; il en résulte qu’il prend une peine infinie pour déjouer un complot qui n’exista jamais, et se livre aux combinaisons les plus savantes pour gagner une partie d’échecs où il n’a pas d’adversaire.

Aussi M. Guppy éprouve-t-il une joie réelle à voir M. Carstone complétement absorbé par l’affaire Jarndyce ; sachant bien qu’il ne peut ressortir de ce procès que la confusion et la ruine de celui qui s’en occupe ; cette satisfaction est partagée par un troisième individu, également attaché à l’étude de Kenge et Carboy, et qu’on appelle le jeune Smallweed.

On se demande dans Lincoln’s-Inn, si le jeune Smallweed a jamais eu d’enfance ; il n’a pas encore ses quinze ans révolus, et c’est un vieux légiste. On raconte, en plaisantant, qu’il ressent une vive passion pour une marchande de cigares dont la boutique est auprès de Chancery-Lane, et que, pour lui donner son cœur, il a rompu les liens qui, depuis plusieurs années, l’unissaient à une autre beauté. Smallweed est un produit citadin, aux membres grêles, au visage flétri, à la taille exiguë, mais qui se fait apercevoir à une fort grande distance, au moyen d’un chapeau excessivement élevé. Toute son ambition est de ressembler à M. Guppy qui veut bien le patronner, et dont il copie la toilette, le langage et les manières. Il est, en revanche, honoré de la confiance particulière de ce gentleman, auquel il donne, dans l’occasion, sur les difficultés de la vie, d’excellents conseils que lui dicte sa profonde expérience.

M. Guppy est resté nonchalamment à la fenêtre une grande partie de la journée, après avoir essayé successivement tous les tabourets de l’étude, et mis, à plusieurs reprises, sa tête dans le coffre-fort en fer, avec l’intention de se rafraîchir. Deux fois il a envoyé M. Smallweed chercher tout ce qu’il fallait pour préparer quelque boisson gazeuse ; et deux fois M. Smallweed a opéré le mélange dans les deux verres de l’étude, et l’a remué avec la règle. M. Guppy soumet ce paradoxe aux méditations de M. Smallweed : que plus on boit, plus on a soif, et incline sa tête languissante sur l’appui de la croisée.

Tandis qu’il regarde vaguement dans l’ombre d’Old-Square, M. Guppy voit surgir, des sombres arcades, une paire de favoris qui se dirigent de son côté. Au même instant, un léger sifflement se fait entendre dans l’Inn, et une voix étouffée s’écrie : « Hé ! Gup-py ! »

« Le croiriez-vous ? Small, dit en se retournant M. Guppy que cette voix réveille tout à coup, c’est Jobling ! »

Small se précipite vers la croisée, et fait un signe de tête à Jobling.

«  Et d’où sortez-vous donc ? demande M. Guppy.

— De Market-Gardens ; là-bas près Deptford. Mais je n’y tiens plus, Guppy ; je suis sur le point de m’engager, prêtez-moi une demi-couronne ; car, sur mon âme ! j’ai grand’faim. »

Jobling a effectivement l’air d’avoir jeûné longtemps, et d’être monté à graine au milieu des légumes de Deptford.

« Si donc vous avez une demi-couronne dont vous puissiez disposer, jetez-la-moi, dit Jobling, car il faut absolument que je dîne.

— Voulez-vous venir et dîner avec moi ? répond Guppy en jetant à Jobling une pièce de monnaie que celui-ci rattrape au vol.

— Combien faudra-t-il que j’attende ?

— Seulement jusqu’au départ de l’ennemi, une demi-heure à peine.

— Quel ennemi ?

— Un nouveau clerc qui vient faire ici ses études ; voulez-vous attendre ?

— Pouvez-vous me donner quelque chose à lire pendant ce temps-là ? »

Smallweed propose le répertoire, que M. Jobling refuse avec horreur.

«  Je vais vous envoyer le journal par Smallweed, répond M. Guppy ; mais il vaut mieux qu’on ne vous voie pas ici ; mettez-vous sur notre escalier, c’est un endroit tranquille où vous serez bien pour lire. »

Jobling ne demande pas mieux ; le jeune Smallweed lui porte le journal, et de temps en temps lui jette un regard pour l’empêcher de s’ennuyer et de partir ; l’ennemi se retire enfin, et Smallweed fait monter M. Jobling.

« Eh bien ! comment ça va-t-il ? demande M. Guppy en lui tendant la main.

— Couci-couci, et vous ? »

M. Guppy ayant répondu qu’il n’a pas de quoi se vanter de la manière dont il se porte, M. Jobling se hasarde à lui faire cette question : « Comment va-t-elle ? » audace qui lui attire cette réponse faite d’un ton offensé : « Jobling, il y a dans le cœur humain, de ces cordes… » M. Jobling fait immédiatement ses excuses.

«  Tous les sujets, excepté celui-là ! continue M. Guppy d’un air sombre, car il y a de ces cordes… »

Jobling demande une seconde fois pardon.

Pendant ce court dialogue, le jeune et actif Smallweed, qui fait partie du dîner, écrit ces mots en ronde sur un morceau de papier : « On revient immédiatement, » fixe à la boîte aux lettres cette notification à l’usage de tous ceux qui pourraient se présenter, met son grand chapeau sur sa tête, à l’angle d’inclinaison sous lequel M. Guppy a posé le sien, et annonce à son jeune patron qu’à présent ils peuvent se donner du bon temps.

Ils se dirigent vers un restaurant voisin où l’on dîne sans façon ; et dont la sémillante fille de service, jeune femme de quarante ans, est soupçonnée d’avoir fait quelque impression sur le sensible Smallweed ; remarquons, à ce propos, que Smallweed est un puissant magicien pour qui le temps n’existe pas, et qui se joue des années ; dans sa précocité, il a toute la sagesse d’un hibou séculaire ; et si jamais il reposa dans un berceau, je parie qu’il y était déjà en frac et tout botté ; Smallweed a l’œil vieux, le regard vieux ; il boit et fume comme un vieux singe ; il a le cou d’une roideur inflexible, connaît la vie à fond, sait tout au monde en fait de ruses, de fraudes, de fourberies, et ne pourrait être dupe de qui que ce soit, à propos de quoi que ce soit. Bref, élevé au sein de la procédure dès son âge le plus tendre, il s’y est transformé en une sorte de diablotin fossile ; quant à son origine, on raconte au palais que sa mère, le seul membre féminin de la famille Roe, de père en fils, lui tailla sa première robe dans un sac à dossiers.

Il ouvre la marche, et entre le premier dans le restaurant, dont il franchit la porte, sans se laisser impressionner par l’étalage appétissant de choux-fleurs et de volailles d’un blanc artificiel ; de paniers de pois verts, de concombres rafraîchissants et de quartiers de viande préparés pour la broche. Il est connu dans l’établissement, où l’on a pour lui une certaine déférence ; il y a sa place favorite, réclame tous les journaux, et se plaint vivement des patriarches à tête chauve qui les conservent plus de dix minutes après la demande qu’il en a faite ; il refuserait le pain entamé si on avait l’impudence de le lui offrir, et n’accepterait pas un rôti qui ne fût dans son entier, à moins que ce ne soit dans le cœur même du filet ; quant au jus, il est impitoyable.

Convaincu de son pouvoir mystérieux, et se soumettant à sa vieille expérience, M. Guppy le consulte, et s’en rapporte à lui pour le menu du festin.

«  Que prenez-vous, Small ? lui dit-il quand la fille eut débité le catalogue des viandes qu’elle pouvait leur fournir.

— Apportez-moi du veau au lard et des haricots verts, dit Small avec aplomb ; surtout, Polly, n’oubliez pas la farce. » ajoute-t-il avec un clignement expressif de son œil vénérable.

MM. Guppy et Jobling font exactement la même demande, à laquelle on ajoute trois pintes de half-and-half. La fille revient prestement, chargée d’une espèce de tour de Babel, composée d’une pile d’assiettes, de plats d’étain, de cuillers et de fourchettes ; M. Smallweed, satisfait de ce qu’elle pose devant lui, cligne sa paupière reconnaissante et jette à Polly un regard d’une intelligente bénignité. Enfin, au milieu d’un va-et-vient continuel, du cliquetis des plats et des assiettes, du bruit de la machine qui monte les portions, des cris aigus qui en demandent de nouvelles, des comptes divers de toutes celles qui ont été données, de la vapeur des mets et d’une atmosphère qui semble tourner spontanément les couteaux et les nappes en flots de graisse et en taches de bière, nos trois juristes apaisent leur appétit.

M. Jobling est boutonné avec un soin que ne motivent pas suffisamment les règles du bon goût ; le bord de son chapeau est d’un aspect brillant, de nature particulière, comme s’il avait servi de promenoir favori à un colimaçon ; diverses parties de son habit, notamment les coutures, présentent le même phénomène ; son extérieur est celui d’un gentleman un peu gêné dans ses affaires ; jusqu’à ses favoris clair-semés qui ont un air râpé.

La vigueur de son appétit fait penser qu’il a fait maigre chère depuis longtemps ; il a si vite expédié sa portion de veau et de lard, tandis que ses camarades sont à peine à la moitié de la leur, que M. Guppy lui en propose une autre.

« Merci, répond-il ; je crois vraiment que je vais en prendre une seconde. »

Une autre portion est apportée, Jobling l’attaque avec autant d’ardeur que la première.

M. Guppy l’observe en silence jusqu’au moment où, arrivé à la moitié de sa seconde portion, il s’arrête un instant pour boire un verre de bière, étend ses jambes et se frotte les mains.

« Vous voilà remis, Tony, lui dit M. Guppy.

— Pas tout à fait encore ; mais je commence.

— Voulez-vous encore quelques légumes, des petits pois, des choux, des asperges ? »

— Merci, Guppy ; je crois vraiment que je vais prendre des choux.

— Un chou, demande aussitôt M. Guppy.

— Sans limaces, Polly, » ajoute le petit Smallweed. Et les choux sont apportés.

«  Je sens que je renais, Guppy, dit Jobling en maniant son couteau et sa fourchette d’une main plus ferme.

— J’en suis ravi, Jobling.

— Je me retrouve à quinze ans ; » et, poursuivant son œuvre en silence, Jobling arrive au but en même temps que MM. Small et Guppy, les distançant d’un veau au lard, d’un haricot et d’un chou.

«  Quelle pâtisserie nous conseillez-vous de prendre, Small ? demande M. Guppy,

— Trois poudings à la moelle, répond immédiatement Smallweed.

— Peste ! s’écrie M. Jobling en ouvrant de grands yeux ; des poudings à la moelle ! Je ne sais vraiment pas, Guppy… si je n’en prendrai pas un volontiers. »

Les trois poudings sont apportés, et M. Jobling dit plaisamment qu’il a pris des forces et se sent maintenant en âge de jeûner. Trois portions de chester leur ont succédé et sont suivies de trois rhum ; à ce couronnement de la fête, M. Jobling étend ses jambes sur la banquette, s’appuie contre le mur en s’écriant :

« J’ai terminé ma croissance et retrouvé toute ma vigueur.

— Que pensez-vous à présent de… Cela ne vous fait rien que j’en parle devant Smallweed !

— Pas le moins du monde ; au contraire, je bois à sa santé.

— À la vôtre, monsieur, répond le petit Smallweed.

— Je vous demandais, reprend M. Guppy, si vous avez toujours l’intention de vous engager.

— Mais… avant dîner et après dîner font deux, et l’opinion peut se ressentir de cette influence diverse ; toutefois, mon cher Guppy, je me le demande encore, même après être rassasié ; que vais-je faire ? comment vivrai-je ? Il faut manger, poursuit M. Jobling qui appuie sur ces trois mots comme s’il avait l’intention de les sceller dans la muraille. Il faut manger, disent les Français ; et manger m’est aussi nécessaire qu’à pas un homme en France.

— Beaucoup plus, ajoute M. Smallweed.

— Si quelqu’un m’avait dit, poursuivit Jobling, même à l’époque où nous avons visité ce château du Lincolnshire, qu’on appelle Castle-Wold…

— Chesney-Wold, reprend M. Smallweed.

— Je remercie mon honorable ami : Chesney-Wold ; si quelqu’un m’avait dit alors que je serais un jour dans la débine où je me trouve aujourd’hui, je lui aurais… certainement flanqué une pile, dit Jobling en avalant une gorgée de rhum d’un air désespéré.

— Cependant, Tony, vous étiez déjà dans une assez mauvaise passe ; vous n’avez fait que parler de cela pendant tout le temps du voyage.

— Je ne le nie pas ; j’étais déjà peu fortuné ; toutefois j’espérais que les choses prendraient meilleure tournure et finiraient par s’arranger ; mais quel désappointement ! les créanciers vinrent par bandes se présenter à l’étude ; les fournisseurs de l’étude se plaignirent et clabaudèrent à propos de méchantes petites sommes que je leur avais empruntées, et je perdis ma position ; sans compter qu’il n’y avait pas à se replacer ailleurs. Que je fasse une démarche, que je demande n’importe quoi, la chose est sue, et me voilà pris pour dettes. Que faire alors, si ce n’est de me tenir à l’écart, en dépensant le moins possible ? Mais à quoi sert de vivre avec économie quand on n’a pas d’argent ? Autant vaudrait faire grand’chère, ce ne serait pas plus difficile.

— Ce serait surtout beaucoup plus agréable, ajoute M. Smallweed.

— Certainement ; c’est ainsi qu’on fait dans le grand monde ; et la fashion et les favoris ont toujours été mes faiblesses ; peu m’importe qu’on le sache, ce sont de nobles faiblesses ; oui, monsieur ; mais, je vous le demande, continue M. Jobling en vidant son verre, que peut faire un homme dans la situation où je me trouve, à moins qu’il ne s’engage ? »

M. Guppy prend alors la parole ; ses manières ont la gravité mélancolique d’un homme qui n’est entré dans le monde que pour y être victime d’un violent chagrin de cœur.

«  Jobling, dit-il, notre ami commun Smallweed et moi…

— Tous deux, de vrais gentlemen, fait modestement observer M. Smallweed qui boit une gorgée de rhum.

— Nous nous sommes entretenus plus d’une fois de cette matière depuis que…

— J’ai été mis à la porte, s’écrie M. Jobling avec amertume, dites-le, Guppy, car c’est là ce que vous pensez.

— N…on ; depuis que vous avez quitté l’Inn, suggère délicatement M. Smallweed.

— Depuis que vous avez quitté l’Inn, reprend M. Guppy ; et j’ai communiqué à notre ami commun, Smallweed, un plan auquel j’ai pensé depuis lors et que je voulais vous proposer. Vous connaissez le papetier Snagsby ?

— Je sais qu’il existe un papetier de ce nom-là ; mais, comme ce n’était pas celui de l’étude, je ne le connais pas.

— C’est le nôtre, Jobling, et je le connais, répond M. Guppy, je le connais même beaucoup ; diverses circonstances que le hasard a fait naître m’ont amené dernièrement à lui rendre visite et m’ont fait admettre dans son intérieur. Il est inutile de présenter comme argument les circonstances auxquelles je viens de faire allusion. Elles se rapportent… ou ne se rapportent pas à un sujet… qui peut avoir… oui ou non, assombri mon existence. »

Comme en dépit de ses paroles, éminemment faites pour éveiller la curiosité, M. Guppy arrête immédiatement ses auditeurs dès qu’ils touchent à certaines cordes du cœur humain, M. Jobling et M. Smallweed se gardent bien de donner dans le piège et restent silencieux.

«  Qu’il existe ou non, poursuit M. Guppy, un rapport quelconque entre ce triste sujet et les circonstances précitées, cela ne fait nullement partie de la question qui nous occupe. Il suffit de vous dire que M. et Mme Snagsby ont le désir de m’obliger ; et que Snagsby a, pendant toute la session, une quantité considérable de copies à faire faire au dehors. Il a toutes celles de Tulkinghorn, et de plus, une excellente clientèle ; notre ami Smallweed, appelé à témoigner du fait, le jurerait sans scrupule en justice. »

M. Smallweed fait un signe affirmatif.

«  Vous trouverez peut-être, gentlemen du jury, c’est Jobling que je veux dire, vous trouverez peut-être que c’est là un piètre moyen d’existence ? Je vous l’accorde sans peine ; mais cela vaut mieux que rien, et même que de s’engager. Au bout d’un certain temps, l’impression causée par vos dernières affaires sera complétement effacée ; mais pendant ce temps-là il faut vivre, et vous pourriez en être réduit à faire quelque chose de pis que de copier pour Snagsby. »

M. Jobling est sur le point d’interrompre l’orateur, quand M. Smallweed fait entendre une toux sèche qui l’en empêche.

«  Cette affaire se divise en deux points, poursuivit M. Guppy, » voilà le premier ; passons maintenant au second : vous connaissez Krook le chancelier, Jobling, celui dont la boutique est de l’autre côté de Chancery-Lane ?

— Je le connais de vue, répond Jobling.

— Fort bien ; vous connaissez miss Flite ?

— Qui est-ce qui ne la connaît pas ?

— Très-bien. Depuis quelque temps, je suis chargé de remettre à miss Flite une certaine rente hebdomadaire sur laquelle je prélève le montant de son loyer de la semaine, que je paye à Krook lui-même, en présence de miss Flite, suivant les instructions qui m’ont été données. Cette circonstance m’a mis en relations avec Krook et m’a fait connaître ses habitudes et sa maison. Je sais donc qu’il a une chambre à louer ; vous pouvez l’avoir presque pour rien et vous y établir sous le nom qui vous plaira ; vous y serez aussi tranquille que si vous étiez à cent milles de Londres ; Krook ne vous fera pas la moindre question et vous acceptera pour locataire au moindre mot que je lui dirai ; cela vous va-t-il ? L’affaire peut être faite avant deux minutes, montre en main. Puis, encore autre chose, continue M. Guppy dont la voix baisse tout à coup et devient plus familière ; Krook est un singulier corps, un vieux drôle, toujours farfouillant dans un tas de vieux papiers où il tâche d’apprendre à lire et à écrire, sans faire le moindre progrès ; bref, un vieux coquin des plus extraordinaires, et cela m’étonnerait qu’il ne valût pas la peine d’être entrepris.

— Vous ne voulez pas dire… commence M. Jobling.

— Je veux dire, reprend M. Guppy en levant les épaules d’un air modeste, que je ne peux rien comprendre à ce vieux drôle ; j’en appelle à notre ami commun Smallweed. J’ai quelque expérience de notre profession et de la vie, Jobling ; et il est rare que je ne devine pas plus ou moins les intentions d’un homme ; mais je n’ai jamais rencontré un pareil dessous de cartes ; un vieux renard, si profond et si mystérieux, bien qu’il ne soit pas toujours sobre. Toutefois, c’est un vieux diable qui doit avoir son prix ; il est tout seul au monde et immensément riche, du moins à ce qu’on prétend. Et qu’il soit contrebandier, recéleur, prêteur sur gages ou usurier, toutes choses qui souvent m’ont paru vraisemblables, vous pouvez avoir un certain bénéfice à le surveiller et à pénétrer ce qu’il peut être. Je ne vois pas pourquoi vous n’entreriez pas chez lui avec cette intention, quand d’ailleurs tout convient d’autre part. »

M. Jobling, M. Guppy et M. Smallweed mettent leurs coudes sur la table, leur menton sur leurs mains et lèvent les yeux au plafond. Quelques instants après, ils boivent tous une gorgée de rhum, s’appuient contre le mur, enfoncent leurs mains dans leurs poches et se regardent mutuellement.

«  Si j’avais l’énergie que je possédais autrefois, Tony, dit en soupirant M. Guppy…, mais il y a dans le cœur humain de ces cordes… »

Après avoir exprimé la fin de sa triste pensée en buvant d’un air sentimental quelques gouttes de son grog, M. Guppy se résume en disant à M. Jobling que c’est à lui maintenant de décider de cette affaire, et lui offre sa bourse « jusqu’à concurrence de trois ou quatre, et même cinq livres ; car jamais on ne pourra dire, ajoute-t-il avec emphase, que William Guppy ait tourné le dos à un ami dans le malheur. »

Cette dernière proposition arrive tellement à point, que M. Jobling s’écrie tout ému : « Guppy ! mon brave garçon, mon sauveur, votre main, je vous en prie.

— Jobling, mon ami, la voilà et de grand cœur.

— Savez-vous, Guppy, que nous sommes de vieux camarades ?

— Oui, Jobling. »

Ils se serrent la main avec effusion, et M. Jobling ajoute avec sentiment :

«  Je crois, Guppy, que je prendrais volontiers encore un grog en l’honneur de notre vieille amitié.

— Le dernier locataire de Krook est mort dans la chambre que vous allez occuper, fait observer M. Guppy sous forme d’incident.

— Bah ! répond M. Jobling.

— Il y a eu verdict ; et l’on a déclaré qu’il était mort par accident ; cela vous est bien égal ?

— Assurément, réplique M. Jobling ; mais il aurait pu tout aussi bien aller mourir ailleurs ; qu’avait-il besoin de trépasser dans ma chambre ? Quelle idée saugrenue. » M. Jobling est profondément choqué de la liberté que s’est permise le défunt, et ne peut s’empêcher de s’écrier à diverses reprises : « Comme s’il n’y avait pas assez d’autres endroits pour mourir ! Il n’aurait pas été bien aise, je suppose que j’allasse mourir dans sa chambre ? »

Néanmoins, l’affaire étant agréée, M. Guppy propose d’envoyer le fidèle Smallweed chez M. Krook, pour savoir si ce dernier est chez lui, afin qu’on puisse régler immédiatement les conditions du loyer. Jobling approuve ; Smallweed se met sous son grand chapeau, traverse la pièce en se dandinant à la façon de M. Guppy, et revient quelques minutes après annoncer que M. Krook n’est pas sorti, qu’il l’a vu par la porte du magasin, ronflant comme une toupie au fond de l’arrière-boutique.

«  Je vais payer et nous partirons aussitôt, répond M. Guppy. Small, voulez-vous faire l’addition ? »

M. Smallweed appelle la fille d’un clignement d’œil et fait le compte suivant : « Quatre veau au lard font trois ; quatre pommes de terre, cela fait trois et quatre ; plus un chou, trois et six ; et trois poudings, quatre et six, et six pains font cinq ; et trois chester font cinq et trois, et quatre pintes de half-and-half, six et trois, et quatre grogs au rhum, huit et trois et trois pour Polly, font huit et six[1]. Polly, huit et six à prendre sur ce demi-souverain ; c’est dix-huit pence à rendre. »

Nullement échauffé par la rapidité avec laquelle il a fait cet étonnant calcul, M. Smallweed congédie froidement ses amis d’un signe de tête ; il reste pour admirer Polly, autant que le permettront les circonstances, et pour jeter un coup d’œil sur les journaux qui sont d’une telle dimension, relativement à sa taille, quand il est privé de son chapeau, que, lorsqu’il déploie le Times et qu’il en parcourt les colonnes, on croirait qu’il est allé se coucher et qu’il a complétement disparu sous sa couverture.

M. Guppy et M. Jobling se dirigent vers le magasin de chiffons et de vieilles bouteilles, où ils trouvent le regrattier ronflant toujours et complétement insensible à tout bruit extérieur : il ne sent même pas les efforts, légers d’abord, qu’ils font pour l’éveiller, en le remuant doucement. Sur la table qui est auprès de lui, au milieu des vieilleries qui l’encombrent, sont un verre et une bouteille vide où il y a eu du gin ; l’air épais est tellement imprégné d’une odeur spiritueuse, que les yeux verts du chat noir qui est sur la planche s’ouvrent, se ferment et papillotent en regardant ceux qui entrent, comme s’il était ivre lui-même.

«  Monsieur Krook ! dit M. Guppy en secouant le vieillard de nouveau ; monsieur Krook ! »

Mais autant aurait valu réveiller un paquet de vieux habits au milieu duquel aurait couvé la flamme de quelque spiritueux.

«  Avez-vous jamais rien vu de pareil ? demande M. Guppy.

— S’il dort toujours ainsi, répond M. Jobling quelque peu effrayé, je crois qu’un de ces jours il finira par dormir tout à fait.

— C’est une léthargie plutôt qu’un somme, répond M. Guppy en imprimant au vieillard une secousse nouvelle. Ohé ! Votre Seigneurie ! On pourrait le voler cent fois ; réveillez-vous, monsieur Krook ! »

Il ouvre enfin les yeux, mais sans rien voir ; et bien qu’il passe une de ses jambes par-dessus l’autre, croise les mains, ouvre et ferme à plusieurs reprises ses lèvres desséchées, il paraît aussi étranger qu’auparavant à tout ce qui se fait autour de lui.

«  Il est en vie, par ma foi ! s’écrie M. Guppy ; comment vous portez-vous, milord chancelier ? Je vous amène un de mes amis pour vous parler d’affaires. »

Le vieillard est toujours immobile et continue à faire claquer ses lèvres. Au bout de quelques minutes, il essaye de se lever ; ses deux visiteurs viennent à son aide, il trébuche, s’appuie contre le mur et les regarde fixement.

«  Comment vous portez-vous, milord ? reprend M. Guppy légèrement décontenancé ; vous avez une mine charmante, monsieur Krook ; j’espère que vous vous portez bien ? »

M. Krook répond par un coup de poing qu’il adresse, soit à M. Guppy, soit à toute autre chose, n’atteint que le vide, chancelle, fait un demi-tour sur lui-même et tombe la face contre le mur ; il reste ainsi pendant quelques instants, et finit par se traîner jusqu’à la porte. Arrivé sur le seuil du magasin, le grand air, le tapage qu’on fait dans la rue, le temps qui s’écoule le rappellent à lui-même ; il revient dans l’arrière-boutique d’un pas assez ferme, rajuste son bonnet fourré sur sa tête et fixe un regard pénétrant sur MM. Jobling et Guppy.

«  Votre serviteur, gentlemen ; je m’étais endormi à ce qu’il paraît ; hi ! hi ! Il y a de ces fois où j’ai le sommeil un peu dur.

— Pour ça, nous venons d’en voir quelque chose, lui dit M. Guppy.

— Est-ce que vous avez eu de la peine à m’éveiller ? demande le soupçonneux vieillard.

— Un peu, » répond Jobling.

M. Krook regarde la bouteille vide, la prend, l’examine et la met sens dessus dessous.

« Quelqu’un, s’écrie-t-il, a pris la liberté de…

— Je vous assure qu’elle était vide quand nous sommes arrivés ; voulez-vous me permettre, dit M. Guppy, de la faire remplir pour vous ?

— Si je le veux ! mais certainement, s’écrie M. Krook avec joie ; allez la faire emplir aux Armes d’Apollon ; demandez le quatorze penny du chancelier ; allez vite, ils me connaissent et sauront ce que ça veut dire. »

Le jeune homme se précipite dans la rue et revient aussitôt rapportant la bouteille pleine ; le vieux marchand la reçoit dans ses bras comme un grand-père son petit-fils bien-aimé, et la caresse tendrement.

«  Eh ! eh ! dit-il à voix basse en clignant des yeux après avoir goûté la liqueur, ce n’est pas du quatorze, mais du dix-huit.

— J’ai pensé que ce serait meilleur, répond M. Guppy.

— Vous êtes un vrai gentilhomme, monsieur ! dit le regrattier en avalant une gorgée du précieux liquide et en répandant autour de lui son haleine enflammée ; il faut que vous soyez baron de cette noble terre ! ni plus ni moins. »

Profitant de cette heureuse disposition, M. Guppy présente son ami au vieux marchand sous le nom de M. Weevle, et lui expose le but de leur visite ; Krook, sa bouteille sous le bras, examine attentivement le locataire qu’on lui propose et qui paraît lui convenir. « Vous désirez voir la chambre ? lui dit-il ; ah ! c’est une belle pièce, jeune homme ; passée au lait de chaux et lavée à la potasse. Hi ! hi ! elle vaudrait plus de deux fois le prix que je vous en demande ; sans compter ma société quand bon vous semblera, et une chatte sans pareille pour chasser les souris. »

Le vieillard fait monter les deux amis au second étage où ils trouvent effectivement la pièce en question beaucoup plus propre qu’elle n’avait coutume de l’être, et garnie de quelques vieux meubles exhumés, par le regrattier, de son magasin de vieilleries. L’affaire ne présente aucune difficulté, le vieux chancelier ne peut que se montrer fort coulant avec M. Guppy, un gentleman qui a d’étroites relations avec Jarndyce, Kenge et Carboy, et tant d’autres qui ont des titres incontestables à sa protection ; il est donc arrêté que M. Weevle entrera le lendemain dans la chambre de M. Krook. Cette affaire terminée, M. Guppy conduit M. Weevle à Cursitor-Street, le présente à M. Snagsby, et, chose plus importante, obtient pour son protégé l’intérêt et le bon vouloir de la petite femme du papetier. Ils reviennent enfin raconter le résultat de leurs démarches à M. Smallweed qui, sous son grand chapeau, les attend à l’étude, et se séparent en échangeant une poignée de main cordiale. M. Guppy explique à ses amis qu’il aurait volontiers couronné la fête en les menant au spectacle ; « mais il y a dans le cœur humain de ces cordes qui feraient de ce plaisir une dérision amère ! »

Le lendemain, à l’heure douteuse du crépuscule, le nouveau locataire, peu surchargé de bagages, se présente modestement chez M. Krook et s’installe dans l’ancienne chambre de Némo, où les deux yeux percés dans les volets fixent sur lui, pendant son sommeil, leur regard étonné. Le jour suivant, M. Weevle, qui est un vaurien assez habile dans son espèce, emprunte à miss Flite une aiguille et du fil ; un marteau à son propriétaire ; invente des rideaux de contrebande pour remplacer ceux qu’il n’a pas, enfonce des clous dans la muraille pour remplacer les étagères absentes, y suspend ses deux tasses, son pot au lait, quelques poteries, et s’ingénie comme un marin naufragé à tirer le meilleur parti possible des débris qui lui restent.

Mais après ses favoris, pour lesquels il éprouve une affection que des favoris seuls peuvent éveiller dans le cœur d’un homme, de tous ses biens, ce que M. Weevle estime le plus, c’est une collection choisie de gravures sur cuivre, tirées de cette œuvre éminemment nationale qui a pour titre les Divinités d’Albion, galerie des beautés de la Grande-Bretagne, où toutes les ressources de l’art, unies au capital, ont été prodiguées pour représenter les femmes nobles et fashionables d’Angleterre, avec toutes les variétés de sourire qu’on peut imaginer. Ces admirables portraits, qui sont restés indignement enfermés dans une boîte à rabats pendant tout le temps de la réclusion de M. Weevle au fond de Market-Gardens, revoient enfin la lumière et décorent la nouvelle demeure du gentleman ; et, comme les beautés de la Grande-Bretagne offrent, avec leurs sourires, une collection complète de toilettes fantastiques ; comme elles jouent d’instruments divers, caressent des chiens de toute espèce, lancent des œillades à toutes sortes de paysages, et ont derrière elles toutes les variétés imaginables de vases et de balustrades, le résultat de cette exhibition ne laisse pas de produire un effet imposant.

Mais ce n’est pas là le seul mérite de cette précieuse collection ; l’amour du grand monde est le côté faible de M. Weevle, comme il était autrefois celui de Tony Jobling ; et emprunter le soir le journal de la veille aux Armes d’Apollon, suivre la course des brillants météores qui traversent le ciel fashionable est pour lui une consolation indicible ; savoir que tel membre de tel cercle brillant est venu embellir hier cette illustre réunion, ou accomplira l’exploit non moins éclatant de s’en éloigner demain pour quelques jours, le fait palpiter de joie ; apprendre ce que font ou vont faire les beautés de la Grande-Bretagne, quels mariages sont en ce moment sur le tapis, quels bruits circulent dans les hautes régions du grand monde, c’est à ses yeux acquérir la connaissance des destinées glorieuses auxquelles le genre humain est appelé ; et M. Weevle, au milieu de sa lecture, levant les yeux vers les divinités d’Albion, s’imagine connaître les originaux de ces admirables portraits dont il lui semble qu’à son tour il doit être connu.

Du reste, c’est un garçon tranquille, adroit de ses mains et fertile en inventions, comme on l’a vu plus haut ; connaissant un peu de cuisine, sachant laver son linge, raccommoder un meuble au besoin, et développer, le soir, dans son voisinage, les instincts de sociabilité que la nature a mis dans le cœur de l’homme. Quand les ombres du crépuscule se répandent sur Cook’s-Court, si M. Weevle ne reçoit pas la visite de M. Guppy ou celle du jeune Smallweed, il sort de sa chambre et va causer avec M. Krook, ou s’entretenir avec quiconque est disposé à la conversation ; d’où il résulte que mistress Piper, qui est l’oracle du quartier, dit à mistress Perkins : « 1o que si Johnny doit jamais avoir des favoris, elle ne désire qu’une chose, c’est qu’ils soient exactement pareils à ceux que porte M. Weevle ; et 2o, notez bien mes paroles, mistress Perkins, notez-les bien, et ne soyez pas étonnée si ce jeune homme hérite un beau jour du magot du vieux Krook. »



  1. Huit schellings six pence.