Bleak-House/36

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 71-83).

CHAPITRE VI.

Chesney-Wold.

Mon tuteur ne voulut pas me laisser partir seule avec Charley pour notre petit voyage dans le Lincolnshire, et ne me quitta qu’après m’avoir déposée saine et sauve dans la maison de M. Boythorn. Nous restâmes deux jours en route ; chaque bouffée d’air, chaque fleur et chaque feuille, chaque brin d’herbe, m’apportait une jouissance nouvelle. Jamais l’horizon et les nuages n’avaient eu pour moi cette magique beauté ; jamais la nature ne m’avait paru si splendide. C’était le premier bénéfice que je retirais de ma maladie ; comment penser à ce que j’avais perdu, quand le monde entier m’offrait de pareilles jouissances ?

M. Jarndyce avait l’intention de partir immédiatement ; nous convînmes du jour où ma fille chérie viendrait me retrouver ; je lui écrivis une lettre dont se chargea mon tuteur, et il nous quitta quelques instants après par un beau soir de juin.

Si d’un coup de baguette une bonne fée avait bâti pour moi la maison où je me trouvais alors, on ne m’y aurait pas entourée de soins plus touchants, quand même j’aurais été la filleule favorite de cette marraine puissante. Partout, les témoignages d’une bonté pleine de délicatesse et la preuve qu’on s’était rappelé mes goûts, mes habitudes. J’étais si touchée de cette prévenance affectueuse, que je fus obligée de m’asseoir plusieurs fois avant d’avoir tout visité ; je fis mieux, je montrai moi-même la maison à Charley ; et quand elle eut épuisé tout son vocabulaire d’expressions admiratives, je me sentis aussi calme dans mon bonheur que j’aurais toujours dû l’être. « Esther, me dis-je après avoir pris le thé, je crois que vous êtes maintenant assez raisonnable pour écrire une lettre de remercîments à votre hôte. » Il avait laissé pour moi quelques lignes chaleureuses où il me souhaitait la bienvenue et me confiait son canari, ce qui était la plus grande preuve d’estime qu’il eût jamais donnée. Je lui écrivis donc pour lui exprimer tout le plaisir que j’avais à me retrouver à Chesney-Wold ; lui disant, en outre, après quelques mots sur l’état du jardin et des arbres, que le plus merveilleux des serins m’avait gazouillé les honneurs de la maison avec une verve toute hospitalière, et qu’après avoir chanté sur mon épaule, au ravissement indicible de ma petite femme de chambre, il était maintenant perché dans un coin de sa cage, mais sans que je pusse dire s’il dormait oui ou non. Ma lettre terminée, je me hâtai de défaire mes paquets et d’envoyer Charley se coucher, en lui disant que je n’aurais pas besoin d’elle avant le lendemain matin.

Car je n’avais pas demandé qu’on me rendît mon miroir, et je ne m’étais pas encore vue dans la glace. Je savais bien que c’était une faiblesse qu’enfin il faudrait vaincre, et je m’étais promis de le faire quand je serais à Chesney-Wold, C’est pour cela que j’avais renvoyé Charley, et qu’une fois seule je me dis à moi-même : « Si le vœu que tu as fait autrefois d’être vaillante et loyale était sincère, tu dois tenir ta parole. » J’y étais bien résolue ; mais d’abord j’allai m’asseoir un instant pour réfléchir à tous les bienfaits dont j’avais été comblée ; je fis ensuite ma prière ; et je méditai encore pendant quelques minutes.

Mes cheveux n’avaient pas été coupés ; je les avais très-longs, très-épais ; je défis mon peigne, et secouant la tête pour qu’ils pussent se déployer, j’approchai du miroir qui était sur la toilette ; un petit rideau de mousseline couvrait ce miroir ; je l’écartai, mais je ne vis rien à travers le voile que formait ma chevelure ; alors je repoussai mes cheveux et je regardai l’image que reflétait la glace, encouragée par la sérénité du regard qui répondait au mien. J’étais horriblement changée ; si changée que tout d’abord je ne me reconnaissais pas et que j’aurais fui en me cachant la figure, sans l’expression encourageante dont je parlais tout à l’heure. Peu à peu je me familiarisai avec les traits du miroir, et j’envisageai dans toute son étendue l’altération que la petite vérole y avait apportée. Ce n’était pas ce que j’aurais cru ; mais, à vrai dire, je n’avais pas d’idée bien arrêtée à cet égard, et ma surprise ne fut pas excessive.

Je n’avais jamais été ce qu’on appelle une beauté ; mais quelle différence d’autrefois à aujourd’hui ! Grâce à Dieu, les quelques larmes que je versai furent exemptes d’amertume ; et je pus arranger mes cheveux pour la nuit en élevant vers le ciel un cœur reconnaissant.

Quelque chose me troublait néanmoins, et j’y pensai longtemps avant de pouvoir dormir ; j’avais gardé les fleurs qui me venaient de M. Woodcourt. Je les avais fait sécher et je les avais mises dans un livre que j’aimais. Personne ne l’avait su, pas même Éva. Je me demandais si j’avais le droit de conserver ces fleurs qu’il avait envoyées à une autre. Je désirais sincèrement n’avoir rien à me reprocher envers lui, même dans le secret de mon cœur, parce que je sentais que j’aurais pu l’aimer avec un dévouement sans bornes. Je conclus enfin que je pouvais garder ces roses desséchées, si je les considérais seulement comme souvenir d’un passé qui ne reviendrait jamais. J’espère que tout cela ne paraîtra pas frivole ; j’étais si sérieuse et si émue en y pensant.

J’eus soin le lendemain matin de me lever de bonne heure et d’être assise devant la glace quand Charley entra dans ma chambre sur la pointe du pied.

«  Mon Dieu ! s’écria-t-elle en tressaillant, vous êtes levée, miss ?

— Oui, Charley, répondis-je avec calme en finissant de me coiffer ; je me porte à merveille et je me sens fort heureuse. »

Je vis aussitôt que j’avais délivré son esprit d’un grand poids ; celui que j’avais enlevé du mien était plus grand encore. Maintenant que je connaissais le mal dans toute son étendue, j’y étais résignée ; je ne cacherai pas, en continuant ce récit, les faiblesses que j’ai eu quelquefois de la peine à surmonter ; mais je suis toujours parvenue à les vaincre, et je n’ai jamais perdu la sérénité de mon esprit.

Ayant le plus vif désir d’être complétement rétablie avant l’arrivée d’Éva, je formai le projet de rester dehors le plus longtemps possible, et nous arrangeâmes nos journées en conséquence. Nous sortions avant le déjeuner, Charley et moi ; nous dînions à midi pour ressortir ensuite ; nous nous promenions dans le jardin quand nous avions pris le thé, et nous nous couchions de bonne heure après nous être promis, pour les jours suivants, de gravir toutes les collines et d’explorer tous les bois du voisinage. Quant aux fortifiants de toute nature, l’excellente femme qui servait de gouvernante à M. Boythorn arrivait continuellement, apportant quelque chose à boire et à manger ; à peine étais-je assise dans le parc ou ailleurs, qu’on l’apercevait, toujours un panier à la main, et qu’on lisait sur sa figure l’importance qu’il y a pour un convalescent de manger beaucoup et souvent. On avait mis à ma disposition un poney à l’encolure un peu courte, à la tête un peu forte, à la crinière épaisse et touffue (elle lui retombait jusque sur les yeux), et qui avait, lorsqu’il le voulait bien, un galop si tranquille et si doux, que c’était un vrai trésor. Au bout de quelques jours il accourait à ma voix, mangeait dans ma main et me suivait comme un chien. Nous en vînmes à si bien nous comprendre, que, quand il trottinait d’un pas paresseux dans quelque allée ombreuse, il me suffisait de lui dire, en lui frappant doucement sur le cou : « Têtu, mon ami, tu t’endors, galope donc un peu ; tu sais combien j’aime cela, » pour qu’il secouât la tête de la façon la plus originale et se mît à galoper, tandis que Charley, restée en arrière, éclatait d’un rire frais et harmonieux comme le chant d’un oiseau. Je ne sais pas qui l’avait appelé Têtu, mais ce nom lui revenait de droit et lui appartenait tout aussi bien que sa crinière ébouriffée. Un jour, nous l’avions mis à une petite voiture et nous le conduisions triomphalement dans les vertes allées, depuis une heure environ, lorsqu’au moment où nous le portions aux nues, il s’étonna de ne pas sortir du cercle de cousins qui tourbillonnaient autour de ses oreilles, et s’arrêta tout à coup pour y songer ; probablement il en conclut qu’il était inutile de courir, voire de marcher, puisqu’il n’en était pas moins poursuivi par la maudite engeance, car il refusa obstinément d’avancer, malgré toutes mes prières. Impatiente, je remis les rênes à Charley et descendis de voiture pour continuer ma promenade ; alors il me suivit avec une espèce de bonhomie qui lui était particulière, mettant sa tête sous mon bras, se frottant l’oreille contre ma manche, et s’arrêtant tout court sans vouloir faire un pas dès qu’il ne me voyait plus ; il fallut donc me résigner à marcher la première et à le ramener ainsi à la maison, au grand amusement de tout le village.

C’était bien la meilleure population qu’on ait jamais pu voir, que celle de Chesney-Wold ; au bout de huit jours nous connaissions tout le monde, et chacun nous saluait et nous parlait d’un air joyeux. Déjà, lors de notre première visite à M. Boythorn, j’avais fait connaissance avec beaucoup de ces braves gens et avec la plupart de leurs enfants ; mais aujourd’hui le clocher même commençait à se familiariser avec moi, et à me considérer d’un air affectueux. Dans le nombre de mes nouveaux amis, se trouvait une vieille femme qui habitait une blanche maisonnette couverte en chaume et tellement petite que, lorsque le contrevent était ouvert, il cachait toute la façade de la maison. Cette vieille femme avait un petit-fils qui était marin ; j’avais écrit pour elle à ce petit-fils, et j’avais dessiné en tête de la lettre le coin de la cheminée où elle l’avait élevé et où le tabouret du marmot occupait toujours son ancienne place. Tout le village regarda mon dessin comme le plus merveilleux des chefs-d’œuvre ; mais lorsque, dans la réponse qu’il envoya de Plymouth, le petit-fils annonça qu’il emporterait son tableau jusqu’en Amérique, d’où il écrirait de nouveau, j’eus tout le bénéfice des éloges que l’on aurait dû réserver pour l’exactitude du service des dépêches, et tous les mérites de la poste s’effacèrent devant le mien.

C’est ainsi que presque toujours dehors, jouant avec les enfants, bavardant avec les uns et les autres, donnant des leçons à Charley, écrivant chaque matin à Éva, j’avais à peine le temps de songer à ce que j’avais perdu ; un jour, cependant, je m’y trouvai plus sensible que je ne l’aurais pensé. Un enfant demandait à sa mère : « Pourquoi miss Summerson n’était plus une jolie dame comme elle l’était autrefois ? » et cette question m’attrista ; mais quand le pauvre petit, passant d’un air de tendre pitié sa main sur mon visage, m’eut témoigné plus d’affection que jamais, je me sentis consolée. Et que de fois j’eus l’occasion de voir combien il y a de délicatesse et de générosité dans les bons cœurs pour les disgrâces ou les infériorités des autres ; jamais peut-être je n’en fus plus frappée qu’un matin où je me trouvais à l’église au moment d’un mariage ; la cérémonie terminée, on présenta le registre aux jeunes gens pour qu’ils eussent à signer ; le marié prit la plume et fit une croix, la mariée vint après et signa de la même façon ; pourtant je l’avais connue l’année précédente, et je savais que non-seulement elle était la plus jolie fille du village, mais encore la plus instruite de l’école, et je ne pus m’empêcher de la regarder avec surprise ; mais elle s’approcha de moi, et les yeux humides : « C’est un si bon garçon ! murmura-t-elle à mon oreille ; je lui apprends à écrire ; il ne sait pas encore… et pour rien au monde je ne voudrais le faire rougir. » Qu’avais-je à redouter pour moi, quand je rencontrais tant de noblesse de sentiments chez la fille d’un ouvrier.

L’air pur qui soufflait autour de nous m’avait rendu des forces, et mon teint reprenait les couleurs qu’il avait eues jadis. Quant à Charley, c’était merveille de la voir si radieuse et si fraîche ; nous nous promenions du matin jusqu’au soir, et nous dormions profondément la nuit. Il y avait dans le parc de Chesney-Wold un banc d’où la vue était magnifique ; j’aimais à m’y reposer, et j’y allais tous les jours ; de ce point élevé on apercevait la terrasse du château, surnommée le promenoir du Revenant ; et la légende, que m’avait racontée M. Boythorn, jetait pour moi sur le paysage un intérêt mystérieux qui en augmentait la beauté ; des violettes sans nombre croissaient alentour, et, comme l’un des plus grands plaisirs de Charley était de cueillir des fleurs sauvages, elle partagea bientôt la prédilection que j’avais pour cet endroit.

Je m’y étais arrêtée, comme d’habitude, après une longue course, pendant que Charley cueillait des violettes à une certaine distance. J’avais regardé longtemps la terrasse en pensant au spectre qui revenait, disait-on, avertir les propriétaires du château quand un malheur menaçait la famille, lorsqu’à travers les arbres je crus apercevoir une ombre qui se dirigeait vers moi ; la ramée était si touffue, la feuillée si épaisse, que je fus quelques instants avant de reconnaître lady Dedlock. Elle était seule et marchait avec une précipitation qui ne lui était pas habituelle. Je voulus me lever et continuer ma promenade, elle étendit les bras et je ne pus pas bouger ; quelque chose me retenait à ma place : non pas son geste suppliant, mais un je ne sais quoi dans ses traits, dont j’avais rêvé quand j’étais toute petite, que j’avais désiré de toute mon âme et que je n’avais jamais vu sur une autre figure ; je me sentis défaillir et j’appelai Charley ; milady s’arrêta, et reprenant aussitôt sa physionomie ordinaire :

«  Je crains de vous avoir effrayée, me dit-elle en continuant d’avancer, mais lentement ; vous n’êtes pas encore bien forte ; j’ai su que vous aviez été malade, et j’ai pris une part bien vive à vos souffrances. »

Elle me tendit sa main, dont le froid mortel qui contrastait d’une manière effrayante avec le calme de ses traits, augmenta la fascination qu’elle exerçait sur moi.

«  Commencez-vous à vous remettre ? me demanda-t-elle avec bonté.

— Il n’y a qu’un moment je me portais à merveille, lui répondis-je.

— Cette jeune fille n’est-elle pas à votre service ?

— Oui, milady.

— Voudriez-vous l’envoyer en avant et me permettre de vous accompagner pendant quelques instants ?

— Charley, prends tes violettes, dis-je aussitôt, et retourne à la maison ; je t’y rejoindrai tout à l’heure. »

Quand Charley fut partie, lady Dedlock vint s’asseoir à côté de moi, et rien ne saurait dire ce que j’éprouvai en reconnaissant entre ses mains le mouchoir dont j’avais recouvert le petit enfant de Jenny. Ma vue se troubla, je n’entendais et je ne respirais plus ; mon cœur battait à se rompre, il me semblait que j’allais mourir ; mais quand elle me pressa sur sa poitrine en me couvrant de ses baisers et de ses larmes ; quand elle se mit à mes genoux en criant : « Oh ! mon enfant, mon enfant ! je suis bien coupable, mais aussi bien malheureuse ; oh ! mon enfant, pardonnez-moi ! » quand je la vis se rouler à mes pieds dans toute l’agonie du désespoir, je sentis au milieu de mon égarement une explosion de gratitude que mon cœur adressait à Dieu pour avoir permis que je ne fusse pas un sujet de honte pour ma mère, en détruisant la ressemblance que j’avais avec elle.

Je la pris dans mes bras en la suppliant de se relever et de ne pas s’humilier devant sa fille ; je lui dis, ou j’essayai de lui dire, que, si jamais j’avais eu à lui pardonner quelque chose, il y avait bien des années que je l’avais fait de tout mon cœur ; que je l’aimais de toutes mes forces et d’un amour que rien ne pourrait changer ; que ce n’était pas à moi de lui demander compte de la vie qu’elle m’avait donnée ; que mon devoir était de la bénir, alors même qu’elle serait repoussée de tout le monde, et que je la suppliais d’accepter mon dévouement.

«  Il est trop tard, me répondit-elle en gémissant ; il faut que je continue à suivre seule ma route pleine de ténèbres ; tout est noir autour de moi ; je ne vois pas d’une heure à l’autre et ne distingue pas même ce qui est à mes pieds. C’est le châtiment qu’ici-bas j’ai attiré sur ma tête ; je le supporte et je le cache. »

En disant ces mots, elle retrouva l’air d’orgueilleuse indifférence dont elle se voilait aux yeux de tous ; mais elle le rejeta bien vite et reprit avec douleur :

«  Il faut que mon secret soit gardé, si toutefois il peut l’être. J’ai un mari dont il ferait le déshonneur, misérable que je suis ! »

Elle prononça ces paroles d’une voix étouffée, où l’on sentait plus de désespoir que dans un cri, si déchirant qu’il pût être. Et se couvrant la figure de ses mains, elle s’échappa de mes bras pour retomber à genoux, comme si elle avait voulu m’épargner son contact ; ni mes caresses, ni mes prières ne purent la décider à se relever. « Non, disait-elle, non ; altière et dédaigneuse partout ailleurs, laissez-moi m’humilier pendant le seul instant où je puis être moi-même. »

Elle ajouta qu’elle avait manqué de devenir folle pendant que j’étais malade ; il y avait peu de temps alors qu’elle savait que j’étais sa fille, et avait résolu de venir me trouver pour me parler une fois dans sa vie, rien qu’une fois ; nous ne devions plus nous rencontrer, disait-elle ; nous ne devions plus avoir de rapports ensemble, même indirectement ; elle me remit une lettre qu’elle avait écrite pour moi seule et qu’elle me priait de détruire aussitôt que j’en aurais pris connaissance, moins pour l’amour d’elle, que je devais désormais considérer comme morte, que par respect pour son mari et pour moi-même ; elle avait écrit ces lignes afin que je pusse avoir pitié d’elle, sachant tout ce qu’elle avait souffert ; et c’était la seule chose qu’elle désirât avant de mourir. Elle n’avait plus d’espoir sur la terre ; seule et dans l’ombre, elle combattrait jusqu’au bout pour défendre son secret ; mais nulle affection ne devait approcher d’elle, car personne ici-bas ne pouvait lui prêter assistance.

«  Le secret vous est-il au moins assuré ? lui demandai-je.

— Non, répondit-elle ; on a été dernièrement sur le point de le découvrir, un accident m’a sauvée ; je puis être perdue par un autre, demain, ce soir peut-être.

— Auriez-vous un ennemi ?

— Pas précisément ; c’est un homme trop froid pour aimer ou haïr : le procureur de sir Leicester ; fidèle sans attachement et jaloux du bénéfice et des privilèges que lui donne la possession des secrets de toute l’aristocratie.

— A-t-il quelque soupçon ?

— Beaucoup.

— Mais pas à votre égard ? repris-je tout alarmée.

— Si ! vigilant et rusé, il m’observe sans cesse ; je puis bien le tenir à distance, mais non pas me délivrer de sa personne.

— Est-il donc sans pitié ou sans honte ?

— Comme il est sans colère ; d’une indifférence que rien ne saurait troubler, il marche vers le but qui l’attire sans rencontrer d’obstacle.

— Ne pourriez-vous pas provoquer sa confiance ?

— Je ne l’essayerai jamais ; la voie sombre où je marche depuis tant d’années me conduira je ne sais où ; mais j’irai seule jusqu’à la fin.

— Chère mère, est-ce là votre dernière résolution ?

— Oui, ma résolution bien arrêtée. J’ai longtemps entassé folie sur folie, orgueil sur orgueil, mépris sur mépris, insolence sur insolence ; je dominerai le péril, et, si je le peux, j’emporterai mon secret dans la tombe ; le danger me presse de toutes parts ; mais je n’en suivrai pas moins la route que j’ai toujours suivie ; je n’en ai qu’une et je ne puis en vouloir d’autre.

— M. Jarndyce… commençai-je.

— Soupçonnerait-il ?… interrompit ma mère.

— Non, répondis-je ; soyez-en bien convaincue ; » et je lui racontai ce que mon tuteur connaissait de mon histoire. « Mais il est si bon, si plein de délicatesse, ajoutai-je, qu’il pourrait peut-être… »

Ma mère mit sa main sur mes lèvres :

«  Confiez-lui tout si vous voulez, dit-elle après un instant de silence, je vous en donne la permission ; triste faveur que je vous accorde, mon enfant ; mais ne me dites jamais que vous en avez parlé ; car je ne veux pas rougir. »

En vain essayai-je de lui faire entendre que M. Jarndyce, qui avait été pour moi le meilleur des pères, saurait être pour elle un ami qui l’aiderait de ses conseils ; elle persista dans la réponse qu’elle m’avait déjà faite et me répéta qu’elle continuerait seule de traverser le désert où elle devait marcher ; puis, s’abandonnant à sa douleur :

«  Mon enfant, mon enfant ! s’écria-t-elle, un dernier embrassement et un dernier baiser ! Pour parvenir à mon but, il faut que je redevienne ce que j’ai toujours été ; nous ne devons plus nous revoir ; mais quand vous entendrez dire que lady Dedlock est entourée d’hommages, qu’elle est heureuse autant que brillante, pensez à votre misérable mère forcée d’étouffer dans son cœur le seul amour qui s’y trouve ; pensez à ses remords et à son désespoir ; et pardonnez-lui en demandant à Dieu qu’il lui pardonne également, si toutefois c’est possible à sa justice. »

Nous restâmes encore étroitement enlacées pendant quelques minutes, et ma mère, après avoir détaché nos mains qu’elle ramena sur ma poitrine, m’embrassa une dernière fois et disparut bientôt à mes yeux. J’étais seule, en face du vieux manoir qui déployait au soleil ses terrasses et ses tours, et dont le calme et le silence, que j’avais pris autrefois pour une douce quiétude, me rappelaient à présent cet impitoyable guetteur de l’agonie de ma mère.

Encore étourdie par ce que je venais d’entendre, la nécessité d’éloigner tout soupçon vint à mon aide et me rendit un peu de force ; j’eus d’abord beaucoup de peine à réprimer mes larmes, et ce ne fut qu’au bout d’une heure que je pus songer à reprendre le chemin de la maison ; je revins lentement et je répondis à Charley qui, fort inquiète, m’attendait sur la porte, qu’après le départ de milady, je m’étais laissé entraîner à faire une longue promenade ; que j’étais extrêmement lasse et que j’allais me coucher tout de suite. Enfermée dans ma chambre, mon premier soin fut de lire la lettre qui m’avait été remise ; il y était clairement démontré que ma mère ne m’avait pas abandonnée ; sa sœur aînée, ma marraine, ayant découvert en moi quelques signes de vie au moment où l’on venait de déclarer que j’étais morte, m’avait élevée en secret, bien que sans nul désir de me voir vivre et seulement poussée par l’austère sentiment du devoir. Elle n’avait jamais revu sa sœur depuis lors ; et ma mère avait toujours cru que j’avais expiré en naissant, et qu’on m’avait enterrée avant même d’avoir pu me baptiser. La première fois qu’elle m’avait vue dans l’église, elle avait tressailli en songeant à sa fille qui aurait eu mon âge et qui m’aurait ressemblé si elle avait vécu ; mais ce fut la seule pensée qui lui vint à l’esprit.

Lorsque j’eus fini de lire cette lettre, je la brûlai soigneusement ainsi que ma mère me l’avait recommandé. Une invincible tristesse s’était emparée de moi ; j’espère qu’on ne m’accusera pas d’ingratitude ; mais il me semblait qu’il aurait été bien plus heureux si je n’avais pas vécu. J’éprouvais comme une terreur de moi-même en pensant que j’étais pour ma mère un danger, dont la honte pouvait rejaillir sur une noble famille ; et je me sentais confuse de vivre, comme si j’avais échappé par la fraude à la sentence qui m’avait condamnée à mourir en naissant.

Je m’endormis épuisée, au milieu de ces tristes réflexions ; le lendemain, en m’éveillant, je pleurai de nouveau à l’idée que je rentrais dans un monde où mon existence était pour les autres un motif d’inquiétude ; j’avais plus que jamais peur de moi-même en pensant à celle que ma vie accusait, à son honneur, au propriétaire de Chesney-Wold ; et je restais frappée du terrible sens de ces paroles qui revenaient sans cesse à mon oreille, comme le gémissement de la tempête aux échos du rivage : « Votre mère fait votre honte ainsi que vous faites la sienne, Esther ! un jour viendra où vous comprendrez ces mots comme une femme seule peut les sentir et les comprendre. » J’entendais encore la voix de ma marraine ajouter à ces paroles : « Priez, et demandez chaque jour que les péchés des autres ne retombent pas sur votre tête ! » Et dans mon trouble je me croyais à l’heure du châtiment, et je me sentais accablée de cette honte et de cette malédiction qui pesaient sur ma mère.

Une soirée brumeuse remplaça le jour qui fuyait ; je sortis seule, bourrelée de cette douleur contre laquelle je me débattais vainement ; après avoir marché quelque temps dans le parc de Chesney-Wold, regardant les arbres se voiler d’ombre, et suivant des yeux le vol des chauves-souris qui m’effleuraient presque de leur aile, je fus pour la première fois attirée vers le château et je suivis machinalement le sentier qui conduisait de ce côté.

Je n’osai pas m’arrêter et lever la tête pour regarder la façade ; mais je passai devant le parterre aux plates-bandes remplies de fleurs, au gazon de velours, aux larges allées soigneusement entretenues ; je vis combien la pluie, le soleil et les siècles avaient marqué leur empreinte sur les vieilles balustrades et les vastes perrons que le lierre et la mousse recouvraient de leur manteau, et j’entendis le murmure de la fontaine. Puis, l’allée que je suivais tourna tout à coup pour côtoyer de longues rangées de sombres fenêtres entremêlées de tourelles et de portails de forme étrange, hérissées de monstres de pierre montrant les dents au-dessus des écussons qu’ils tenaient dans leurs griffes ; l’allée s’enfonçait sous l’un de ces porches, traversait une cour de service, où je crus entendre des voix sourdes et râlantes, peut-être le bruit du vent dans les masses de lierre qui couvraient la muraille, peut-être la plainte étouffée de la girouette, ou l’aboiement des chiens ; l’allée tournait encore ; je sentis le parfum des tilleuls dont j’entendais bruire le feuillage ; au-dessus de ma tête se trouvait le promenoir du revenant ; l’une des chambres qui donnaient sur la terrasse était éclairée, probablement celle de ma mère. Le chemin que je suivais était pavé en cet endroit, et mes pas, qui ne faisaient aucun bruit sur la pierre où je marchais, éveillaient un écho sur les dalles du promenoir. Je passai rapidement ; la fenêtre éclairée était déjà derrière moi quand cet écho de mes pas me fit songer à l’effrayante vérité de la légende ; n’étais-je pas celle qui devait répandre le deuil dans cette noble maison, et ne venais-je pas avertir la famille du malheur dont elle était menacée ? Presque folle de terreur et cherchant à me fuir moi-même, je repris, en courant, le chemin que j’avais suivi et ne m’arrêtai qu’après avoir franchi la grille extérieure, laissant derrière moi la masse funèbre que formait le parc dans l’ombre.

Ce n’est qu’après m’être retrouvée dans ma chambre et y avoir souffert de nouveau mille tortures, que je commençai à comprendre combien il y avait d’injustice et d’ingratitude dans ma douleur. J’avais trouvé, en rentrant, une lettre d’Éva, qui arrivait le lendemain ; et chaque ligne de cette lettre exprimait tant de joie de me revoir, qu’il aurait fallu que je fusse de marbre pour ne pas en être touchée. Une lettre de mon tuteur était jointe à celle d’Éva : une bonne lettre où il me priait de dire à dame Durden, si je la rencontrais par hasard, que tout manquait à Bleak-House, quand elle n’y était pas ; que le désordre était partout et la gaieté nulle part ; qu’enfin la maison n’était plus la même ; que tout le monde s’en plaignait et qu’on parlait de se révolter si dame Durden ne revenait pas bien vite. N’étais-je pas plus aimée, plus heureuse que je ne le méritais ? Je repassai dans mon esprit tout ce qui m’était arrivé depuis mon enfance, et je retrouvai toute ma sérénité. Je voyais bien que, si Dieu avait voulu ma mort, je ne serais pas vivante aujourd’hui, je ne jouirais pas du bonheur auquel il semblait au contraire m’avoir destinée ? Que de choses s’étaient réunies pour concourir à mon bien-être ! et, si les fautes des pères retombent quelquefois sur les enfants, ce n’était pas dans le cas où je me trouvais placée. Je me sentais innocente de mon origine, autant qu’une reine de la sienne ; et je comprenais que Dieu ne me punirait pas plus du malheur de ma naissance qu’il ne récompenserait une princesse d’être la fille des rois. Je renouvelai mes bonnes résolutions, je demandai à mon Père céleste de m’y affermir ; et, versant tout mon cœur dans ma prière, je sentis peu à peu ma tristesse se dissiper ; rien ne troubla mon sommeil ; et le lendemain, quand je m’éveillai, pas un nuage n’assombrissait ma pensée.

Ma chère fille devait arriver le soir à cinq heures ; nous ne pouvions pas mieux employer notre temps, d’ici là, qu’à faire une longue promenade sur la route qu’elle devait prendre. Nous fîmes donc seller Têtu, car nous ne l’avions plus remis à la voiture depuis le fameux jour où il m’avait fallu revenir à pied en tête de notre petit convoi, et nous partîmes pour notre expédition. Au retour, nous passâmes une grande revue de la maison et du jardin, où tout nous sembla dans un ordre parfait, et nous sortîmes l’oiseau de sa cage, pour qu’il pût faire à l’arrivante les honneurs du logis. Nous n’avions plus que deux heures à passer ; j’avoue que, pendant ces deux heures, qui me parurent mortellement longues, je fus prise d’une inquiétude nerveuse en pensant à l’altération de mon visage. Quel effet produirait-il sur Éva ? l’y avait-on préparée ? s’attendait-elle à un changement aussi grand ? n’aurait-il pas mieux valu l’y habituer peu à peu ? et cent autres questions qui se pressaient dans ma tête. J’étais bien sûre de voir immédiatement dans son regard si limpide et si franc l’impression qu’elle ressentirait en me voyant ; pouvais-je répondre de celle que j’en éprouverais à mon tour ? Dans tous les cas, l’attente et l’inaction n’étaient pas faites pour diminuer l’état nerveux où me plongeait cette inquiétude, et je résolus d’aller au-devant de la voiture ; mais je n’avais pas fait deux milles, qu’à chaque tourbillon de poussière qui s’élevait sur la route, je me sentais prise de telles palpitations, que je revins sur mes pas, et que, croyant tout à coup avoir la diligence sur les talons, chose que je savais pourtant impossible, je me mis à courir de toutes mes forces dans la crainte qu’elle ne vînt à me rattraper ; si bien que j’arrivai à la maison hors d’haleine. La belle affaire ! je m’étais tellement échauffée, que j’avais le visage tout en feu. Ce n’était pas le moyen de le faire paraître à son avantage. Enfin je croyais qu’il me restait encore plus d’un quart d’heure avant l’arrivée de ma voyageuse, lorsque j’entendis Charley s’écrier :

« Miss, la voilà ; par ici, par ici ! »

Mais, au lieu de venir du côté où elle m’appelait, je courus bien vite dans ma chambre, et je me cachai derrière la porte, où je restai toute tremblante, pendant qu’Éva montait l’escalier en disant :

« Chère amie, où êtes-vous ? Dame Durden, où êtes-vous donc ? »

Elle entra au moment où j’allais fuir… Oh ! quel bonheur ! Son regard chéri d’autrefois, plein de tendresse et d’émotion joyeuse ! Quel bonheur de la retrouver comme toujours et de lui voir approcher son visage de mes pauvres joues couturées, qu’elle couvrait de larmes et de baisers en m’appelant des noms les plus doux et en me pressant dans ses bras !