Bleak-House/51

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 221-229).

CHAPITRE XXI.

Éclaircissement.

Le jour même de son arrivée à Londres, M. Woodcourt, fidèle à la promesse qu’il m’avait faite de veiller sur Richard, s’était présenté chez M. Vholes pour lui demander l’adresse de son nouvel ami.

« Justement, répondit l’avoué, M. Carstone demeure tout près d’ici. Veuillez bien vous asseoir. »

M. Woodcourt le remercia en lui disant qu’il n’avait pas autre chose à lui demander que l’adresse qu’il était venu chercher.

« Fort bien, mais je crois savoir, poursuivit l’homme de loi, que vous avez sur M. Carstone une certaine influence.

— Dans ce cas, monsieur, vous en savez plus que moi, répliqua M. Woodcourt.

— C’est l’un des devoirs que ma profession m’impose, reprit gravement l’avoué, d’étudier le caractère de tous ceux qui me confient leurs intérêts ; et je puis dire que c’est l’une de ces obligations à laquelle je n’ai jamais manqué.

— L’adresse, monsieur, l’adresse ?

— Accordez-moi, s’il vous plaît, un moment d’entretien : M. Carstone est engagé dans une partie importante, dont l’enjeu est une valeur considérable ; mais on ne joue pas sans… ai-je besoin de dire le mot ?

— Sans argent, à ce que je présume.

— Pour parler avec franchise (car la franchise est ma règle invariable, soit que je doive y gagner ou même y perdre, ce qui est le cas le plus ordinaire), vous avez dit la chose ; on ne joue pas sans argent. Quant aux chances de gain que peut avoir M. Carstone, je ne saurais me prononcer ; abandonner des droits qu’on a soutenus si longtemps serait peut-être une folie, peut-être un acte de raison ; je n’en sais rien, mais absolument rien.

— Vous oubliez, monsieur, que je ne vous demande pas tout cela, et que vos communications ne m’intéressent nullement, répondit M. Woodcourt.

— Pardonnez-moi, répliqua M. Vholes ; vous vous calomniez, et je ne puis pas souffrir que, dans ma propre étude, vous vous fassiez injure ; non, monsieur, je connais trop le cœur humain pour admettre un instant qu’un gentleman de votre caractère ne s’intéresse pas à ce qui concerne son ami.

— Vous voyez bien, monsieur, que je m’y intéresse, puisque je vous demande son adresse.

— Pour que M. Carstone continue la partie où il est engagé, il faut nécessairement qu’il se procure des fonds ; comprenez-moi bien, monsieur : il a, quant à présent, tout ce qui est nécessaire, mais il faut songer à l’avenir ; à moins toutefois que M. Carstone ne veuille se désister de la cause et perdre les avances qu’il a faites à cet égard ; mais, dans le cas contraire, il lui faudra des fonds ; permettez-moi donc de vous exposer nettement l’état des choses comme à l’ami de M. Carstone : je serai toujours heureux de le représenter à la Cour et d’agir en son nom jusqu’à concurrence des frais garantis par le domaine en litige ; mais pas au delà. Je ne le pourrais pas sans faire tort à mes trois filles et à mon vénérable père dont je suis l’unique soutien ; et c’est chez moi, monsieur, une résolution (appelez-la folie ou faiblesse, comme vous voudrez), mais une résolution bien arrêtée de ne faire tort à personne. »

M. Woodcourt ne peut qu’approuver une semblable détermination, bien qu’il y mette assez de froideur.

« Mon seul désir, poursuit l’avoué, est de laisser après moi un nom sans tache ; c’est pour cela, monsieur, que je saisis cette occasion de vous dire franchement où en est M. Carstone. Quant à moi, vous le savez, toute peine mérite salaire ; des intérêts me sont confiés, je m’engage à les servir, à les faire avancer, je pousse à la roue, et je gagne ainsi l’argent qui m’est dû ; c’est pour cela que je suis dans cette étude, et que mon nom est écrit sur la porte.

— Et l’adresse de M. Carstone, monsieur Vholes ?

— Je croyais vous l’avoir dite, monsieur ; la maison d’à côté, au second étage ; c’est là qu’il demeure ; il a voulu se placer auprès de son conseiller légal, et je suis loin de l’en blâmer ; je désire au contraire que mes clients surveillent eux-mêmes leurs intérêts. »

Sur ce, M. Woodcourt souhaita le bonjour à M. Vholes et se rendit chez Richard, dont il commençait à comprendre les inquiétudes et le changement de physionomie.

Il le trouva dans une chambre tristement garnie de vieux meubles fanés, un livre devant lui, mais qu’il ne lisait pas ; la porte était ouverte, et M. Woodcourt m’a dit qu’il n’oublierait jamais l’égarement qu’il remarqua sur son visage, et l’affaissement de tout son corps avant qu’il l’eût arraché à ses méditations.

« Woodcourt ! s’écria Richard en tendant les bras au docteur, vous réapparaissez comme un spectre au milieu d’une vision.

— Le spectre d’un ami qui est heureux de vous retrouver. Comment vont les affaires de ce bas monde ?

— Assez mal, et surtout bien lentement, du moins quant à la part qui m’y est réservée.

— Laquelle, mon pauvre ami ?

— Ce procès que la chancellerie éternise.

— Oh ! répondit M. Woodcourt en secouant la tête, je n’ai jamais rien entendu dire de bon de ce côté-là.

— Ni moi non plus, dit tristement Richard. Tenez, Woodcourt, je ne veux pas que vous vous abusiez sur mon compte, alors même que j’y perdrais dans votre estime ; je ne fais plus rien qui vaille ; mon intention était bonne, et je ne réussis qu’à mal faire ; on vous dira qu’il aurait mieux valu pour moi ne pas me jeter dans le filet d’où je ne peux plus sortir ; cependant je ne le pense pas ; bref, j’étais sans but et c’est là ce qui me manquait ; maintenant j’en possède un, ou peut-être est-ce lui qui me possède ; n’importe, prenez-moi tel que je suis, et tirez-en le meilleur parti possible.

— À charge de revanche, mon bon ami.

— Quelle différence entre nous deux, Woodcourt ! vous aimez votre art, et vous creusez d’une main ferme le sillon que vous avez commencé ; mais, bah ! tout a une fin dans ce monde, nous le verrons bien un jour ; en attendant, prenez-moi tel que je suis et accordez-moi votre amitié. »

Ils se serrèrent la main cordialement.

« Quel bonheur de vous voir ! poursuivit Richard d’un ton joyeux ; figurez-vous que je n’ai vu personne que Vholes depuis que je suis ici. Mais permettez-moi, pour commencer notre traité, de vous faire une confidence sans laquelle vous ne me connaîtriez pas. Peut-être d’ailleurs le savez-vous ; j’aime Éva. »

M. Woodcourt répondit que je le lui avais fait entendre.

« Et n’allez pas croire à présent que je suis un affreux égoïste ; que je me casse la tête et me brise le cœur à propos de cette misérable affaire, en vue de mes seuls intérêts ; pas du tout, ceux d’Éva et les miens sont les mêmes. C’est pour elle comme pour moi que Vholes travaille. Vous sentez que je ne tiens pas à vous paraître plus mauvais que je ne le suis, votre affection m’est trop précieuse ; comprenez donc bien que j’ai besoin de voir rendre justice à Éva, et qu’en soutenant mes droits, ce sont les siens que je revendique. »

Plus tard, quand M. Woodcourt vint à réfléchir à ce qui s’était passé, il fut si vivement frappé de l’inquiétude qu’avait témoignée la physionomie de Richard en insistant sur cette communauté d’intérêts avec Éva, qu’en me rendant un compte général de sa première visite à Symond’s Inn, il appuya particulièrement sur ces détails. Son récit raviva les craintes que j’avais déjà depuis longtemps, que le petit patrimoine de ma chère fille ne fût absorbé par M. Vholes, et que Richard ne se montrât si jaloux des intérêts de sa cousine que pour se justifier à ses propres yeux d’être l’instrument de sa ruine.

C’était à l’époque où je soignais Caroline que cet entretien avait eu lieu, et je reprends mon récit à l’endroit où je l’ai laissé à la fin du chapitre précédent, le lendemain du jour où ma pauvre Éva n’avait pas osé me dire ce qu’elle avait sur le cœur. Trouvant donc à cette chère amie la même tristesse que la veille, je lui proposai d’aller faire une visite à Richard, et ne fus pas médiocrement surprise de l’hésitation qu’elle mit dans sa réponse.

« Vous n’avez rien eu avec lui pendant que j’étais absente ? lui demandai-je.

— Non, Esther. »

Pourquoi ces larmes sur son visage où rayonnait tant d’amour ?

« Préférez-vous que j’y aille toute seule ?

— Non, chère amie.

— Voulez-vous y aller sans moi ? »

Elle aimait mieux que je vinsse avec elle, et nous partîmes ensemble. C’était un de ces jours sombres où chaque objet prend une teinte morose et triste ; un de ces jours traversés d’une pluie froide qui tombe par intervalles ; les maisons avaient l’air de nous regarder d’un mauvais œil ; le vent s’élevait contre nous et rabattait la fumée sur nos têtes ; ma belle Éva me semblait déplacée au milieu de ces rues tristes et raboteuses, et nous rencontrâmes, en un moment, plus d’enterrements que je n’en avais encore aperçu en un jour.

Nous ne savions pas où était Symond’s Inn, et j’allais m’en informer dans une boutique, lorsque Éva me dit qu’elle croyait que c’était près de Chancery-Lane, où effectivement nous trouvâmes ce que nous cherchions. « C’est la maison qui est à côté de l’étude de M. Vholes, » me dit encore Éva ; mais laquelle ? Je me dirigeai vers celle de droite pendant qu’Éva frappait à l’autre, et c’était elle qui avait encore raison. Nous montâmes l’escalier. Au second étage, le nom de Richard était écrit en lettres blanches sur le fond noir d’une porte ; et, comme je me disposais à frapper, Éva tourna le bouton et nous entrâmes dans la chambre.

Richard était penché sur une table couverte de papiers poudreux où les mots fatals « Jarndyce contre Jardnyce » étaient inscrits à chaque page ; il nous témoigna beaucoup d’affection, nous fit asseoir et nous dit que, si nous étions venues quelques minutes plus tôt, nous aurions vu M. Woodcourt. « Je ne crois pas qu’il ait jamais existé son pareil, nous dit-il ; un autre, avec moitié de sa besogne, ne trouverait pas un moment pour venir, et lui, il a toujours du temps à donner à un ami. Et puis, il est si gai, si bon, si encourageant, si plein de cœur et de sensibilité, tout ce que je ne suis pas enfin, qu’on dirait que le soleil entre avec lui dans cette chambre, et que l’ombre y revient du moment où il s’éloigne. Il ne partage pas la confiance que M. Vholes et moi nous avons dans cette affaire, reprit-il après une pause, en regardant les papiers dont la table était couverte et en s’adressant à Éva ; mais il n’a pas, comme nous, approfondi la matière et l’on ne peut pas exiger qu’il comprenne rien à un pareil grimoire sans l’avoir étudié. »

Ses regards se reportèrent sur les dossiers, et je fus frappée des progrès qu’avait faits sa maigreur ; de ses yeux caves, de ses lèvres desséchées et de ses ongles rongés !

« Croyez-vous que cette chambre soit saine ? lui demandai-je.

— Chère Minerve, répondit-il avec son ancien rire, on n’est pas ici à la campagne, et cet endroit n’a rien de gai ni de séduisant ; quand le soleil s’y montre, vous pouvez dire qu’il resplendit ailleurs ; mais peu importe, cela suffit pour le moment ; c’est au centre des affaires et à côté de M. Vholes.

— Peut-être qu’un changement de quartier…

— Me ferait du bien, reprit-il en riant encore, mais cette fois d’un rire forcé ; malheureusement il n’y a pour moi que deux choses qui pourraient me permettre de m’en aller d’ici : ou la fin du procès, ou la fin du plaideur ; mais ce sera le procès qui finira le premier, chère Éva ; nous menons lestement tout cela, croyez-le ; demandez plutôt à Vholes ; avec nous pas un moment de répit : notre homme est admirable ; il connaît leurs tours et leurs détours et les poursuit sans cesse ; nous réveillerons toute cette nichée de dormeurs ; tenez-le pour certain. »

Son espérance m’était depuis longtemps plus pénible que son découragement ; il y avait quelque chose de si violent et de si âpre dans cette détermination d’espérer quand même, et il se mêlait à cet espoir fébrile un sentiment si profond de contrainte, que j’en avais été vivement émue ; mais l’expression du combat que se livrait en lui-même notre pauvre ami n’avait jamais été si navrante qu’aujourd’hui, et je restai persuadée qu’alors même que le procès eût réalisé ses plus brillantes illusions, son visage n’en porterait pas moins jusqu’à sa mort les traces des inquiétudes et des désappointements qu’il avait déjà éprouvés.

« La vue de cette chère petite femme, poursuivit Richard en me regardant, m’est tellement familière, et sa bonne figure toujours la même qu’autrefois…

— Non, non, interrompis-je en souriant.

— Toujours la même, reprit Richard en me serrant la main ; sa bonne figure me rappelle si bien le passé, que je ne pourrais pas dissimuler devant elle ; vous voyez, chère Esther, que j’ai de bonnes raisons pour espérer ; et malgré cela, vous le dirai-je, il y a des instants où le désespoir est près de m’atteindre ; je suis si fatigué ! » dit-il en abandonnant ma main et en s’éloignant de la table ; il parcourut plusieurs fois la chambre de long en large, et se laissant tomber sur le sofa : « Je suis si fatigué ! répéta-t-il d’un air sombre. C’est une œuvre si lente et si pénible ! » Éva quitta la place où elle était assise, ôta son chapeau, alla s’agenouiller auprès de Richard, dont elle couvrit la tête de ses cheveux d’or, comme d’un rayon de soleil : elle lui passa les bras autour du cou, et tournant vers moi son visage où se peignaient l’amour et le dévouement :

« Esther, me dit-elle, je ne m’en irai pas avec vous. »

Aussitôt ce fut pour moi un trait de lumière.

« Je vais rester avec mon cher époux ; nous sommes mariés depuis deux mois. » Elle inclina son front sur la poitrine de Richard, et il me fut donné de contempler un amour que la mort seule pouvait éteindre.

« Éva, lui dit-il rompant le silence le premier, dites à Esther comment tout cela s’est fait. »

Mais je la pris dans mes bras et la couvris de baisers ; qu’avais-je besoin de l’entendre ? « Pauvre chérie, lui disais-je ; pauvre, pauvre enfant ! » Car ma première impression fut de la plaindre, malgré l’amitié que je ressentais pour Richard.

« Me pardonnez-vous, Esther ? et M. Jarndyce, croyez-vous qu’il me pardonne ?

— En douter un moment, lui répondis-je, ce serait lui faire injure. Quant à moi, chère amie, qu’ai-je à vous pardonner ? »

J’essuyai ses larmes et j’allai m’asseoir sur le sofa, entre elle et son mari.

« Tout ce que j’avais était à Richard, me dit le pauvre ange ; il ne voulait pas l’accepter ; il ne me restait d’autre moyen que de devenir sa femme ; vous comprenez, Esther ?

— Et vous étiez si occupée, dame Durden, reprit Richard, qu’il n’y avait pas à vous parler ; d’ailleurs, l’affaire n’a pas été longue ; nous sortîmes un beau jour et tout fut terminé.

— Que de fois j’ai songé à vous l’apprendre, me dit Éva, mais je ne savais pas comment faire, et j’en étais bien malheureuse. »

Elle tira son alliance de son sein, la baisa et la mit à son doigt ; je me souvins alors de ce que j’avais remarqué la veille, et je dis à Richard que, depuis son mariage, elle l’avait portée toutes les nuits, quand il n’y avait près d’elle personne qui pût la voir. Elle me demanda, en rougissant, comment je l’avais deviné ; je lui dis que j’avais vu sa main cachée sous l’oreiller, que je ne savais pas alors quel en était le motif, mais qu’à présent je le comprenais à merveille. Et ils me racontèrent de nouveau tout ce qui s’était passé. J’étais triste et heureuse à la fois ; je ne sais pas lequel des deux sentiments dominait dans mon cœur. Je les plaignais de toute mon âme, et pourtant j’éprouvais un certain orgueil de leur amour ; mais je me détournai pour cacher mon visage ; je ne voulais pas assombrir leur bonheur.

Le moment où je devais les quitter vint enfin, et ce fut l’instant le plus pénible, car ma pauvre amie, donnant un libre cours à ses larmes, se jeta dans mes bras en m’appelant des noms les plus chers et en me demandant ce qu’elle deviendrait sans moi ; Richard n’était pas moins ému, et j’aurais été la plus faible des trois, si je ne m’étais sévèrement interdit de le paraître.

« Voilà une petite femme qui n’aime guère son mari, dis-je en riant ; allons, Richard, prenez-la, je vous en prie ; je reviendrai demain, après-demain, tous les jours ; ainsi donc je ne vous dis pas adieu ; à quoi bon, quand on doit se revoir le lendemain ? » Je retenais toujours ma chère fille dans mes bras, et, malgré mon intention de partir, mon cœur se brisait en songeant à la quitter. Je leur dis en plaisantant que j’attendais qu’ils m’encourageassent à revenir les voir ; que, sans cela, je n’étais pas sûre de pouvoir prendre cette liberté ; là-dessus, mignonne aimée releva la tête, sourit doucement au milieu de ses larmes, je pris son front entre mes mains, je l’embrassai une dernière fois et je m’échappai en riant. Mais comme je sanglotai quand je fus en bas de l’escalier ! Ma pauvre Éva me semblait perdue pour toujours ; et je ne pouvais pas me faire à l’idée de ne plus vivre avec elle. Après avoir pleuré longtemps, je finis par retrouver un peu de force, et, prenant une voiture, je revins à la maison. Mon tuteur était sorti pour aller savoir des nouvelles de ce pauvre garçon que j’avais recueilli à Saint-Alban, et qui se mourait chez M. Georges. Il me fit dire qu’il ne rentrerait pas pour dîner ; j’étais donc seule et je me remis à pleurer ; quel vide me laissait ma pauvre Éva ! Je repensais à la manière dont nous nous étions quittées, à la triste chambre qu’elle habitait maintenant, à la vie qu’elle allait mener, aux privations qui l’attendaient, et j’éprouvais un tel besoin de me retrouver auprès d’elle, que je résolus de sortir et d’aller me promener sous ses fenêtres. C’était une folie, je le confesse ; mais peu importe, je trouvai mon projet fort raisonnable alors ; aujourd’hui même je ne saurais m’en blâmer ; et, prenant Charley avec moi, je me dirigeai vers Symond’s Inn. Il faisait nuit quand nous arrivâmes à la nouvelle demeure d’Éva, et il y avait de la lumière dans sa chambre. M. Vholes sortit de son étude et leva les yeux vers les fenêtres de Richard. La vue de ce maigre personnage vêtu de noir, et la tristesse des lieux où je me trouvais me firent une vive impression ; je songeais à la jeunesse, à la beauté de ma chère fille, à son amour, à ce trésor enfermé dans cet affreux endroit si peu fait pour le contenir. Il n’y avait personne autour de nous ; je me glissai dans l’escalier que je montai bien doucement ; je retins mon haleine pour écouter, et dans le morne silence de cette maison délabrée, je crus saisir le murmure de leurs voix jeunes et fraîches ; enfin montant jusqu’au palier, j’allai poser mes lèvres sur la porte noire où le nom de Richard se détachait en blanc comme sur la pierre d’une tombe.

Je revins plus calme ; cette visite avait en quelque sorte diminué la distance qui me séparait d’Éva ; je sentais mieux que je la reverrais encore ; je n’étais pas consolée, mais j’avais plus de courage.

Mon tuteur était rentré lorsque nous arrivâmes, et se tenait debout près de la fenêtre ; il vint à moi, et me regardant en face : « Vous avez pleuré ! me dit-il.

— Oui, cher tuteur ; ma pauvre Éva… elle est si malheureuse, si triste de… »

Je m’appuyai sur le bras de son fauteuil, et je vis qu’il comprenait le regard que je laissai tomber sur la place vide qu’il y avait entre nous.

« Est-elle mariée, Esther ? »

Je lui dis tout ce que je savais, et que la première parole du cher ange avait été pour demander si le cousin John voudrait lui pardonner.

« Elle n’en a pas besoin, dit-il ; qu’elle soit bénie, chère enfant ; et que Richard le soit comme elle. Pauvre Éva ! pauvre Rick ! »

Nous restâmes quelques instants sans rien dire. « Bleak-House diminue tous les jours, reprit mon tuteur avec un soupir.

— Mais sa maîtresse y est encore, répondis-je à demi-voix, touchée de la manière dont il avait dit ces paroles ; elle fera tout son possible pour qu’on y soit heureux, » ajoutai-je timidement.

Il tourna vers moi son regard paternel, posa sa main sur la mienne, en disant : « Elle y réussira, chère Esther ; et néanmoins, petite femme, Bleak-House diminue tous les jours, »

Je fus triste et comme désappointée de lui entendre redire ces paroles ; je craignais de n’avoir pas été pour lui tout ce que j’aurais voulu être depuis la réponse que j’avais faite à sa lettre.