Bleak-House/53

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 238-248).

CHAPITRE XXIII.

Sur la piste.

M. Bucket et son gras index tiennent ensemble de nombreuses conférences relativement au meurtre de M. Tulkinghorn. Toutes les fois que M. Bucket est chargé d’une affaire aussi grave, le second doigt de sa main droite s’élève à la hauteur d’un esprit familier ; il le porte à ses lèvres et ce démon lui recommande le silence ; il le met à son oreille et ce gras lutin lui murmure de nouvelles découvertes ; il s’en frotte le nez et son odorat s’aiguise ; il l’agite devant un criminel, et, fasciné par cet index accusateur, le malheureux court à sa ruine. Bref, quand M. Bucket et son index ont ensemble de fréquents entretiens, les augures du temple de la police prédisent qu’avant peu la vindicte publique aura donné un exemple terrible de sa toute-puissance.

Observateur attentif de la nature humaine, philosophe bienveillant, plein d’indulgence pour les folies des hommes, M. Bucket parcourt la ville d’un air insouciant, comme un flâneur sans but. D’un caractère facile et d’un esprit joyeux, il a de bonnes relations avec tous ses semblables et trouve l’occasion de boire avec beaucoup d’entre eux. Il est affable, inoffensif dans ses paroles, libéral dans ses actes, mais au milieu de ce calme rassurant s’agite un index rempli de malice.

Rien n’a le pouvoir de l’arrêter dans sa course ; le temps et l’espace n’existent pas pour lui ; arrivé d’hier, parti ce matin, il est de retour avant que son départ ait pu être remarqué. Ce soir il est à Londres et regarde par hasard les éteignoirs de fer qui sont à la porte de sir Leicester Dedlock ; demain, au point du jour, il se promènera sur la terrasse de Chesney-Wold ; quelques heures après il fouillera les tiroirs, le pupitre et les poches de M. Tulkinghorn ; et, seul dans le cabinet du défunt, il interrogera l’allégorie du plafond, index contre index.

Il est facile de comprendre qu’une pareille existence doive être incompatible avec la vie de famille ; et, bien que l’officier de police apprécie infiniment la société de mistress Bucket, femme remarquable, naturellement douée d’un esprit d’investigation qui aurait pu accomplir de grandes choses, s’il eût été développé par l’exercice et la méthode, mais qui a dû s’arrêter au niveau d’un talent d’amateur, bien qu’il apprécie, disons-nous, la société d’une compagne aussi rare, M. Bucket ne rentre pas chez lui ; et sa femme n’a d’autre ressource que la conversation de sa locataire, qui est heureusement une femme d’esprit à laquelle elle s’intéresse.

On est au jour des funérailles de M. Tulkinghorn, et la foule se rassemble dans Lincoln’s Inn Fields. À vrai dire, il n’y a dans toute cette foule que quatre individus : sir Leicester, lord Coodle, William, Buffy et le cousin débilité, amené là comme appoint ; mais le nombre des équipages inconsolables est immense. La pairie a envoyé au cortége plus d’affliction à quatre roues qu’on n’en a jamais vu dans le quartier ; c’est une réunion d’armoiries à faire croire que le collège héraldique a perdu en un jour et son père et sa mère ; le duc de Foodle est représenté par un splendide carrosse dans le dernier genre, avec essieux brevetés à boîtes d’argent, et trois laquais de six pieds de haut formant à l’arrière un faisceau éploré. Tous les cochers de cérémonie que renferme Londres siègent aujourd’hui vêtus de noir ; et, si le vieux procureur sut jamais apprécier ce que valent de magnifiques attelages, il doit être satisfait.

Impassible au milieu de tous ces mollets en deuil, M. Bucket, assis au fond d’un carrosse désolé dont il écarte les stores, passe en revue la foule qui l’entoure et promène son regard perçant du pavé de la place jusqu’au toit des maisons.

« Ah ! vous voilà, chère partenaire, se dit-il à lui-même en apercevant mistress Bucket, placée par faveur près de la porte du défunt, et votre locataire avec vous ; très-bien, chère âme ; j’espère que votre santé est bonne. »

M. Bucket redouble d’attention jusqu’au moment où l’on apporte dans le corbillard le dépositaire de tant de nobles secrets. Où est-il maintenant ce trésor de secrets qu’on lui avait confié ou qu’il avait surpris ? l’emporte-t-il dans la tombe, ou bien toutes ces confidences se sont-elles envolées avec son dernier souffle ?

Quel contraste entre M. Tulkinghorn et M. Bucket enfermés chacun dans leur sombre équipage ! Quelle distance incommensurable entre la petite blessure qui, plongeant le premier dans son dernier sommeil, l’a fait placer dans ce corbillard pesamment cahoté sur le pavé des rues, et la tache de sang qui, tenant le second sans cesse éveillé, donne à son esprit une activité qu’exprime tout son être, depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux ! Mais qu’importe à tous les deux ce contraste ? ni l’un ni l’autre ne s’en inquiète guère.

Le cortège se met en marche, et M. Bucket, après s’être installé commodément, tire son mémorandum et prend un signalement détaillé de la voiture où il se trouve, au cas où ces détails pourraient un jour lui devenir nécessaires. Quand arrive l’instant qui lui paraît opportun, il sort doucement de l’équipage et se dirige vers l’hôtel de sir Dedlock, où il entre, comme chez lui, sans sonner ni frapper, car il a une clef de la porte avec la permission d’aller et de venir comme bon lui semble, et à toute heure, ce dont il use amplement.

« Encore une lettre pour vous, monsieur Bucket, » lui dit Mercure en lui remettant un billet arrivé par la poste quelques instants avant. Si le valet reste là dans l’intention de jeter un coup d’œil sur la lettre qu’il apporte, M. Bucket n’est pas homme à satisfaire son imprudente curiosité.

« Avez-vous une tabatière ? » lui dit l’officier de police en le regardant en face comme un point de vue à l’horizon, qu’il aurait eu plaisir à contempler tout à son aise. Malheureusement Mercure ne prend jamais de tabac.

« Pourriez-vous m’en procurer une prise, n’importe où ; et n’importe duquel ? je n’ai pas de préférence à cet égard, mais je vous serais bien obligé. »

Mercure revient un instant après avec une tabatière d’emprunt où M. Bucket puise largement, et dont il déclare le tabac d’une qualité parfaite ; une prise à une narine, une prise à l’autre ; après quoi il monte l’escalier en emportant son billet. Malgré la quantité de missives qu’il a reçues depuis la veille, M. Bucket écrit fort rarement, et cet excès de correspondance est en dehors de toutes ses habitudes ; il a vu dans sa vie tant de lettres compromettantes se produire au grand jour, qu’à ses yeux il faut être bien jeune pour se rendre l’auteur d’une pareille imprudence ; il ne répond même pas aux lignes qu’on lui adresse et décourage ainsi tous ceux qui seraient tentés de correspondre avec lui.

« Toujours la même écriture, dit-il en posant la lettre sur la table, et toujours ces deux mots. »

Il tire son portefeuille, dont il dénoue les cordons noirs, y prend une lettre qu’il confronte avec la dernière qu’il a reçue, et lit dans chacune d’elles ces deux mots audacieusement tracés : « Lady Dedlock. »

« Très-bien, dit-il ; mais je n’avais pas besoin de ce témoignage anonyme pour gagner les cent guinées promises. »

Il remet les deux lettres dans son portefeuille, qui, pour bien des gens, est le livre du destin ; il se dirige ensuite vers la porte qu’il avait fermée à double tour et qu’il ouvre juste à l’instant où Mercure lui apporte son dîner avec un flacon de xérès ; M. Bucket a souvent avoué chez ses intimes qu’il aime mieux plein sa dent creuse d’un vieux xérès brun que toutes les bonnes choses qu’on pourrait lui offrir. Il emplit donc son verre qu’il vide en faisant claquer ses lèvres, et va se mettre à table, quand tout à coup une idée lui venant à l’esprit, il ouvre doucement la porte qui communique avec la pièce voisine, où il promène un regard à vol d’oiseau ; la bibliothèque est déserte et le feu est près de s’éteindre ; il s’approche de la table où il aperçoit quelques lettres dont il regarde l’adresse.

« Pas une de l’écriture en question, dit-il ; ce n’est qu’à moi qu’on écrit ; j’en ferai part demain sans plus tarder au baronnet sir Leicester Dedlock. »

Il revient à son dîner qu’il mange du meilleur appétit ; et se réveille à peine du léger somme qu’il vient de faire après boire, lorsque Mercure vient le prier de se rendre au salon, où il trouve sir Leicester en compagnie de Volumnia et du cousin débilité que les funérailles du procureur ont totalement épuisé.

M. Bucket fait trois saluts différents à ces trois personnages : un salut d’homme lige au baronnet ; un salut galant à Volumnia, et au cousin débilité un signe de tête qu’on peut traduire ainsi :

« Vous êtes un particulier qui me connaissez et que je connais.

— Avez-vous appris quelque chose de nouveau, Bucket ? demande le baronnet. Souhaiteriez-vous d’avoir avec moi quelque entretien particulier ?

— Mais, pas aujourd’hui, sir Leicester Dedlock.

— Vous savez que je suis complétement à votre disposition, dans le but de venger la majesté des lois indignement outragée. »

M. Bucket regarde Volumnia et tousse d’un air qui semble émettre cette opinion respectueuse : « Vous êtes charmante, en vérité ; j’ai vu des centaines de femmes qui à votre âge étaient infiniment plus mal que vous. »

La belle Volumnia, qui a peut-être conscience du pouvoir de ses charmes, arrête sa plume au beau milieu d’un billet plié en chapeau à trois cornes et rajuste d’un air méditatif son collier d’énormes perles.

M. Bucket évalue mentalement cet objet décoratif et n’en a pas grande idée, pas plus que de la prose de Volumnia.

« Si je ne vous ai pas adjuré d’employer toutes les ressources de votre esprit pour découvrir l’auteur de cet horrible attentat, poursuit le baronnet avec emphase, je m’empresse de réparer cette omission involontaire. Que la dépense ne vous arrête nullement ; je suis disposé à payer tous les frais. »

M. Bucket s’incline de nouveau pour reconnaître cette libéralité.

« Mon esprit n’a pas goûté le moindre instant de repos depuis ce crime atroce, ajoute sir Leicester avec chaleur ; mais j’éprouve ce soir une indignation plus vive encore, après la douloureuse épreuve qu’il m’a fallu subir de confier à la tombe les restes d’un agent aussi fidèle que zélé pour mon service ; je déclare solennellement, poursuit le baronnet d’une voix émue, avec des pleurs dans les yeux, que je regarderai mon nom comme entaché de flétrissure tant que ce crime épouvantable restera impuni ; un gentleman qui m’a voué une partie de son existence, qui m’a consacré le dernier jour de sa vie, que j’ai eu constamment à ma table et qui a dormi sous mon toit, quitte ma demeure pour retourner chez lui, et tombe victime d’un affreux guet-apens une heure après être sorti de ma maison ; peut-être l’assassin l’a-t-il guetté chez moi ; peut-être a-t-il dû sa mort à ses relations intimes avec ma famille, qui ont pu lui faire supposer plus de fortune et plus d’importance que la simplicité de ses manières ne l’aurait fait croire sans cela ! certes je manquerais au respect que je professe pour la mémoire de ce gentleman et à la fidélité que je lui dois, si je n’usais pas de toute l’influence que me donne ma position pour découvrir les auteurs d’un tel crime. »

Sir Leicester, en faisant cette protestation chaleureuse, jette les yeux autour de lui comme s’il parlait à une assemblée imposante. M. Bucket l’observe d’un air grave, mêlé d’une certaine nuance de compassion, si toutefois on peut se permettre d’employer un pareil terme en parlant de l’illustre baronnet.

« La cérémonie de ce matin, continue sir Leicester, en même temps qu’elle a prouvé d’une manière frappante la considération et l’estime dont la fleur du pays entourait mon malheureux ami (le baronnet appuie sur ce dernier mot, car la mort, cette grande niveleuse, efface toute distinction) a augmenté la secousse pénible que m’a fait éprouver ce forfait audacieux ; le coupable serait mon frère, que je demanderais qu’il ne fût point épargné. »

Volumnia fait observer qu’elle avait pour le défunt une profonde affection.

« Vous devez éprouver un grand vide, miss Dedlock, répond M. Bucket ; cet éminent juriste avait bien tout ce qu’il faut pour emporter de vifs regrets. »

Volumnia donne à entendre à l’officier de police que ses nerfs sont à jamais ébranlés par cette affreuse catastrophe, que désormais elle ne sourira plus ; et termine le billet qu’elle plie en chapeau à trois cornes pour le vieux général qu’elle connaît à Bath, et qu’elle informe de sa douleur.

« Un pareil événement est bien fait pour émouvoir une femme délicate et sensible, répond M. Bucket ; mais avec le temps cette émotion passera. »

Volumnia désire par-dessus tout savoir où en est l’accusation ; qu’a-t-on fait de cet effroyable soldat ? l’a-t-on enfin convaincu ? a-t-il des complices ? et une infinité d’autres questions également intéressantes.

« Il est très-difficile de vous dire cela, quant à présent, miss, répond l’officier de police qui, dans sa galanterie, a presque dit ma chère ; ce n’est pas que je ne sois en mesure de satisfaire votre légitime impatience ; mais le devoir m’oblige à la plus complète discrétion. Le baronnet, sir Leicester Dedlock, sera bientôt instruit de tout ce qui a été découvert, et je souhaite, ajoute-t-il en reprenant un air grave, qu’il en soit satisfait. »

Le cousin débilité espère qu’un individu quelconque « sera exécuté… l’exemple. Avec toutes leurs façons, il sera bientôt plus difficile de trouver un homme à pendre qu’une place de trois cent mille francs de rente. Et pourtant… ne fait pas le moindre doute… pour l’exemple… vaut beaucoup mieux exécuter quelque pauvre diable d’innocent, que de ne pendre personne.

— On voit, monsieur, que vous connaissez le monde, dit l’officier de police avec un clignement d’œil et un geste flatteur ; et vous pourrez confirmer ce que je viens de dire à miss Dedlock ; il est inutile de vous apprendre que j’ai vivement poursuivi l’affaire d’après les renseignements que j’ai obtenus ; vous êtes capable de comprendre tout ce qu’une dame est incapable de connaître,… surtout dans la haute position sociale que vous occupez, mademoiselle… »

M. Bucket devient tout rouge, ayant été plus près que jamais de laisser échapper le mot « ma chère. »

« Cet officier, Volumnia, a parfaitement raison d’être fidèle à son devoir, remarque le baronnet.

— Je suis heureux d’avoir l’honneur de votre approbation, sir Leicester Dedlock, murmure M. Bucket.

— En effet, Volumnia, continue sir Leicester, il n’est pas d’un bon exemple de poser à cet agent les questions que vous lui adressiez tout à l’heure ; responsable de ses actes, il reste le meilleur juge de ce qu’il lui convient de faire ; et il ne nous sied pas, à nous autres qui faisons les lois, de détourner de leurs devoirs ceux qui sont chargés de les faire exécuter, et de venger les outrages que l’on fait à leur autorité. »

Volumnia explique humblement qu’elle n’avait pas la simple intention de satisfaire cette curiosité féminine qu’elle partage avec toute jeune fille ; mais qu’elle meurt littéralement de regrets de la perte de cet excellent homme, et qu’elle prend un intérêt indicible aux moindres choses qui concernent sa mort.

« Et c’est pour cela qu’il faut de la discrétion, Volumnia.

— Sir Leicester, reprend M. Bucket, rien ne m’empêche de dire entre nous à miss Volumnia, que je considère la cause… une cause magnifique, magnifique assurément, comme à peu près instruite, et que j’espère avoir, dans quelques heures d’ici, une certitude complète à l’égard du coupable.

— J’en suis bien heureux, monsieur Bucket, et cela vous fait le plus grand honneur.

— Quand je dis que la cause est magnifique, reprend M. Bucket d’un air grave, c’est à mon point de vue que je parle ; car il arrive presque toujours que de pareils événements font naître des découvertes plus ou moins pénibles ; il se passe dans les familles d’étranges choses que nous mettons au jour, miss Dedlock ; de ces choses dont, par bonheur pour votre âme, vous ne soupçonnez pas l’existence. J’ai eu l’honneur d’être employé dans des familles distinguées, nobles, illustres même, et vous n’avez pas la moindre idée, aussi loin que puisse aller votre imagination, vous n’avez nulle idée, monsieur, du jeu incroyable que l’on y joue. »

Le cousin débilité, à qui s’adressent ces paroles, et qui, accablé d’ennui, a jeté les coussins du divan sur sa tête, bâille un « …oute pas, » expression abrégée qu’il emploie généralement pour dire qu’il ne saurait en douter.

Sir Leicester, jugeant à propos de mettre un terme à ce discours et de congédier M. Bucket, le remercie majestueusement, et ajoute d’un ton de condescendance :

« Vous n’oublierez pas, officier, que je suis entièrement à votre disposition. »

M. Bucket demande si demain matin il pourra s’entretenir avec le baronnet, dans le cas où il aurait obtenu le résultat qu’il espère. Sir Dedlock sera toujours prêt à le recevoir. M. Bucket recommence les trois saluts qu’il a faits en arrivant, et s’éloigne ; mais revenant sur ses pas :

« À propos, dit-il à voix basse, puis-je demander qui a mis dans l’escalier l’affiche où sont promises les cent livres de récompense ?

— C’est moi qui en ai donné l’ordre, répond sir Leicester. J’ai choisi cet endroit comme étant plus apparent ; j’ai voulu produire une impression profonde sur tous mes gens, leur faire comprendre l’énormité du crime, la résolution de le punir, et l’impossibilité pour le coupable d’échapper au supplice. Néanmoins, si vous avez quelque objection à faire à cet égard… »

Nullement ; M. Bucket pense au contraire qu’il vaut mieux laisser l’affiche où elle est ; il renouvelle ses trois saluts et se retire. Volumnia laisse échapper son petit cri plein d’innocence, et fait observer que ce charmant personnage est un véritable Barbe-Bleue ; tandis que l’objet de cette remarque, usant de la faculté qui le distingue de pouvoir frayer avec toutes les classes de la société, s’arrête dans l’antichambre, où, le dos à la cheminée, devant un excellent feu, il regarde Mercure avec admiration :

« Vous devez avoir six pieds deux pouces, lui dit-il.

— Six pieds trois, répond Mercure.

— Ah ! je ne l’aurais pas cru ; il est vrai que vous êtes si bien proportionné, que vous ne paraissez pas votre taille ; si vous aviez les membres grêles… mais au contraire. Vous êtes-vous jamais fait mouler ? » demande M. Bucket en accompagnant cette phrase d’un coup d’œil et d’un tour de tête de connaisseur.

Mercure ne l’a jamais été.

« C’est un tort qu’il faut réparer ; j’ai un ami qui arrivera certainement à l’académie de sculpture, et qui donnerait beaucoup pour reproduire en marbre des formes comme les vôtres. Milady n’est pas ici ?

— Elle dîne en ville.

— Elle sort probablement tous les jours ?

— Il est bien rare qu’elle dîne à l’hôtel.

— Ce n’est pas étonnant ; une femme si élégante, si gracieuse et si belle fait l’ornement de tous les lieux où elle se trouve, comme une pêche de primeur sur une table. Et votre père était-il au service de quelque grande famille ? »

La réponse est négative.

« Eh bien ! moi, c’est tout le contraire. Mon père fut d’abord page ; ensuite valet de pied, sommelier, intendant, puis aubergiste ; il vécut entouré de l’estime générale, et emporta les regrets de tous ; sa dernière parole fut pour dire qu’il considérait le service en condition comme la partie la plus honorable de sa carrière, et il avait raison ; j’ai un frère et un beau-frère valets de chambre. Milady est-elle d’un bon caractère ?

— Aussi bon que possible.

— Un peu gâtée, un peu capricieuse ? il faut bien s’y attendre quand elles sont si belles : et c’est ainsi, d’ailleurs, qu’elles nous plaisent davantage. »

Mercure, les deux mains dans les poches de sa culotte fleur de pêcher, allonge symétriquement ses jambes couvertes de bas de soie, de l’air d’un homme trop amateur des femmes pour démentir cette assertion.

Un roulement de voiture se fait entendre, puis un violent coup de sonnette.

« Quand on parle des anges, on en voit les ailes, » reprend M. Bucket.

La porte s’ouvre à deux battants, et milady traverse l’antichambre ; elle est très-pâle, vêtue de demi-deuil, et porte de magnifiques bracelets qui attirent l’attention de M. Bucket, à moins que ce ne soit la beauté des bras de Sa Seigneurie qui fixe le regard de l’officier de police.

Elle l’aperçoit et jette un coup d’œil interrogateur au valet qui l’a introduite.

« M. Bucket, » répond celui-ci.

L’officier de police fait quelques pas au-devant de milady en portant son doigt à ses lèvres.

« Attendez-vous sir Leicester ? dit-elle.

— Non, milady ; je viens de le voir.

— Avez-vous quelque chose à me dire ?

— Pas maintenant, milady.

— Avez-vous fait de nouvelles découvertes ?

— Quelques-unes, milady. »

Elle passe sans s’arrêter, et monte seule avec majesté. M. Bucket va se placer au bas de l’escalier pour la voir franchir les marches qui ont conduit, il y a deux jours, M. Tulkinghorn à la tombe, passer devant les groupes de statues, dont les armes meurtrières projettent leur ombre sur le mur, puis devant l’affiche placardée sur la muraille, et disparaître.

« C’est une femme ravissante, en vérité, dit M. Bucket en revenant auprès de Mercure. Toutefois elle a l’air un peu souffrant.

— Elle ne se porte pas très-bien depuis quelque temps ; elle a de fréquents maux de tête, répond Mercure.

— C’est vraiment dommage ; M. Bucket lui conseillerait la promenade.

— Elle en a essayé, dit Mercure, et se promène quelquefois pendant des heures entières, même le soir.

— En êtes-vous bien certain ? lui demande M. Bucket ; mille pardons de vous interrompre ; mais en êtes-vous bien aussi sûr que de vos six pieds trois pouces ?

— Je puis vous l’affirmer.

— Vous êtes si bien proportionné, que je ne vous croyais pas si grand ; il est vrai que ces gardes du corps, qui passent pour être de beaux hommes, sont si mal bâtis en comparaison de vous. Et milady se promène le soir, au clair de la lune ?

— Oui, oui, au clair de la lune surtout.

— Surtout ! Quant à vous, je suppose que vous vous promenez rarement ; le temps vous manque ?

— Oui ; et d’ailleurs je préfère la voiture.

— Vous avez bien raison ; mais j’y pense, dit M. Bucket en se chauffant les mains et en regardant la flamme avec plaisir, elle est sortie le soir du meurtre ?

— Certainement ; c’est moi qui l’ai conduite au jardin.

— Et vous l’y avez laissée ; je vous ai vu.

— Tiens ! Je ne vous ai pas aperçu.

— J’étais pressé, répond M. Bucket ; j’allais voir une vieille tante que j’ai à Chelsea, et qui demeure deux portes plus loin que Bun-House ; une excellente femme de quatre-vingt-dix ans, qui ne s’est jamais mariée, et qui a quelques épargnes ; je passais par hasard au moment où vous refermiez la grille ; quelle heure pouvait-il être ? Dix heures, n’est-ce pas ?

— Neuf heures et demie.

— Vous avez raison, et si je ne me trompe, milady était enveloppée d’un large manteau noir avec une longue frange.

— Précisément. »

L’officier de police a quelque chose à faire qui l’oblige à retourner dans la bibliothèque ; il donne une poignée de main à Mercure pour le remercier du plaisir qu’il a eu à causer avec lui, et l’engage, quand il aura une demi-heure de loisir, à en disposer en faveur de cet artiste de l’Académie royale de sculpture, dont il lui a parlé : ils ne pourront qu’y gagner tous les deux.