Bleu, blanc, rouge/30

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Déom Frères, éditeurs (p. 133-137).


LA MONTAGNE



LE ciel radieux nous montre son bleu limpide, avec de petits nuages ouatés, légers comme des œufs à la neige. Tout nous invite à lâcher le tracas des affaires pour aller humer l’air pur, boire les effluves du renouveau et se griser des parfums subtils qu’exhalent les bois et les prés. Ah ! le beau soleil, qui met du hâle sur les figures énergiques, du rose sur les joues des enfants, de petites taches rousses dans la peau laiteuse, veinée de bleu, des blondes fillettes ; on dirait du lait caillé saupoudré de sucre du pays. Le bon soleil, qui met un sourire aux lèvres des plus misérables !

La veille, en tirant les rideaux de mousseline des petites couchettes, la mère a dit en secret avec de grands airs de mystère : Dormez bien, mes chéris, demain, si le temps est beau, nous irons faire la dinette sur la montagne. Les petits se sont endormis, avec un sourire figé sur leurs bouches roses. Toute la nuit des oiseaux ont voltigé dans leurs rêves.

Aussi, dès l’aurore ils sont sur pieds, leurs regards anxieux interrogent avec une muette prière le ciel incertain :

« Maman il va faire beau ? Quand même le soleil ne paraîtra pas, s’il y a du bleu, nous irons, dis ? »

Tout à coup, l’astre déchire un grand morceau de brume et se montre souriant. Les enfants battent des mains et trépignent de plaisir. La mère est impuissante à calmer cette excitation ; il faut les attraper au vol, ces lutins pour leur débarbouiller le nez et peigner leur chevelure rebelle. Bébé, effrayé de ce tapage, pousse des cris de paon, se raidit, se pâme, tandis que l’on se hâte à sa toilette. Le père s’arrête terrifié, soupèse le panier à provisions, qui s’arrondit toujours, prenant des proportions alarmantes de fourgon à victuailles.

— Rajoute encore un pain ! — Oh ! les couteaux, le sel que j’allais oublier, fait la mère.

— Mais on va nous prendre pour le quatrième contingent d’Afrique !

— D’abord, on n’en a jamais assez : le grand air creuse l’estomac !

— Enfin, le bataillon empesé est sous les armes et la caravane se met en route. Le chef de famille bat la marche, avec son précieux fardeau. Le gentil Toto, tout fier d’être convié, fait des bonds prodigieux et se roule dans l’herbe. Bébé est épanoui depuis qu’on lui a mis son bonnet sur la tête. Il comprend qu’on va faire prom prom ! Et les bambins ont déjà de gros bouquets de ces fleurs qui balancent leurs urnes d’or le long des trottoirs. Ce bonheur de tous les êtres chers à son cœur se reflète sur le front de la mère et la rend radieuse et belle.

La montagne se dresse à nos yeux faisant une large tache d’un vert sombre sur le ciel bleu, tandis que le funiculaire monte et descend dans un mouvement rythmé et gracieux, avec son ruban gris, qui flotte dans l’air, comme la ceinture d’une belle.

La fraîcheur de la forêt déjà vous baise au front, une forte senteur de sapin caresse l’odorat de son parfum sauvage, caresse l’esprit de sa douceur pénétrante.

L’herbe où s’enfonce la cheville a le moelleux d’un tapis de Turquie, c’est le péristyle du temple du bon Dieu. Les petits inconscients y pénètrent, bondissants comme des chevreuils. Nous, que le tourment de l’infini obsède, nous devenons, sans savoir pourquoi, recueillis et respectueux, avec une prière montant de notre cœur à nos lèvres vers Celui que célèbrent le murmure des feuilles, le chant de la source, les soupirs des oiseaux amoureux, le bourdonnement des insectes, harmonie mezzo voce qui ne trouble guère le grand silence de la forêt !

Toutes ont promené leurs ombrelles dans le large chemin crayeux coupé dans le roc. Mais, connaissez-vous les ravins profonds et les sentiers ombreux de la montagne où flottent dans l’air les serments d’amour de nos aïeux, ses rochers en saillie recouverts de mousse et d’églantines, ses flaques d’eau où le soleil filtrant à travers le feuillage met de grands ronds d’or ?

Voulez-vous une sensation plus délicieuse encore ? Prenez le funiculaire, installez-vous commodément dans le petit wagon, bannissez tout sentiment de frayeur, vous êtes en sécurité comme dans votre boudoir. Fermez les yeux, puis, ouvrez-les tout à coup… Quelle féerie ! un splendide panorama se déroule à vos regards éblouis. Il semble qu’il vous soit poussé subitement deux grandes ailes et que vous planez au-dessus de la ville, baignée dans une mer de lumière. Elle apparaît ainsi qu’un immense jardin où la brique des maisons dessine de grandes fleurs rouges comme des coquelicots. Les flèches des églises scintillent de mille feux, les toits écrasés de saint Jean-Baptiste et de la Cathédrale ressemblent à des mosquées. Les cheminées des usines s’estompent vaguement et leur pâle fumée se noie dans l’atmosphère purifiée, à mesure qu’elle monte vers les hauteurs. Et là-bas, dans une brume noire, Notre-Dame élève au ciel ses bras désespérés. Le grand fleuve descend et flâne tout le long de l’île, la campagne, d’un vert tendre, s’étend paresseusement ; les petits monts d’un bleu cotonneux, s’égrènent en chapelet, voilant le vague des horizons. Restez-là durant des heures, vous serez toujours charmés, car la coquette ville change souvent d’atours. Dès l’aurore, enveloppée d’un foulard de gaze rose, elle étale à midi la splendeur de ses charmes… non voilés. Parfois, sous le réseau d’une pluie fine, comme une vieille, elle montre ses attraits pâlis. Le soir, enveloppée de la mantille sombre des nuits, à travers le velours noir du loup, ses yeux brillent comme des diamants. Même en dormant, la belle cité dégage une buée chaude et lumineuse, qui défie la pâleur froide de l’astre des soirs. Étincellante à l’automne, sous sa parure de rubis et de topaze, pure comme une blanche prêtresse au temps des neiges dans sa robe de lin constellée de pâquerettes de givre, notre ville est bien réellement la perle de l’Amérique !…

Quand votre prunelle s’est emplie de lumière, laissez vagabonder votre imagination, laissez la folle se perdre dans le bleu, pendant qu’étendu indolemment sur l’herbe, vous entrez dans une demi-somnolence, plus douce que le sommeil, puisque vous avez conscience de votre rêve. Créez de toute pièce un idéal que vous ornerez de la poésie qui est en vous, devenez-en amoureux fou, faites-lui de brûlantes déclarations, laissez échapper de votre âme des confidences qui la soulagent…

Mais le jour tombe, rentrez vos ailes, revenez mettre votre cou dans le carcan. Les pique niqueurs désertent la montagne. Tous semblent s’arracher comme à regret, les jambes rompues pourtant, mais l’âme rajeunie et retrempée dans un bain de soleil.

Un bruit de vaisselle, des pleurs d’enfants qui ont sommeil. Le petit bataillon n’est pas aussi brillant, aussi bien astiqué que ce matin, quelques pantalons ont des accrocs, une fillette a perdu son chapeau : Prends moi Papa ! — Et moi aussi… Et, les voilà s’agrappant après le pauvre homme qui n’en peut mais… Hi, hi… maman, j’ai mal au… cœur…

Si vous êtes célibataire, vous vous félicitez de n’avoir que vous à voiturer et…

Pourtant, si vous l’aviez vu ce père, jouer à la balle, à saute-mouton avec ses enfants, dîner avec eux sur l’herbe, se faire petit, pour les amuser, se laisser tatouiller par bébé, et rire aux larmes de son joli gazouillis ! Comme vous auriez souffert de votre solitude, car il n’est rien de plus triste que de toujours penser seul, et d’écouter les battements de son cœur tomber dans le vide.