Bleu, blanc, rouge/31

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Déom Frères, éditeurs (p. 138-143).


LES PETITS EXILÉS



C’EST jour de réception chez madame X. Entre deux gorgées de chocolat, ces dames laissent tomber de leurs lèvres carminées des amours de petits potins, subtils, délicats, parfumés, comme ces bonbons qu’elles grignotent du bout de leurs dents de nacre. La maîtresse de maison va de l’une à l’autre, complimente celle-ci sur sa dernière soirée, celle-là sur son chapeau, qui la coiffe à ravir ; entre parenthèse, cela pourrait bien vouloir dire que le chapeau lui va comme une bête à bon Dieu sur une citrouille… Soudain, la porte s’ouvre avec fracas, une fillette fait irruption dans le salon et vient sauter sur les genoux de sa mère.

— Maman, je ne veux pas m’en aller !

Elle s’accroche au cou de sa mère et sanglote désespérément.

— Voyons, il faut être raisonnable. La journée de congé est expirée. Tu dois rentrer au couvent, te voilà maintenant une grande demoiselle.

Une grande demoiselle, ce bout de gamine, gracile dans sa petite robe de costume, serrée comme un fin stylet dans un étui de maroquin. La jolie tête pâle de l’enfant, où des boucles noires s’ébouriffent, oscille de droite à gauche dans une moue obstinée.

— Non, je ne veux pas m’en aller !…

La mère secoue brutalement la fillette et desserre l’étreinte d’acier des petits bras noués autour de son cou, dans une ardente supplication, furieuse intérieurement de cette scène devant la visite.

— Bon, en voilà assez. Marie, appelle-t-elle, faites conduire Juliette au couvent.

L’enfant se coule par terre et doucement s’en va vers la porte. Elle ne pleure plus, toute pâle, les lèvres blanches.

— Toi aussi, tu ne m’aimes pas !…

Et elle se sauve.

Toutes ces dames sont restées glacées, cette plainte de fillette a touché une corde qui vibre même chez la coquette. Vainement, une bonne amie félicite la mère de sa fermeté : « Les enfants sont gênants à la maison, ils prennent tout le temps, heureuses, celles qui peuvent s’en débarrasser !… Quand on a vingt-cinq ans, on ne peut s’enterrer toute vive entre quatre murs, avec cinq ou six marmots. »

Mais ces paroles tombent douloureusement dans le vide. Le spectre de la petite pensionnaire de cinq ans que l’on arrache brutalement du nid, pauvre oiselet qui zézaie encore ! oui, ce spectre de l’enfantine souffrance, jette une ombre sur cette réception tout-à-l’heure si gaie.

Rien n’est mystérieux comme ces êtres délicats qui seront des femmes. On les frôle, sans se douter de ce qui se passe dans ces petits cœurs, sous le corsage étroit des robes princesses. Que d’amours et de haines elles roulent dans leurs cervelles d’oiseaux, que de rêves en des pays imaginaires, que de pénibles réflexions sur l’injustice humaine et surtout que de désastreuses déductions elles en tirent !…

C’est le soir de la rentrée. Les élèves viennent de finir une grande ronde et se promènent en causant. Les grandes dans les coins, caquettent tout bas.

— La jolie bague, que tu as là, Marguerite, est ce un présent de ton cavalier ?

— Chut ! voilà Mère. L’homélie de M. le Chapelain était superbe, j’ai pleuré quand il a parlé des vocations — Oui, ma chère, c’est un cadeau de Paul.

Tu sais, nous avons rudement comploté. Paul m’écrira. Il signera Pauline. Lili, la petite demi-pensionnaire, sera notre messagère. Je lui donnerai des bonbons. Nulle crainte qu’elle ne me trahisse, elle est si gourmande ! J’ai le portrait de Paul avec mon scapulaire, quand Mère me verra baiser mon scapulaire deux ou trois fois avant de m’endormir, cela me vaudra de bien bonnes notes, hein ?…

La pauvre petite Juliette, encore toute secouée par la scène de son départ, rêve tristement dans un coin.

L’ombre qui descend des arbres l’attriste davantage ; il semble que les grands murs de pierre se resserrent sur son cœur et qu’elle va étouffer. La lourde porte roule sur ses gonds, la clef grince dans la serrure. Elle est condamnée ! Il faudra passer encore un long mois loin de ceux qu’elle aime tant, elle, et qui, on ne sait pourquoi, l’éloignent d’eux…

Une main douce se pose sur son épaule.

— Mon enfant, pourquoi n’allez-vous pas vous amuser avec les autres ? On joue à l’oiseau-bleu là-bas, mêlez-vous à la ronde…

Mais, un événement vient faire diversion à la mélancolie de Juliette. On amène à la « récréation » une petite « nouvelle. » L’air gauche, les bras minces comme des branches, la fillette a l’air d’être grimpée sur des échasses. Elle rougit et se trouble sous les regards de ces cent yeux qui la dévisagent. Les « grandes » la toisent avec hauteur. Toutefois, on l’entoure, on la presse de questions. D’espiègles petites femmes, déjà, la palpent, l’auscultent sous tous les sens, puis elles laissent tomber sur la pauvrette un regard dédaigneux. D’autres pouffent de rire sans merci.

— Est-elle commune !…

— Et mal habillée !

— Bien sûr que son papa est un ouvrier.

— Et sa maman, une revendeuse au marché !…

— Pouah ! elle sent l’échalotte. Ah ! Ah !…

Pauvre « nouvelle, » elle a surpris ces rires méchants.

Son âme, comme une sensitive, a frissonné sous un souffle du nord pour se refermer à jamais, peut être, si elle est fière et timide. Le soir, quand les pas de la sœur gardienne résonnent sur le parquet ciré du dortoir, scandés par la respiration régulière des dormeuses, perdue au milieu de ces lits blancs, comme dans une immense plaine blanche des boréales campagnes, la fillette tremble de tous ses petits membres. À la lueur vacillante d’une veilleuse, des ronds s’agrandissent et diminuent sur les rideaux des cellules, prenant mille formes bizarres ; des silhouettes s’accusent, une ombre grise semble peser sur elle, et l’effleurer d’un souffle glacé. Son cœur cesse de battre, elle se fait plus petite, plus immobile, s’enfonce la face dans l’oreiller, sanglote tout bas, les poings dans sa bouche, criant : Maman ! Maman !…

Si la petite est une rusée, en qui s’éveille la diplomatie louvoyante de la femme, elle aura tôt fait de s’insinuer dans les bonnes grâces de ses supérieures. Alors, malheur à celles qui l’auront humiliée !… Habile, sournoise, hypocrite, menteuse, ses compagnes dédaignées subiront le joug de la favorite, qui, sous une figure de madone, cache une intrigante de la plus dangereuse espèce. Quand, par hasard, le mot « homme » s’échappera de quelque imprudente bouche, elle frémira d’horreur…

— Un ange !… diront les naïfs…

La sainte ira son petit bonhomme de chemin, douce, aimable, appliquée, elle décrochera au bout de l’année les couronnes et les prix d’honneur, la médaille de sagesse !

Mais plus tard, si son mari a bon pied, bon œil, je doute qu’il ne décerne à son tour un prix de sagesse à l’angélique créature. Qu’en pensent ceux qui prisent plus qu’un minois de nitouche, une âme loyale dans un regard franc.

À Dieu ne plaise, que je veuille mettre en doute la sainteté et le dévouement des bonnes sœurs qui, jour et nuit, veillent sur les enfants confiées à leurs soins — des lèvres plus autorisées et plus éloquentes que les miennes ont fait leur éloge — mais je m’indigne à l’idée qu’une mère abandonne son enfant à des étrangères, à cet âge encore si tendre, où la plante a besoin de la tiédeur des serres chaudes, pour se développer et pousser des racines, avant que, transplantée en pleine terre, elle ne subisse les intempéries et les froidures de la vie.

Quelle éducation vaut celle qu’une mère donne à son enfant ? Rappelez vos souvenirs que reste-t-il en votre mémoire, des belles diligences étoilées d’un cachet d’or que vous faisiez au couvent ? Ce qui reste au ciel après le passage d’un météore. Mais dites, avez-vous oublié les grandes images coloriées que vous montrait votre mère en vous disant les merveilleuses histoires de Moïse, de David, de Samuel, de Samson et de Dalilah, les contes de l’oiseau bleu, de la Belle au bois dormant, du petit Poucet, etc… Ne vous souviendriez-vous plus de la naïve prière qu’elle vous faisait dire en joignant vos menottes roses : « Mon p’tit Zésus, ze vous aime de tout mon cœur. Protésez papa, maman, et que ze sois un bon petit garçon… »

Le vieillard verse des pleurs en répétant un à un ces mots naïfs qui lui rappellent la mère partie depuis si longtemps pour la lointaine patrie. La chère vision n’est plus dans son esprit qu’un vague brouillard, s’effaçant de jour en jour. Mais la prière enfantine reste nette et précise, en sa mémoire, dernier souffle de vie s’envolant de sa lèvre pétrifiée !

Hélas ! certaines femmes n’ont que trop de temps à donner à la lecture des romans, aux réceptions, aux promenades de trois à cinq heures. Reines du foyer, ne désertez pas votre cour, laissez les chers amours blonds et roses s’abattre sur votre berceuse comme un vol de colombes, quand sur leur col blanc ils mendient des pluies de baisers…

Je vois les flâneurs habituels des rues Sainte-Catherine et Saint-Denis qui me font de gros yeux : l’esthétique en souffrirait, moins de robes claires, moins de chapeaux en arc-en-ciel fleurissant la grande route, moins de frou-frou de jupons de faille sur les trottoirs d’asphalte… Mon Dieu ! il faut toujours des ombres au tableau !