Bleu, blanc, rouge/32

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Déom Frères, éditeurs (p. 144-147).


RESPECT AU LIEU SAINT



L’ANCIENNE étiquette interdisait jadis au serviteur de se présenter chaussé devant son maître. Je n’ai jamais bien compris le délicat de ce procédé, alors que l’hygiène n’était pas en aussi grand honneur qu’aujourd’hui. Il siérait à certains chrétiens de laisser à la porte du temple leurs mesquines préoccupations, leurs vanités et leur égoïsme, quitte à les reprendre au sortir de l’office.

Les convictions quelles qu’elles soient sont respectables. S’il est un lieu, où l’air recueilli, le maintien modeste, soient de mise, c’est assurément dans la maison du Seigneur. Et, lorsqu’à l’église, dans ce flot de comparses qui pousse, pousse toujours, je vois une jeune fille, les yeux baissés, la mine contrite, se frayer un chemin au bénitier et, sans lorgner les garçons qui se massent à l’entrée, glisser silencieusement jusqu’à son banc comme ferait une mouette sur la mer, je ressens à me sentir frôler par cet ange-colombe une impression de fraîcheur, émanant sans doute de l’âme innocente, à peine feuilletée comme le blanc missel de première communion qu’elle porte à la main. Quand l’ingénue s’abîme dans une longue prostration, il me semble voir sur le prie-Dieu de la voie lactée les séraphins du paradis s’incliner dans un même acte d’adoration.

Mais, par contre, je n’aime pas voir des évaporées en toilettes tapageuses, et des coquettes hypocrites s’asperger d’eau régénératrice, avec l’unique souci, les premières de faire bouffer leur jupe de faille et craquer la soie du corsage, les secondes, de se faire une réclame, un attrape-nigaud de leur dévotion.

Rien n’égale, on le sait, la poésie du culte catholique. La prière des fidèles réunis portée au ciel sur le véhicule d’un nuage d’encens, les sonorités harmonieuses de l’orgue mêlées aux voix humaines, les habits constellés d’or et de pierreries des officiants, l’autel où rayonne l’ostensoir lumineux, semble un nouveau Sinaï, resplendissant des splendeurs de la divinité cachée. Je souffre encore de ne pas voir l’assemblée entière abîmée dans l’extase, en une commune pensée de poétique amour. J’enrage d’entendre des rires étouffés, des parodies burlesques mimées par de grossiers personnages qui croient en outre remplir un devoir de salubrité publique en se ramonant le gosier et l’appendice nasal, troublant de leurs nasillardes trompettes l’harmonie du saint lieu. D’autres s’amusent à saliver sur les belles robes des dimanches, comme la limace bave sur les roses : plaisir de souiller.

Ce qui me met encore hors de mes gonds, c’est de constater que la gent argentée a si peu de respect pour les déshérités du sort. Dans le temple, au moins, ces derniers devraient avoir les honneurs dus à leur misère.

Quand je vois de gros parvenus se prélasser seuls dans des bancs à quatre places, alors que de pauvres femmes traînent les allées, croyant par cet acte inhumain acquérir un cachet de suprême distinction, je comprends que de tels hommes soient les promoteurs des révolutions, et qu’ils excitent chez le peuple la fureur qui ne se connaît plus. De même qu’un grain de sable peut troubler tout le mécanisme d’une machine, il suffit parfois d’un pareil égoïsme pour déposer dans l’âme des humiliés un levain d’amertume, que la moindre injustice plus tard fera éclater.

L’an dernier, je fus témoin d’une scène qui serait digne de clouer son auteur au pilori. Une pauvre infirme avait pris place dans un banc. Arrive le propriétaire, un gros bonhomme tout rouge qui faisait se séparer la foule en deux, comme jadis les flots de la Mer Rouge, au passage de Moïse.

M. le juge X…, chuchotait-on.

— Sortez, fait M. le juge, en cognant sur la porte du banc avec sa canne. La malheureuse, toute effacée, presque rentrée dans la mince cloison qui sépare les deux rangées de sièges, reste immobile comme une borne.

— Sortez !

Motus — L’infirme feint de ne pas entendre, mais le rouge de la honte lui colore les oreilles.

— Pst !…

M. le juge fait signe au suisse chamarré d’or dont la haute canne à pommeau bat la mesure sur les dalles. Ses mollets charnus s’arrondissent sous la gaîne serrée des bas bien tirés.

Le bedeau ahuri parlemente quelques instants avec la prévenue et son accusateur. Il tente sans doute une réconciliation ; mais finalement il prend la malheureuse par les épaules, malgré sa résistance désespérée, et la met rougissante, anéantie, hors du banc.

C’est égal, j’aime mieux rester Gros Jean, que d’être M. le juge et d’avoir reçu la décharge électrique des yeux indignés de l’infirme, je n’en dormirais plus !…

Si un représentant du sexe fort a si bien déshonoré la prérogative que le Créateur lui a octroyée, pour être juste, il faut dire que vous n’êtes pas impeccables, mesdames. Avoir des prises de becs, même des prises de cheveux à la porte des confessionnaux, revenir du tribunal de la pénitence l’âme bien blanche, mais la robe en lambeaux et des scalpes à la ceinture, voilà des exploits plus dignes d’une poissarde que d’une chrétienne. Allons, le bedeau a bien assez à faire de veiller à la sûreté de l’église, d’expulser les pochards, les chiens et les filous, sans avoir à interposer sa pacifique hallebarde, entre vos élégantes personnes. Calmez vos nerfs, car le Jésus, qui jadis chassa les profanateurs du temple, pourrait bien se lever encore une fois, et vous rappeler au respect de sa maison laquelle doit être le cénacle de la prière, où les croyants s’unissent en conformité de cœur dans un même sentiment de piété. S’il existe au dehors des distinctions de castes, que tous soient égaux devant le Seigneur, c’est le vœu de Léon XIII, dont la grande voix carillonne à l’univers, l’amour et la paix.