Bleu, blanc, rouge/39

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Déom Frères, éditeurs (p. 174-181).


NOUVELLE VÉCUE


LA VOIX DE LA RAISON


IL y avait une fois une petite fille toute mignonne, avec une tête frisée d’or et des yeux de saphirs, brillants comme des étoiles, qui se nommait Mariette. Elle habitait avec son papa et sa maman, une villa fleurie de lauriers, souriant au Richelieu. Le soir, la lune niellée d’argent filtrant à travers les clairs obscurs d’un petit bois, plaquait le flot verdâtre de grosses écailles lumineuses, on eut dit une couleuvre endormie que les arbres des deux rives ensevelissaient mystérieusement. On entendait comme dans un rêve la vague jaser tout bas avec la grève, et le vent bruire doucement dans la charmille, tandis qu’un chantre nocturne préludait en mineur. Ce qui faisait dire à Jean, l’amoureux de Mariette, galant comme un troubadour, « qu’un tel écrin de verdure et de poésie était digne de contenir cette perle de beauté qu’était Mariette. » Ah ! comme ils s’aimaient ces deux enfants. Depuis six mois qu’ils se connaissaient, ils se voyaient chaque semaine avec ravissement. La délicieuse promenade autour du jardin bras dessus bras dessous, ils allaient gazouillant comme des moineaux, se croyant seuls au monde, tout à la joie d’entrevoir l’avenir riant qui les attendait, comme une route bordée de grands arbres, avec un ciel clair et rempli de soleil. Les étoiles, brillant à travers la guipure des érables, fleurissaient déjà leurs rêves.

— Entrez… Entrez, mes enfants, glapissait la voix chevrotante de la mère ; le serein tombe, vous allez vous enrhumer…

La vérité, c’est que les deux vieux attablés depuis une demi-heure, grillaient de prendre la bienheureuse partie de pitro que Jean jouait dans les yeux de Mariette, tandis que le père et la mère se chamaillaient, et que les lunettes dansaient sur leurs nez tremblants.

— T’as triché !…

— Non, c’est toi, que j’ai surpris les yeux dans le jeu de Mariette…

— Ah ! par exemple… au moins je ne chipe pas de cartes dans les levées, moi.

— Tiens, recommençons.

— Non, c’est toujours ainsi, quand je gagne, tu veux toujours recommencer, n’est-ce pas, fifille ?

Mariette, brusquement ramenée sur terre, battait les cartes pour se donner contenance. Puis, conciliante et douce :

— C’est vrai, maman, tu as raison ; les hommes sont bien méchants, il faut toujours céder… Et un sourire à l’adresse de Jean corrigeait les malins propos de la petite rusée à l’adresse des hommes. Oh ! comme la soirée passait vite… Tant il est vrai que l’amour comme la pierre philosophale dore tout ce qu’il touche !

Au coup de dix heures, tous deux tressaillaient douloureusement. La jeune fille, le cœur gros, reconduisait son amoureux à la porte, où un colloque silencieux s’engageait. Jean, pour cacher son émotion, jouait avec les frisures de la blondine. Vingt fois ils se disaient bonsoir, sans pouvoir se séparer. Quand la maman rangeait les chaises en faisant semblant de ne rien voir, le fripon volait un baiser, qu’il emportait comme un trésor…

Mariette suivait longtemps des yeux sa pâle silhouette sur le chemin, jusqu’à ce qu’elle ne fut plus qu’une tache mouvante, se perdant elle-même dans la brume.

Le lendemain, elle revoyait les yeux rieurs, la fine moustache, le sourire railleur de son amoureux voltiger autour d’elle, tels des insectes (cruels, parce qu’insaisissables) mais surprenants, délicieux et fous !…

Depuis quelque temps, les vieux semblaient sombres et agités. Était-ce que l’été finissant jetait une amertume dans leurs âmes ? Le déclin des jours est un sinistre présage pour les fronts qui s’inclinent vers la terre. Le soleil rouge comme un grenat se couche dans un ciel cendré de violet, qui porte déjà le deuil de la saison des roses. Cependant autre chose encore semblait les préoccuper. Le soir, quand la petite montait se coucher, pelotonnés frileusement au coin du feu, ils devisaient à voix basse :

— Tu parleras, toi !…

— Moi ! Jamais ! C’est pas mes idées ça ! Pourquoi pas les laisser s’aimer tranquillement, ces enfants !

— Et notre âme, donc ! Faut la sauver ! T’as pas compris la prêche du curé de la retraite, les longues fréquentations sont dangereuses : « Dans les flammes, mères coupables ! » que j’en ai encore le cœur tout par petits grains… Sans compter que le bonheur de Mariette est en jeu : il peut se présenter des bons partis que M. Jean lui fera perdre, s’il tarde à se déclarer. Allons, il faut que tu y dises.

— Je t’assure que je peux pas.

— Puisque t’es si poule mouillée, j’le pousserai au pied du mur, pas plus tard que ce soir.

La veillée fut morne. La partie manquait d’entrain. Les vieux, d’ordinaire si loquaces, jouaient mécaniquement sans dire un mot, sans lever les yeux de leur jeu. La fillette nerveuse, en voulant battre les cartes, les éparpilla sur les catalognes nuancées comme un arc-en-ciel. Chacun était mal à l’aise, le cœur pris dans un étau, écrasé par ce calme lourd, chargé d’électricité, qui précède les tempêtes. Neuf heures sonnèrent lentement à la grosse horloge. Tous se levèrent, comme mus par un ressort, afin d’échapper à la contrainte qui, pour la première fois, pesait sur ces réunions intimes.

— Restez, M. Jean, j’ai à vous parler, dit la mère en tremblant un peu, après avoir avalé et toussé pour s’éclaircir la gorge… Voilà tantôt un an que vous venez voir not’ fille, c’est bien de l’honneur nous faire, car vous êtes un garçon posé, instruit et distingué ; mais il faudrait connaître vos intentions.

— Mes intentions… Mais j’aime votre fille, madame, et, si le ciel le veut bien, je lui serai un bon petit mari.

Mariette avait affreusement pâli.

— Maman je t’en prie !

— Silence, ma fille, c’est pour not’ devoir et ton bonheur, fait la maman, avec une fierté de mère romaine, Vous voulez vous marier, beau dommage, mais êtes-vous en position de faire vivre une femme : il faut s’attendre à tout, la maladie, le docteur, la famille…

— Oh ! mais j’aurai mon brevet dans deux ans, car je pioche ferme mes études de droit, dans trois ans, la clientèle affluera à mon bureau et…

— Si elle ne venait pas !

— Mais, elle viendra ! Et le front du jeune homme resplendit de jeunesse et d’espérance.

— Alors, vous prétendez que ma fille va rester le bec à l’eau pendant trois ans à vous attendre, mais vous pouvez changer d’idée vingt fois dans ce laps de temps. On connait ça, les garçons, c’est la variété qu’il leur faut. On a beau être jeune, jolie, pleine d’esprit, ça n’empêche rien. Passe une frimousse chiffonnée, une évaporée, ils vous prennent des yeux de feux follets. Ah ! j’en sais quelque chose moi…

Le vieux grogna dans son coin, en secouant sa pipe sur le bord du crachoir.

Mais le jeune homme n’écoutait plus. Il avait passé une main sur son front. Un doute affreux venait de lui serrer le cœur. Si, dans cinq ans il ne pouvait faire honneur à ses engagements ?… Certes, il était plein de courage, mais la fortune escompte-t-elle toujours l’énergie et le talent ? Il eut l’horrible sensation du vide où il allait tomber. Le timbre de l’horloge résonna de nouveau. Cette voix lamentable semblait un glas funèbre : elle pleurait quelqu’un qui venait de mourir. Et Jean crut entendre des pelletées de terre tomber lourdement sur son amour.

Mais il se raidit dans sa fierté blessée, et c’est presque avec calme qu’il put articuler :

— Merci, madame, de m’avoir ramené au sentiment de la réalité et de l’honneur. Lafontaine eut raison, on ne doit pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, ni édifier le fragile bonheur d’une jeune fille sur des bases imaginaires comme celles d’un château en Espagne… Je… je m’éloignerai, puisqu’il le faut,

— Jean !… Jean ! reste je t’en prie… sanglota la jeune fille.

— Ma pauvrette, ne pleure pas murmura Jean, à voix basse. Je reviendrai, je te le jure !

Il posa ses lèvres sur le front de Mariette, si longuement, qu’il eût peine à les en détacher. Puis, il se sauva comme un fou !

Qu’advint-il de Mariette ?…

Elle attendit un an.

Puis une autre année !

Et puis encore une autre année.

Puis toujours ?… Enfin, elle fut bien obligée d’écouter l’amour raisonnable d’un riche marchand du quartier, un bon parti, celui-là, et qui assurait son avenir.

On lui mit au doigt l’anneau des fiançailles. Elle se laissa chausser de souliers de satin, habiller de blanc et conduire à l’église. Le soir, elle dansa au son des violons. La noce fut ébouriffante, on en parle encore.

Du bonheur entrevu, il ne resta qu’une ombre que gardèrent les yeux de saphirs de Mariette : le souvenir stéréotypé d’une félicité pressentie, mais qui ne devra jamais revenir…

Et Jean ?

Jean tint parole, il décrocha son brevet. Mais, hélas, il fut entraîné dans le grand tourbillon de la vie. Clubman, sportman, brillant causeur, ses lèvres, en parlant des femmes, se plissaient douloureusement. Il raillait l’amour, et les candides illusions de sa jeunesse, avec une verve mélancolique. Sa tristesse persistante ne s’éclairait qu’au reflet de topaze et de rubis qui miroite dans le cristal des verres. Alors, il sortait de sa torpeur avec une joie turbulente et factice, des explosions d’enthousiasme éclataient comme un feu d’artifice, pour le laisser ensuite plus terne et plus abattu… Ses ivresses, passagères d’abord, se multiplièrent et dans cette ombre grandissante, sa belle intelligence s’alourdit, son cerveau alcoolisé ne jetait plus que des lueurs affaiblies comme les derniers soubresauts d’une flamme agonisante. Pauvre garçon, en voulant chercher l’oubli de sa vie brisée, il perdit sa dignité. Et, bientôt il ne fut plus qu’une ruine physique et morale, une proie pour les carabins de l’hôpital.

La voix de la raison est parfois bien déraisonnable, et les mères qui veulent marier leurs filles sont loin de cette sagesse que vanta Salomon en la pratiquant si mal.

Attendu, dirait M. Prud’homme, que le bonheur dure parfois si peu de temps après le conjungo, pourquoi ne pas le prolonger un peu plus avant ?

Je connais certaines préfaces de livres où des auteurs, comme Richepin et Théophile Gauthier, ont concentré plus d’esprit que dans un volume entier. Je sais une « invitation à la valse » plus entraînante, d’un charme plus puissant, que la valse elle-même. Donc, si le mariage est l’épilogue du roman, il faut en venir là le plus tard possible. Laissez votre fille soupirer aux étoiles et savourer avec ivresse, comme une poésie divine, la prose incolore et banale souvent des lettres d’amour. Laissez-la croire en son fiancé comme en Dieu. N’est-ce pas gentil de le voir, lui, si galant, si empressé, risquer de se rompre le cou pour ramasser un mouchoir tombé par terre. Elle, radieuse et illusionnée, revêtant son amoureux de toutes les qualités que les jeunes filles prêtent aux héros de leurs rêves. Ô mères, semez d’épisodes attendris l’intrigue de ce beau roman ; illuminez-le de jolis clairs de lune et de gais paysages, laissez préluder à l’hyménée les harmonies voilées d’un amour platonique, qui chante éternellement dans l’âme des jeunes femmes… Puis, sonnez, joyeux carillon, mères réjouissez-vous en humectant vos mouchoirs, l’heure du mariage est marquée au cadran d’or de la vie de votre enfant : une aurore ensoleillée prédit un beau jour !