Bleu, blanc, rouge/40

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Déom Frères, éditeurs (p. 182-186).


L’HONNEUR



IL est une religion sans rite, sans dogme, sans lois écrites sur aucune table de pierre, mais qui fait des Égyptiens, des Grecs, des Juifs, etc., un immense peuple de frères : c’est l’Honneur. Fille du ciel ou de la terre ? Je l’ignore, c’est une floraison de la vie, un respect de soi-même porté jusqu’à l’exaltation suprême, une divinisation du moi, de l’étincelle créatrice, que le souffle de l’Éternel allume en chacun de nous. On a contesté son infaillibilité par la diversité d’interprétations qu’elle a subies à travers les âges ; mais que prouve cela contre son existence, que chacun ressent avec une puissance indéniable ? L’honneur échappe aux termes techniques de la définition comme Dieu, l’âme, et le beau. S’en suit-il que ce qu’on ne peut codifier et classifier, soit une illusion, une chimère ? Ainsi, la source coule fertilisante et douce le long de la montagne, mais ses perles liquides glissent dans nos doigts impuissants à les retenir.

« Le grand mérite de l’honneur, dit Alfred de Vigny, c’est d’être puissant et toujours beau, quelle que soit sa source ! »

Tantôt, il porte l’homme à entreprendre des œuvres philanthropiques, des dévouements persévérants, des sacrifices inouïs, des actes de bienfaisance, que ne surpassa jamais l’évangélique charité. Il a des tolérances merveilleuses, des indulgences divines et de sublimes pardons. C’est l’inspirateur de tous les héroïsmes. À sa voix, l’homme embrasse les plus saintes causes et donne sa vie, s’il le faut, pour leur triomphe.

Toute l’histoire de l’antiquité est un los chanté à ce sentiment fier et farouche qui enfanta des héros. Socrate, le plus sage des hommes, donna sa vie pour la Vérité, une autre figure de l’Honneur. Entouré de ses amis, il boit la ciguë, sans crainte, sans défaillance, et la mort vient glacer sur ses lèvres les plus purs principes de la philosophie, que le Christ Jésus devait déifier deux cents ans plus tard. Lucrèce, la fière romaine, s’enfonce un poignard dans le cœur pour ne pas livrer aux barbares son corps virginal. Deux Spartiates, se préparant à mourir pour le salut de la Grèce, gravent sur un rocher cette inscription : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts pour obéir à ses lois.» Et l’histoire de France, la merveilleuse épopée, dont nos ancêtres ont chanté les dernières strophes, n’est-elle pas tout entière un hymne à l’Honneur ?

Qui n’a tressailli au mot célèbre de François Ier :

« Tout est perdu, fors l’honneur ! »

Pauvre France ! combien de fois ce cri a jailli de ton cœur meurtri, plus riche de tout le sang qu’il a perdu. La vaillante, la chevaleresque, n’a jamais compté ses blessures ! Aussi l’immortalité ne lui marchande pas la gloire et les lauriers. L’Irlande opprimée, les États-Unis esclaves combattent sous son drapeau. Le Transvaal, dans la personne de Kruger, vient réclamer les encouragements et les bénédictions de la mère de la Liberté et de l’Honneur. Voilà, que les trous béants, creusés par les balles prussiennes, sont devenus des foyers incandescents de lumière, qui éclairent et vivifient l’humanité pensante auréolée par cette nouvelle flambée d’amour de la vieille Gaule !

Les temples sont tombés ! Mais la chute des idoles n’a pas ébranlé la statue de l’Honneur, qui reste debout avec une étonnante vitalité. Les sceptiques ont soufflé sur toutes choses leur rictus de néant, fors l’honneur. À ce nom du dieu respecté, on sent remuer une fibre toujours sensible, et chacun se recueille avec gravité, dès qu’il s’agit de donner « sa parole d’honneur. » La honte d’avoir manqué à l’honneur, imprime au front une tache indélébile.

Tous ont-ils conservé ce culte touchant ! Hélas ! vous le savez comme moi, le nombre des adorateurs fervents diminue chaque jour, parce que la grossière matérialité, l’égoïsme brutal, l’ardente cupidité, menacent d’étouffer l’art et l’idéal. Le capitaliste préfère les gros revenus à l’estime de ses semblables. Il ne s’émeut qu’en présence de l’or ; plus il amasse, plus son âme se resserre ; il attire tout à lui, opprime et absorbe tout, sans compatir aux souffrances d’autrui, toujours incliné sur ce qui rase terre, lui créé pour contempler le ciel et posséder l’infini ! La soif du gain contamine tout : le foyer, le sanctuaire, la chaire des professeurs, le tribunal du juge, les gouvernements et la société. L’amour du luxe prend des proportions inconnues de Babylone, de Rome et de Carthage. C’est une prodigalité d’ameublements, de dépenses, de toilettes inouïes.

Les campagnes, elles-mêmes, n’échappent pas à cette fièvre : les beaux chevaux, les waggines vernies, les chapeaux à plumes, les robes de soie, des enfants de nos cultivateurs mangent en quelques années la terre des ancêtres. Forcés de prendre le chemin de l’exil, ces malheureux vont expier leur prodigalité insensée, leurs manœuvres frauduleuses, dans quelque filature de coton, loin du clocher de leur village et de tout ce qu’ils ont aimé !

Telle petite femme d’avocat ou de bureaucrate veut imiter l’épouse de ce gros banquier dont elle est l’amie. Il lui faut servante, maison de campagne et jour de réception. Le pauvre mari, pour couvrir ces folles dépenses, se voit parfois forcé de renier tout un passé d’honneur, et d’entacher un nom, jusqu’alors respecté, en trempant ses mains dans des affaires louches.

Ces spéculations hardies, ces jeux de bourse, où les plus habiles s’entendent pour tromper les autres. On voit les petites fortunes se briser en voulant imiter les grandes.

C’est une presse vénale, hypocrite, qui bâillonne ses reporters, met une sourdine à son indignation, à son besoin malsain de sensations, pour voiler les hontes des riches, les turpitudes des princes de la finance, les tragédies sanglantes, dont « la garde qui veille aux barrières du Louvre n’en défend pas nos rois. »

Au foyer, n’est-il pas évident que le niveau moral baisse constamment ? Le père a-t-il toujours l’autorité divine, que donne la haute valeur morale ? La femme, poussée au mariage par le désir de l’émancipation et du luxe, bien souvent abdique son devoir et méconnaît la grandeur de sa mission, l’idéal de la maternité, qui est de former de bons citoyens et des hommes d’honneur pour le pays !

Qu’adviendra-t-il de notre race, si nous laissons le sentiment de l’honneur s’atrophier chez la jeune génération ? Malheur ! si le feu sacré vient à s’éteindre. Vestales préposées à sa garde, nous serons enterrées toutes vivantes dans ce flot d’égoïsme qui monte, qui monte toujours, et menace de nous envahir.

À l’enfant qui grandit, espoir de la patrie, il ne suffit pas de faire joindre les mains, il faut de plus inculquer en son âme des principes de probité et de loyauté, le culte de la foi jurée, le respect de la femme, l’admiration des héros, l’amour de la patrie et de la liberté, la charité, la bienveillance universelle. Car l’histoire a prouvé que la grandeur d’âme peut exister sans la foi, mais que la foi sans l’honneur ne peut produire d’œuvres vivantes. Le but des religions est de faire converger vers Dieu les qualités et les vertus dont nos âmes sont ornées, comme ces fleurs qui tournent leur calice vers le soleil levant. À nous donc, femmes canadiennes, de déposer dans ces jeunes cœurs confiés à notre amour la semence divine que la rosée du ciel fécondera ensuite.