Bleu, blanc, rouge/43

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Déom Frères, éditeurs (p. 194-199).


SONGERIES D’OCTOBRE



LA forêt comme une vierge romaine s’est parée pour mourir : les rubis et les améthystes étincellent dans sa chevelure dorée où glisse un rayon de soleil empourpré. Dans les sentiers jonchés de débris errent encore quelques couples d’amoureux ; frileusement enlacés ils se murmurent des paroles d’adieu, car le vent qui gémit tinte comme un glas à leurs oreilles. Les feuilles qui avaient abrité leurs amours se détachent une à une des grands arbres, emportées par le même vent qui nous pousse, nous, pauvres feuilles humaines, vers notre inconnu de demain.

Ô fontaine, soupirant dans la mousse flétrie, pourquoi n’as tu pas gardé l’image du ciel de mai et des brunes hirondelles qui venaient mirer leur bec rose et baigner leur plumage soyeux dans ton onde limpide, le reflet des grands lis qui penchaient vers toi leurs urnes pures !… Mieux que ta froide glace, notre âme, longtemps après qu’ils ont fui, garde l’empreinte des plaisirs printaniers : leur souvenir nous réchauffe encore, lorsque l’hiver des ans a blanchi notre tête de la neige des cimetières.

Si l’esprit humain s’est ingénié à multiplier les divertissements de tous genres à cette saison de l’année : bals, sauteries, soirées, soupers, théâtres, c’était, je crois, pour arracher l’homme à l’obsession du coin du feu terrible pour celui qui a gâché sa vie et qui se retrouve prématurément vieilli dans un foyer désert, sans un visage ami s’éclairant d’un sourire heureux à son arrivée, sans une âme sœur de la sienne où il puisse épancher le trop-plein de son cœur !

Des souvenirs viennent l’assaillir et le torturer. Pourquoi n’a-t-il pas aimé comme les autres ?… La nature généreuse l’avait doué d’un caractère aimant, sensible, délicat, et voilà qu’il a émietté ces trésors le long de la route : le froment céleste tombé sur un sol pierreux fut dévoré par les passereaux ! Malheureux il n’a pu apaiser cette soif de tendresse qui le dévore ! Le ciel reste fermé. Pas une goutte d’eau ne vient rafraîchir sa lèvre desséchée.

Seul ! toujours seul ! cette pensée ne le quitte plus, elle sonne dans son cerveau fatigué, pareil au « toujours, jamais » de l’horloge infernale, avec l’idée de cette mort qui le hante comme terminus à ses ennuis, sur un lit quelconque d’hôpital, entouré de soins mercenaires, plus seul au milieu de cette cohue intéressée qui guette avec impatience son dernier soupir pour dévorer son maigre héritage, plus isolé qu’un Canadien perdu dans les sables du Sahara. Sans doute, le Dieu juste, qui veut punir le célibataire endurci et égoïste, lui donne comme avant-goût des grils éternels un coin du feu !

La société vengeresse, inspirée par les promoteurs du féminisme, voudrait qu’une taxe annuelle fût prélevée sur les célibataires, pour aller grossir une bourse destinée aux jeunes filles pauvres… C’est vraiment une cruauté inutile, il vaudrait mieux encore assurer aux vieux garçons une rente viagère pour les empêcher de courir après la dot et d’imposer à quelque âme fraîche et naïve le poids de leur scepticisme blasé, la mélancolie de leurs rhumatismes goutteux !

C’est au coin du feu, quand Bébé dort son cher sommeil d’innocence, rêvant à l’Oiseau bleu et au petit Poucet, que s’élaborent à voix basse les projets d’avenir que l’on forme pour l’enfant, espoir et orgueil des parents.

— Moi, dit la mère, je veux qu’il soit prêtre ; quel bonheur d’assister à sa première messe ! Vois-le dans son aube blanche monter les degrés de l’autel, la figure irradiée des rayons célestes, il ressemble à quelque blond séraphin, quand à sa voix le Maître du ciel s’incarne en ses mains… Je ne serais pas jalouse du bon Dieu, mais, si une femme allait me voler son cœur pour le torturer, qui sait, et le détacher de moi, j’en mourrais ! Et puis, le ministre du Seigneur coule des jours paisibles dans un port sûr, il entend gronder au loin les flots en furie sans être ému !… Il me gardera avec lui, je serai sa ménagère, je continuerai à envelopper le cher enfant de ma chaude tendresse, à le câliner comme aujourd’hui. Ah ! je verrai venir la mort sans terreur, sans appréhension, certaine de passer de ses bras au ciel, la main de mon fils levée sur mon front glacé pour le purifier et le bénir…

— Ô les femmes, les femmes, trop de poésie, trop d’imagination ! Je veux mon fils pour moi ! J’en ferai un homme, parbleu ! et s’il hérite de la verbeuse éloquence de sa mère, il sera, ma foi, un avocat superbe et plus tard un juge !… Mais, en attendant, un rude gaillard, fort comme un Turc, beau comme un Apollon et qui fera tourner la tête des filles !

— Tais toi, dit la mère scandalisée, mais avec un sourire au coin des lèvres à l’idée des conquêtes que fera son fils !

Hélas ! le destin mauvais souffla sur leurs beaux rêves. Le triste automne suivant les retrouve encore au coin du feu devant un berceau désert ! L’oiseau de passage a brisé le fil qui le retenait captif sur notre triste planète. Le père et la mère contemplent en pleurant un pauvre cheval de bois à la queue arrachée, son jouet qu’il endormait, le soir, dans ses bras et qu’il embrassait au réveil, et deux mignons souliers, les derniers, tout neufs qu’il frappait fièrement sur le plancher pour faire son petit homme… Tout ce qui reste du cher amour disparu !

Pleurez, pauvres parents ! les larmes dégonflent le cœur, qui, sans cela, éclaterait parfois !

Pleurer est doux, pleurer est bon souvent.
Pour l’homme, hélas ! sur qui le sort se pose !

Au coin du feu, les vieillards débiles retrouvent leur ancienne loquacité. Autour d’eux, le vide s’est fait : un à un les anciens ont disparu, ils restent seuls debout parmi tous ces épis fauchés. Et sous les T’en souviens-tu, ma vieille ? le passé renaît un instant devant leurs yeux pendant que le vieux tisonne la flamme éteinte de l’âtre, essayant de ranimer quelque charbon éteint ! Pauvres souvenirs d’antan ! fleurs desséchées qui s’effeuillent sous leurs doigts tremblants !

Parfois quelque grosse farce du bon vieux temps leur arrache un éclat de rire, rauque comme les sons brisés d’une crécelle : c’est un charivari couru au deuxième voisin, quelque tour joué à des jeunes mariés de leurs amis, etc. Et le vieux, qui est resté taquin, se plaît à faire rager sa compagne.

— Tu n’as pas oublié, au moins, le baiser que tu m’avais volé ?

— Oh ! le vilain, c’est toi qui m’avais poursuivie jusqu’au fond du verger ! La preuve que je ne voulais pas, c’est qu’en me débattant j’avais tout déchiré mon fichu si joli.

— Oui, oui, on connaît ça !… tu faisais semblant ! Mais tu n’avais pas froid aux yeux.

— Oh !

La pauvre vieille se dépite pour prouver son innocence, et le vieux toussote, toussote, toussote, étouffant de contentement, fier de son succès ; il a réussi à la faire fâcher.

C’est leur dernière étape, qui sait ? la mort viendra les prendre là !

Deux bambins sont en contemplation devant l’étalage d’un pâtissier et dévorent des yeux toutes ces friandises appétissantes.

— Tu ne sais pas, fait l’aîné, à peine âgé de sept ans, à quoi j’ai rêvé la nuit dernière ?

— Non.

— Tiens, j’étais à une petite table comme celle-là et je mangeais de ces belles choses avec du sucre dessus et de la crème dedans… puis des bonbons ! Tiens, j’en avais jusque là !

— Est-ce que j’y étais moi, fait le tout petit.

— Non !

Le marmot se prit à pleurer.

Ah ! ces mots navrants des pauvres petits affamés ! Vous, qu’un sort heureux favorise, et qui chauffez à une flamme brillante vos pieds de fée, chaussés de mules de satin… donnez un souvenir, mieux une aumône, à ceux qui errent sans gîte et sans pain par les froides averses d’automne. Donnez sans compter pour être heureuse de la joie des autres : bonheur sans mélange, celui-là !