Bleu, blanc, rouge/49

La bibliothèque libre.
Déom Frères, éditeurs (p. 230-234).


LA CALOMNIE



LA pauvrette pleurait à se fendre le cœur « parce, qu’une méchante amie avait dit du mal d’elle. » La première trahison, l’âme en garde la cicatrice : cette goutte d’amertume suffit pour empoisonner toute une jeune vie, en y laissant un levain de scepticisme qui remonte toujours à la surface, quoi qu’on fasse pour le garder au fond.

— Chère enfant, sèche tes larmes, va, tu n’es pas salie par cette éclaboussure qui rejaillit sur son auteur. Je me souviens d’avoir entendu conter l’histoire suivante, à laquelle se rattache une espièglerie d’écolier. En même temps, elle pourrait faire trembler certains libres-penseurs que je connais, et leur inspirer une salutaire crainte de profaner les saintes choses. Écoutez-bien :

« C’était en l’année… en l’année… (contait le maître du catéchisme au collège de X) en l’année… Allons, je ne m’en souviens plus. Mais c’est un détail de peu d’importance, passons. Un rationaliste se promenait dans le bois, une arbalète sur l’épaule (c’était au temps de Guillaume Tell). Tout-à-coup, il aperçoit une chevrette qui dansait sur la mousse. La mignonne bête s’arrête effarouchée, ses grands yeux dilatés fixés sur l’étrange personnage qui la regarde l’air furieux, les prunelles ardentes comme s’il voulait la pulvériser. La raison de cette subite fureur ? C’est que, entre les deux yeux de la chevrette, sur le poil blanc frisé comme une perruque de marquise, il avait aperçu une petite croix noire. Au lieu de se jeter à genoux et d’adorer le signe de notre rédemption, le monstre bande son arc, ajuste et tire… Mais la flèche ne fit qu’effleurer le front de la chevrette et revint par le même air d’aller, s’enfoncer dans la poitrine du rationaliste. »

L’auditoire d’écoliers, écoutait sans souffler cette effroyable et véridique histoire, quand un grand dadais gauche, les mains velues, de longs bras pendant comme ceux des orang-outangs, se lève en tortillant le bas de ses manches, faisant un effort pour s’arracher cette phrase du gosier ;

— M’sieur, l’gars… l’gars est-y mort ?

Eh bien ! la calomnie est un peu comme la flèche du mécréant : elle revient frapper toujours celui qui l’a lancée et le tue dans l’esprit des honnêtes gens.

Le monopole de la calomnie n’appartient pas aux hommes, ni aux bonnes mères de familles, mais aux petites dames inoccupées, qui compensent l’oisiveté de leurs doigts par le mouvement perpétuel de leur langue. « Savez-vous ce que l’on chuchote tout bas, dit Mgr  Rozier, dans un de ses sermons du carême, à Notre-Dame, c’est que les mauvaises langues se recrutent chez les dévotes. » Je ne contredirai pas l’éloquent prédicateur, ayant ci et là des cicatrices de ces saintes criquettes ! Ces gentilles félines savent si bien cacher leurs griffes, sous la caresse de leur patte de velours, qu’un naïf, en voyant tout à coup le sang couler de sa chair lacérée, s’écrie : qui donc m’a blessé ? — C’est cette angélique créature qui dit du bien de tout le monde et dont la parole lénifiante coule sur la douleur comme le baume sur la plaie ; son répertoire d’épithètes laudatives semble inépuisable. Regardez la manœuvrer, un jour de réception :

« Ah ! cette chère petite, est-elle gentille, gracieuse et si douce ! C’est vrai qu’elle n’a pas inventé la poudre, et qu’elle me ressemble, la pauvrette, ce n’est pas une Vénus, même quand elle sourit j’ai toujours peur qu’elle se morde les oreilles… Ah ! Ah !… mais c’est égal, je l’aime bien. »

Et d’une !

Avalée celle-là, avec autant de facilité qu’une cuillerée d’huile de ricin enveloppée de confitures.

Variante : « Madame X est bien la plus charmante personne que je connaisse : sympathique, spirituelle, charitable, mais… Ah !… non ce serait vilain de vous raconter ces choses. Mettons que je n’ai rien dit. »

Et de deux !

Ce mais apparaît phénoménal, terrifiant, comme en regardant une cartouche de dynamite, on voit en même temps la terre trembler, les ponts se briser, les cailloux obscurcir le soleil et les morts joncher le sol de leurs sanglants débris.

Lâche trahison ! Ah ! vous savez bien que ce mais, suivi de sa sinistre procession de points de suspension, laisse supposer plus de mal que vous n’en pourriez dire en une heure. Dieu sait pourtant ce qu’il peut en passer des rouleaux d’atrocités en ces merveilleux « potinographes » à déconcerter Edison lui-même !

Troisième manière. — On s’arc-boute derrière l’affût imaginaire : On dit, et de là chacun tire sur tous ceux qui lui portent ombrage : On dit que Mad. Z. fait parler d’elle. — On dit que la célèbre maison de commerce X sera mise en faillite sous peu, ce qui va rabattre un peu le caquet de cette prétentieuse Madame X.

On dit que M*** de l’hôtel de ville fait du boodlage sur une haute échelle, tandis que sa femme…

Et voilà comment il se fait que les nouvelles, parfois les plus fausses circulent dans l’air ambiant des salons. Essayez de remonter à la source, prenez pour cela le fil conducteur d’Ariane. Roulez, roulez, le fil vous reste dans la main et ne se rattache à rien !

Ceux qui lancent dans l’espace ces cancans, savent-ils toujours les ennuis, le tort, les malheurs que leurs ineptes jacasseries peuvent causer autour d’eux ? Si oui, ils sont au moral plus noirs qu’un Shortis : ce dernier n’a tué que les corps, les calomniateurs, en déflorant les réputations, tuent les âmes…

Vous êtes des meurtrières, des empoisonneuses, belles dames qui, entre deux tours de valse, distillez le venin du mensonge, du bout de vos lèvres minces comme des lames de couteaux. Vêtues de tulles et de vaporeuses dentelles, vous êtes ce poison des Borgia enfermé en des flocons de cristal artistement ciselé, vous êtes ce fruit velouté que les vers rongent au cœur.

Quand le masque de votre beauté vient à tomber, l’azur de vos beaux yeux bleus lance des éclairs d’acier, un horrible rictus enlaidit votre figure et des serpents, des crapauds, des vipères s’échappent en sifflant de vos lèvres. Alors la musique, au lieu d’une valse, semble soupirer un dies irae, un sentiment de vide et de tristesse m’étreint, et j’ai hâte de m’échapper de ces antres maudits, tant j’ai peur que la terre s’ouvre pour engloutir cette élégante société.

Je passe sous silence les deux plus basses personnifications de la calomnie : le chantage et la lettre anonyme ; leurs auteurs chargés de la vindicte sociale ont maintenant à répondre devant la justice humaine, des lâches coups de poignards qu’ils donnent dans le dos, sous le couvert de l’ombre et du masque !

Il est de ces âmes d’élite, parfumées d’une sublime et douce philosophie, sur lesquelles la calomnie glisse comme la flèche du rationaliste sur le symbole du salut, tant il est vrai que la vertu et la science sont le plus puissant antidote que je connaisse contre le mortel poison de la calomnie.

La soirée battait son plein, quand un des plus brillants causeurs vint à s’éclipser poliment. Ce fut un concert de louanges qui monta vers l’absent, chacun y donnait l’écot de sa voix, quand un noble vieillard à cheveux blancs, mon voisin, se pencha vers moi et me dit une phrase dont je n’ai su la profondeur que cinq ans plus tard :

— Mais ce gaillard n’a donc jamais fait de bien puisque personne n’en dit de mal !…

Donc, chère enfant que j’ai vu pleurer « parce qu’on avait dit du mal de toi, » il faut te cuirasser contre la malignité des gens : on n’a pas de l’esprit et du talent impunément ! La calomnie est l’hommage inconscient de la médiocrité à la supériorité. Dans le grand orchestre de la nature le ouaouaron, comme le rossignol, chante la gloire de l’Éternel.