Bleu, blanc, rouge/50

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Déom Frères, éditeurs (p. 235-244).


CHEZ LA TIREUSE DE CARTES



EN face d’une feuille blanche où j’avais écrit en grosses lettres : Chronique, le regard au plafond, le bras levé, j’attendais l’inspiration, quand deux petites mains satinées se posèrent sur mes yeux.

— Devine !

— Cette voix d’oiseau, ce froufrou, ce parfum d’iris, allons pas besoin de voir. Ça une robe de mousseline, c’est rose, c’est ébouriffée, ça s’appelle Jeanne !

— Sorcière, va ! Oui c’est moi ! Mais ç’aurait pu être un voleur… Est-ce qu’on laisse les portes ouvertes, quand on se promène dans les nuages ? — À un autre jour la gronderie. La situation est trop grave, si tu savais… Mets ton chapeau, nous sortons !

— Que veulent dire ces airs mystérieux ?

— Chut ! je te conterai ça dehors. As-tu tes gants ! Bon ! Tu es jolie ainsi ! Arrive donc !

La porte à peine refermée, la charmante enfant me prit la main.

— Ma chérie, si tu savais comme j’ai du chagrin, ne ris pas, du vrai cette fois.

— Impossible ! qui donc voudrait te faire de la peine, toi si bonne, ça prendrait un monstre.

— Hélas ! le monstre est un joli garçon, depuis que ses moustaches ont repoussé. Tu te souviens du vilain tour qu’il m’a joué et de ma grosse colère d’alors. J’étais furieuse, quoi ! Comme je ris aujourd’hui de ces petites misères. Ce qui m’arrive est si triste ! Mon Paul, si gentil, si spirituel, qui me jurait hier encore un amour éternel, eh bien ! Georgette l’a vu se balader sur la rue avec une femme, haute comme ce poteau de télégraphe. Il avait l’air de son petit garçon, paraît-il. L’horrible créature riait comme une folle. Tiens, j’en frémis, je l’aurais étranglée, si je l’avais tenue.

— Voyons, voyons, calme-toi. — Oh ! ces amies ! Qu’avait-elle besoin de te faire ces révélations exagérées pour le moins ! Ton Paul, je parie, est aussi innocent que le bébé qui vient de naître. Est-ce qu’on ne peut faire un bout de conduite à une jolie fille, sans commettre un crime de lèse-fidélité ? La belle promeneuse était, qui sait, une petite cousine de la campagne et ton galant fiancé lui servait de cicerone à travers la ville. On évoquait des souvenirs d’enfance, lorsque chez grand’mère on jouait au petit mari et à la petite femme… Et la cousinette de rire, de rire.

Mais au fait, où me mènes-tu ? Nous enfilons depuis vingt minutes des rues sombres et tortueuses.

Je commençais à être inquiète des allures de conspirateur de ma petite amie et de l’étrangeté du quartier que nous traversions. La rue était mal pavée et coupée en deux par une mare, et les maisons bâties avec des toits écrasés semblaient vouloir rentrer sous terre. Comme le jour commençait à baisser, de loin en loin une lanterne tremblotait, semblable à un papillon jaune qui agonise en battant des ailes.

Le tintamarre de la ville, le sifflet des locomotives, le roulement des lourdes voitures allaient s’affaiblissant pour s’assoupir confondu dans un vague murmure comme le chantonnement lointain des chûtes. On se serait cru à dix lieues de Montréal, dans quelque tranquille petit village. Les gens s’interrogeaient sur le seuil des portes avec une intime familiarité.

— Beau temps, n’est ce pas ?

— Mais la pluie ne tardera pas.

— Comment va la petite ?

Ci et là de petits jardinets donnaient la note gaie ; de blanches maisonnettes disparaissaient sous la verdure et des enfants s’ébattaient sur l’herbe.

— Que c’est joli ! m’écriai-je, gagnée par l’admiration ! Croirait-on qu’on puisse ignorer de semblables coins de paradis ! Mais enfin, me diras-tu où nous allons ?

— C’est juste, tu te laisses conduire avec une docilité d’agneau qu’on mène à la boucherie. Mais nous arrivons. Vois cette masure à la veille de s’écrouler, entre ces deux gros arbres, c’est l’antre d’une sorcière, d’une cartomancienne en renom. Elle dit le passé, le présent, l’avenir. Nous allons la consulter, elle va lire dans le cœur de Paul comme dans un livre, je vais pouvoir sonder cet abîme de perfidie et d’hypocrisie et savoir le mot de l’intrigue qui menace mon bonheur.

— Mais, tu crois en ça, toi, Jeanne. Le Seigneur aurait écrit le destin des hommes sur des as, des valets, des dames ou des rois ! Il aurait chargé ces mégères d’être le médium de ses desseins providentiels…

— Tais-toi… attends, tu vas voir, fit-elle en posant un doigt sur mes lèvres.

Nous escaladons un escalier gluant où des marches manquent : il faut avoir de remarquables dispositions acrobatiques et une forte démangeaison de connaître l’avenir pour risquer de se rompre le cou en sautant les espaces ; une clenche grasse roule dans nos mains et laisse à notre peau la sensation d’une caresse de couleuvre. L’on pénètre dans une salle basse et fumeuse, espèce d’antichambre où les patients attendent leur tour d’admission au sacrum sanctorum. Il y avait là des jeunes filles, des femmes, quelques représentants du sexe fort, un vieillard à cheveux blancs, je souligne pour qu’on ne les confonde pas avec les vieillards à cheveux noirs ou blonds, à l’âme blasée qu’on rencontre tous les jours. Je me demandais ce que ce vétéran de la vie venait chercher là ; à cet âge, est-ce qu’on ne sait pas l’alpha et l’oméga de toutes choses ? Y aurait-il dans cette cendre des tisons qui flamberaient encore ? Sous la neige des hivers quelques fleurs printanières qui défieraient les froidures ?…

On causait en attendant :

— Moi, disait une commère, je viens ici toutes les semaines et je ne regrette pas l’argent que ça me coûte chaque fois. Elle dit des choses, mais des choses !… C’est pas humain de parler comme ça. Aussi, je ne voudrais entreprendre aucune affaire importante sans l’avoir consultée auparavant.

— Je crois bien qu’elle est extraordinaire cette femme… la preuve, c’est qu’elle réussit à faire intenter un procès en séparation à ce mauvais garnement de X, en révélant à sa femme ses turpitudes, qu’elle était seule à ignorer. C’est triste tout de même pour les petits : les deux aînés out suivi leur père, les trois derniers, on n’a pu les arracher à leur mère.

Un grand efflanqué d’anglifié poursuivit la litanie d’une voix nasillarde : « Moi je demeurais dans le New-York State et je roomais avec un chum sur la fifth avenue. Je travaillais à la Street Agency Company, voyez ma badge. Je ne pouvais réussir à mettre la main sur un fameux pick-pocket, quand un friend me dit : Va donc te faire tirer aux cartes. Je suivis son conseil et m’en suis bien trouvé : la vieille m’a dit d’aller au dipot à la rentrée de la traîne que je grifferais mon homme.

Et c’est arrivé, comme elle l’avait dit !…

— C’est votre tour mademoiselle !

Je me levai anxieuse, le cœur un peu serré… et je franchis le seuil de la caverne du Walpurgis… La sorcière assise à une petite table battait les cartes fébrilement, affectant de ne pas regarder l’arrivant. Grande, maigre, sans gorge ni hanche, rien en elle ne rappelait la femme. On ne pouvait lui donner d’âge, elle avait peut-être soixante ans, peut-être quarante. Le visage jaune, quadrillé de rides, était plissé comme du crépon. Dans cette face parcheminée s’allumaient deux yeux d’un bleu froid d’acier, incisifs, fouilleurs, dont les paupières comme la bouche marchaient, constamment agitées d’un tic nerveux. Elle était inquiétante par le recul de ses regards scrutateurs et de sa bouche édentée qui s’ouvrait noire comme un four…

— Prenez donc un siège !… et coupez trois fois avec la main gauche !

Mon calme m’était revenu, je suivis en amateur les évolutions de la cartomancienne : ces questions adroites, lancées sans en avoir l’air, le regard à demi voilé pour ne pas perdre le jeu de ma physionomie. Un sens pénétrant et subtil, une prodigieuse habilité à saisir une furtive rougeur, un signe affirmatif ou négatif, des ruses de sauvage pour découvrir une piste… et une fois lancée, quelle faconde, c’est à peine si l’on pouvait la suivre. Ce qu’elle a dit, il me faudrait des colonnes pour vous le raconter : De l’amour !… encore de l’amour, toujours de l’amour !… avec l’épilogue des romans honnêtes : le mariage. Mais je me garderai de commander les lettres de faire part, à moins que je ne trouve un bon courtier pour m’avancer cent dollars sur les millions qui doivent me revenir en héritage… L’étonnante révélation que j’ai eue, et qui vaut bien quelque chose, pourtant je le savais : la cartomancie est une fumisterie.

— Une piastre seulement… conclut-elle… Je payai et cédai la place à ma petite amie.

Quand je revins m’asseoir dans l’antichambre, un nouvel arrivant pérorait au grand ébahissement de l’assemblée qui l’écoutait bouche bée et yeux écarquillés, sans trop comprendre. C’était un petit vieux à la chevelure huilée et plate qui tombait sur ses épaules poudrées de pellicules, il s’exprimait avec une quasi-éloquence enflammée qui pointillait d’étincelles ses petits yeux perçants :

— La croyance au merveilleux, disait-il que l’on déclare être le symptôme de la décadence des peuples existait cependant aux premiers âges du monde. Elle fait le fond même de la nature humaine. Si la franc maçonnerie tire ses rites et son culte du temple de Salomon, les devins, les voyants, les sorciers peuvent se prévaloir à bon droit d’une plus haute antiquité. Le premier livre des Rois, chap, xxviii nous donne une scène d’évocation qui ressemble beaucoup aux phénomènes de matérialisation rapportés par Allan Kardec : « Samuel était mort : tout Israël le pleura. Saül dit à ses officiers : Cherchez moi une femme qui ait un esprit de Python, afin que j’aille la trouver et par son moyen consulter le prophète mort. Ses serviteurs lui dirent : Il y a à Andor une femme inspirée. Saül se déguisa donc, mit d’autres habits et s’en alla accompagné de deux hommes seulement ; il vint la nuit chez cette femme et lui dit : « Découvrez-moi l’avenir par l’esprit qui est en vous et faites paraître celui que je vous dirai. »

Cette femme lui répondit : « Vous savez tout ce qu’a fait Saül et de quelle manière il extermine les magiciens, pourquoi me tendez-vous un piège qui me ferait perdre la vie ? »

Saül lui jura sur le Seigneur qu’il ne lui serait fait aucun mal. La femme lui dit :

— Qui voulez-vous que je fasse venir ?

— Samuel !

À l’instant le prophète se dressa devant eux.

— Pourquoi venez vous troubler mon repos, dit l’ombre de Samuel à Saül, en me faisant venir ici ?

— Je suis dans une étrange extrémité : les Philistins me font la guerre, et Dien s’est retiré de moi. Il n’a pas voulu me répondre, ni par les prophètes, ni en songe, c’est pourquoi je vous ai fait évoquer afin que vous m’appreniez ce que je dois faire.

— Le Seigneur vous traitera comme je vous l’ai dit de sa part. Il déchirera votre royaume et l’arrachera d’entre vos mains pour le donner à David.

Saül épouvanté tomba la face contre terre.

Les empereurs, les pharaons, les édiles, les législateurs, les rois, tous hommes graves, avec poil au menton, s’inspirèrent de ce précédent biblique pour consulter qui les oracles, qui les sibylles, les pythouisses qui les augures, afin d’avoir le mot de la désespérante énigme : ce que nous garde l’avenir. On interrogea tour à tour la magie, l’astrologie, la sorcellerie, l’alchimie, la théosophie, le somnambulisme. En notre siècle de scepticisme, on a vu Napoléon, la superstitieuse Joséphine, réclamer audience de Mademoiselle Lenormand et par son ministère implorer le dieu inflexible…

— Oui mais, le maître du monde qui courba les empires sous son bras de fer ne put desserrer les lèvres cruelles du destin. Mes lèvres comme pour protester contre tout ce fatras d’érudition, murmuraient ces vers de Victor Hugo :

Sire, vous pouvez prendre à votre fantaisie
L’Europe à Charlemagne, à Mahomet l’Asie
Mais tu ne prendras pas demain à l’Éternel !

Alors Jeannette, radieuse, fit irruption dans la chambre d’attente.

— Voyons ! dis-je à ma petite amie, que t’a dit la sorcière ?

— Oh ! des choses superbes : Paul m’aime toujours, nous nous épousons au printemps, nous serons heureux !…

Le règne des cartomanciennes n’est pas près de finir tant qu’elles prédiront du bonheur aux naïfs humains !…

Heureux encore ceux qui pour une piastre peuvent acheter une botte d’illusion !

Ah ! cette curiosité maladive, ce besoin irritant de soulever le quadruple voile qui dérobe Isis aux profanes. Mais Dieu fit bien de noyer la fin des horizons dans une mer de brume. Quel triste présent serait la vie, si l’on savait l’instant précis où elle nous échappera ; la rue où telle tuile devra nous tomber sur le crâne et faire jaillir notre cervelle en bouillie ! Que dit le printemps au condamné à mort ! L’orchestre harmonieux qui prélude à la grande fête de la nature, serre douloureusement son cœur comme les sanglots voilés d’une marche funèbre ; le bégaiement des jeunes feuilles dans les arbres lui semble des soupirs étouffés ; la terre où les pommiers ont neigé, le blanc linceul qui enveloppera son corps inanimé.

Ô jeune fille, qui voudrais connaître le jour, l’instant où tu aimeras, le ciel prend pitié de toi, car il sait bien que tu ne sais ce que tu veux… Songe à l’émoi du voyageur qui traverse le désert brûlé par un soleil de plomb, la poitrine desséchée, les pieds en feu. Sa gourde est épuisée et la mort blême l’attend sur cette plaine sans fin, loin des siens, loin de sa patrie… Quand tout à coup il voit se détacher sur la rousseur du champ de sable une tache d’un vert sombre, c’est le salut inespéré, c’est l’oasis, la fraîcheur de l’ombre, la source désaltérante. Délice de l’imprévu ! Au détour du chemin un soir de bal, entre deux tours de valse la caresse d’un regard vous est resté dans l’âme ; cette télépathie étrange qui vous met subitement en communion d’idée et de sentiments avec une personne, hier encore inconnue. Ce courant d’attraction qui vous pousse tous les deux vers la même rue ; ce trouble divin de l’amour qui s’ignore encore, ce battement de votre cœur, aux accents d’une voix connues ; ah ! ces mille surprises de l’inattendu, elles dépassent toutes nos prévisions de bonheur, parce que Celui qui dispose des événements en vue de notre bien est un maître infiniment bon, infiniment sage !

As-tu besoin de savoir, pauvre petite violette, que ta fleur effacée va se faner sur sa tige, sans que le voyageur distrait n’écarte l’herbe où se cache ton front. Espère, frissonne au moindre bruissement des branches et meurs en attendant la main qui s’ira déchirer aux épines de la rose !

Toi, pauvre petite femme qui a vu s’effeuiller, jour par jour, les pétales de ton bouquet d’oranger avec les candides illusions de ton cœur, je t’ai vu longer les maisons d’une rue obscure et pénétrer dans le taudis d’une cartomancienne. Tu voudrais savoir ce qu’il a fait du cœur qu’il t’avait donné, un soir de mai, alors que dans un rayon de lune la pâleur de son front semblait illuminée d’un rayonnant bonheur. Pourquoi le lendemain de ces nuits passées loin de toi, ses yeux sont-ils battus, son regard fou, ses tempes creusées, ses mains tremblantes ? Où va l’argent de son salaire ?

Qu’as-tu besoin de le savoir ? Pourquoi remplir ton âme de ces ombres ? Crois, plutôt : la foi ridicule, aveugle, vaut mieux encore que la négation du beau et du bien.

Qui que vous soyez, si vous être affligé de cet importun viscère, le cœur, vous souffrirez ! Pas n’est besoin d’être sorcier ou cartomancienne pour vous le prédire ! Tout heurtera votre sensibilité, un mot, un regard, un geste, vous fera pleurer. Mais pour un rien, vous aurez des heures de délices inconnues aux vulgaires mortels. Un merci reconnaissant, une caresse d’enfant, la chanson des nids, le scintillement d’une étoile, éveilleront dans vos cœurs de pures jouissances !

Femme coquette, la beauté n’est pas éternelle ; ces diamants, qui sont les sueurs de ton mari, se changeront en pleurs à l’automne de tes jours !… Ces admirateurs que tu tiens à tes genoux, courbés sous ta griffe rose, tu les verras s’enfuir comme les hirondelles aux premières neiges et pour ne plus revenir.

Petite ouvrière, il y a toujours dans ton jeu un beau ténébreux, féru d’amour pour toi. Mais il n’ose te déclarer sa flamme parce que tu es pauvre, toujours une dame de pique, une intrigante brouille tes cartes, jalouse de ton talent et de ta beauté. Mais je prêche dans le désert, quand vous m’aurez lue vous direz comme conclusion :

— C’est égal, si je connaissais une bonne tireuse de cartes j’irais la faire jaser sur mon compte, histoire de m’amuser !