Bleu, blanc, rouge/60

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Déom Frères, éditeurs (p. 285-290).


LE DINER DES ROIS



PAUVRES vieux ! C’est la première année que leur fils, Jean, ne dînera pas avec eux le jour des Rois.

Tout au bonheur de savourer les premiers rayons de sa lune de miel, songera-t-il seulement à ceux qui pleurent en regardant son portrait au cadre d’or trônant à la place d’honneur dans la grande salle ?

— Sa femme, sa femme !… grogne le père, une fille de la ville, une gesteuse qui parle en tarmes. Elle aura honte de nous, ben sûr. Une enjôleuse qui nous vole le cœur de notre fils et pour ça l’aime-t-elle autant que nous, hein, Josette ? Ah ! les enfants, quand ça se marie, ça se dénature ! p’têtre ben qu’y pense pu à nous pan toute, t’aurais dû y écrire, Josette !

Mais la vieille fait mine de ne pas l’écouter, depuis le matin qu’elle trottine pour tout mettre en ordre.

— Ça me dit qu’il va venir, soupire-t-elle.

Elle a fait elle-même le lit dans la grande chambre, un beau lit de duvet, qui monte comme une crème jusqu’au plafond. Elle place avec soin les hypocrites en dentelle qui retombent sur la courte-pointe, fleurie de dessins naïfs et bizarres, faits avec des petits morceaux d’indienne et met un morceau de savon neuf dans le savonnier, du tabac frais dans la blague

— Pourquoi te donner tant de trouble. Est ce que t’aurais reçu des nouvelles. Tu serais ben capable de n’en rien dire, vous avez toujours eu des secrets ensemble.

— Tiens, encore une idée !

Non, elle ne sait rien, mais son cœur parfois s’arrête de battre, une voix connue et aimée fait vibrer (siller comme elle dit) son oreille intérieure. Joyeuse, elle va de la salle à la cuisine, donne un coup d’époussetoir ici, redresse un cadre, goûte aux sauces, aiguise les couteaux. De temps à autre, elle ouvre le fourneau et se prosterne religieusement devant une belle oie rebondie qu’elle arrose avec conscience d’huile dorée. Par un mouvement instinctif, le vieux s’incline de même, l’œil brillant, l’eau à la bouche.

— Cristi ! le bel oiseau !

Maintenant, le vieux n’a plus qu’une pensée : le dîner.

— Midi moins un quart, nous attendrons jusqu’à midi juste… Ah ! les enfants ! pourquoi ça ne reste-t-y pas toujours petits.

Pour tromper son attente, le pauvre grand’père évoque de lointains souvenirs :

— T’en souviens-tu de ce jour de l’an, quand je lui avais acheté ce grand cheval de bois, sur lequel le petit se berçait en criant : « Who ! Gué ! » Il faisait claquer sa langue pour imiter le bruit du fouet. Et quand Jean était au collège et que j’allais le chercher pour la vacance. Le trajet de dix milles dans ma waggine qui cahotait à vous décrocher le cœur de l’estomac. À chaque soubresaut, un éclat de rire sortait du gosier de l’écolier ; en retournant, c’était un sanglot. Comme t’en avais des plans pour le garder une journée de plus ! Le petit était pâlot, chétif, il avait passé une mauvaise nuit, agité, fiévreux, ce serait cruauté à le renvoyer au collège ainsi…

— Mon Dieu, tout ça est loin !…

Soudain la vieille tressaille :

— As-tu entendu ?

— Quoi donc ?

— Il me semble, des pas… Mais je suis folle.

Elle le croit encore là, le cher enfant, elle ne l’a même jamais quitté. C’est une manie dont elle ne se guérira jamais, que de l’attendre toujours, de devenir anxieuse au moindre bruit qui fait craquer l’escalier.

— Allons, ma vieille, l’oie va sécher, quand même tu t’ostinerais à vouloir l’attendre, ça ne le fera pas venir… Ah ! le garnement, je gage qu’il n’aura pas un beau dîner comme ça !…

Il jette un coup d’œil ravi sur la table, blanche et parée comme un autel. Les fourchettes auxquelles manquent parfois un fourchon, sont reluisantes comme de l’argent. La vaisselle bleue où danse un rayon de soleil venu on dirait du gâteau doré s’étale majestueusement sur la table. Ah ! une merveille de gâteau tout sablé de sucre blanc et rose surmonté d’un panache en papier de soie rouge, car le vieux est libéral pur sang, à preuve qu’il déshériterait son Jean, s’il ne disait pas que Laurier est le plus grand homme du monde !…

Quand l’oie paraît radieuse et fumante en ses juteuses truculences, la peau fendillée et suintante, le vieux a un regain de jeunesse, sa grosse voix exubérante de maître de maison résonne comme aux beaux jours :

— À table !… Bon, c’est toujours la même chose ! jamais à table avec les autres, t’assieras-tu une fois…

Les manches retroussées, un éclair de gourmandise dans ses yeux clignotants, la lèvre frémissante, le vieux dessine un geste souverain pour enfoncer le couteau dans la chair grasse de l’oie, et méthodiquement il se met à la dépecer. Les morceaux s’empilent sur le plat, quand tout à coup il brandit triomphalement un mystérieux trophée : le petit os… Le petit os qui se fait l’interprète du destin, le petit os qui dit l’avenir !…

— Tirons, dit la vieille…

— Il faut le faire sécher avant…

— Je veux savoir tout de suite, moi… lequel de nous deux va mourir le premier ?

Et délicatement, tenant chacun l’un des bouts du petit os en forme de pincette, ils tentent de le séparer…

— Tu triches, toi. Voyons : un, deux, trois ! Crac !…

— J’ai la pelle, c’est moi qui va t’enterrer, ah !… ce n’est pas juste, tu l’as fait exprès, dit la vieille, prête à pleurer.

— Tu voudrais, sans cœur, que ce fût moi qui reste seul dans le monde, sans personne pour me dodicher…

— Je n’aurais jamais cru…

La voix tremblante du vieux en colère meurt dans sa gorge.

— Qu’est-ce, ma vieille, as tu entendu ?

Cette fois c’est bien devant la maison qu’une voiture s’est arrêtée. La porte en se refermant a fait trembler les cloisons.

— Jean ?…

Ils n’osent se regarder dans la crainte de se faire du mal en se trompant. Le vieux doute encore, mais sa femme, elle, les connaît bien ces pas depuis longtemps ils résonnent dans son cœur. Elle est forcée de s’asseoir, tant son émotion est grande, mais la porte s’ouvre et Jean court à sa mère, la prend dans ses bras et l’embrasse comme lorsqu’il était tout petit. Le père tremblant tend lui aussi les bras à son Jean :

« Mon pauv’petit !… »

— Et je vous amène ma reine, dit Jean. Une jeune femme paraît, toute craintive, emmitouflée dans ses fourrures, jolie à croquer, intimidée par le rôle de comparse qu’elle joue dans cette scène familiale, mais ces quatre bras s’ouvrent d’un accord si spontané, qu’elle court s’y blottir en criant comme Jean !

Papa !… Maman !…

— Pauv’petite, murmurent-ils extasiés, est-elle jolie !

— Et comme elle semble bonne !…

— Mais vos mains sont froides, mon enfant.

— Vite, Josette, un petit coup pour nous remettre de l’émotion… Il était temps que vous arriviez, Josette et moi nous étions en train de nous chicaner pour la première fois et à propos d’une bêtise. Ne disait-elle pas que c’était elle qui partirait la première. Tu comprends bien que le sang m’a monté à la tête.

Les yeux de Jean devinrent humides, et subitement devenu grave :

— Buvons au bonheur de retrouver au foyer nos bons vieux parents, dont l’amour n’a pas de défaillance !

Mais la vieille grand’mère, prenant dans ses mains la tête de son Jean :

— Va ! ne te chagrine pas, j’ai pensé gagner du temps, le vieux gourmand ne voulait-il pas entamer mon beau dîner… et « ça me disait que tu viendrais. »

— Encore des secrets qu’y se disent !… allons ma fille, nous nous dirons des secrets, nous aussi. Josette, remets l’oie au fourneau, il faut manger : nous avons attendu assez longtemps.