Bleu, blanc, rouge/61

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Déom Frères, éditeurs (p. 291-294).


LA FIN D’UNE TRAGÉDIENNE.



VA T’EN Hiver !… Blanche sorcière des glaciers !… Tu ouvres sur le monde la boîte de Pandore d’où s’échappent tous les maux qui nous accablent : la grippe, les engelures, le coryza, la pneumonie, la faim, les pleurs, les désespoirs, le suicide, etc.

Les grelots aux voix argentines saluaient ton arrivée, en décembre dernier, ils tintent aujourd’hui tristement ton agonie. Le manteau d’hermine, qui emmitoufle tes grâces frileuses, se déchire en maints endroits et laisse voir le sol noirâtre. On dirait une vieille actrice affrontant sans vergogne les feux de la rampe : forte de son ancienne faveur elle ose mendier, avec une grimace souriante, les applaudissements habituels. Mais, hélas ! la gaze fripée des toilettes surannées ne peut voiler les muscles du cou et les épaules rentrées de l’ex-favorite. L’écrin rosé où rutilait une rangée de perles fines, s’ouvre livide, quelques rares pierres presque arrachées de leurs montures s’étalent sur le velours décoloré. Ses yeux brillants que le madrigal du poète appelait des étoiles volées au firmament du bon Dieu, se voilent tristement de pleurs. Ils implorent la pitié de l’auditoire qui trépigne et siffle. Voilà que les larmes roulent sur ses joues ; la couche épaisse de poudre de riz délayée qui dissimule « des ans l’irréparable outrage » coule dans le cou où les veines saillissent comme des cordes de violon. Et le masque apparaît dans toute sa hideur ridicule. Un immense éclat de rire, bruyant comme un tonnerre, foudroie la malheureuse que l’on emporte mourante.

« Que vous ai-je fait, pour être chassée honteusement comme une mendiante ? soupire la déesse des neiges. Tu m’aimais tant, ô poète, qui chantais sur ton luth la parure diamantée des forêts, la chute cascadant comme un écureuil, sur les rochers engivrés. Tu disais, dans tes strophes, la douceur de ce tapis moelleux fait, il semble, de duvet de tourterelle, si léger que les fées y peuvent venir danser, le soir, sans laisser de trace. Et, maintenant, ingrat, ta lyre frémit comme la harpe d’Éolie, au souffle naissant de la brise printanière. Tu m’aimais, ô artiste, qui jetais sur la toile la mélancolie des nuits d’hiver, et la clarté mystérieuse de la lune versant sa pâleur sur la campagne immense, la forêt blanche où les bouquets d’arbres empanachés ressemblent à ces dais que l’on tient au-dessus de l’officiant dans les processions. Et maintenant, je ne vois, sur ta palette, que du bleu doux, du rose tendre et du vert, toujours du vert ; sur ton chevalet, un gros soleil rougeaud, avec une immense chevelure rousse. Horreur !

Amoureux, rappelle-toi la poudre irisée que je faisais tomber sur la chevelure de ta douce amie, et qui la faisait ressembler à une marquise Pompadour. Sur ses joues, sur son menton, tu vantais ce fard exquis que la bise glaciale y savait mettre. On eut pris son joli bec pour une cerise. Vous rêviez alors d’un bonheur ouaté, doucement pelotonnés au coin du feu… Vilain ingrat, tu ne détournes pas la tête pour me voir partir, tu guettes au ciel le retour des hirondelles. Tu murmures à ta fiancée de douces choses, où il est question de fleurs, d’oiseaux, de pastorales, que sais je ?…

— Et toi, petiot, au moins te souviendras-tu de moi ?

— Oh ! si, la bonne Dame, qui envoie l’ange de Noël remplir mon bas… La bonne Dame qui nous prête sa belle neige pour faire des maisons et des bonshommes. Je t’aime bien va ! Reviens nous voir. Et le mignon envoie un baiser du bout de ses doigts potelés…

Elle sourit tristement.

— Oui, petit, pour toi seul, je reviendrai.

Ne te lâche pas, altière souveraine. C’est le sort commun ici-bas aux choses et aux êtres. « Tout s’use tout passe. » Il vient un temps où la vie nous pousse cruellement hors d’ici en fermant sa main, si libérale, aux jours de la jeunesse… Mais, las ! quand la coupe dorée s’est épuisée, l’homme a gardé le goût de l’ambroisie sur sa lèvre, sans avoir apaisé sa soif. Jeune, dans un corps usé, il aspire toujours au bonheur qu’il regrette, et qu’il ne peut goûter. Pourquoi ce désir de félicité suprême ne s’éteint-il pas chaque jour avec le fluide vital, si tout finit avec le souffle, comme disent les matérialistes ?… Au contraire, ce désir devient un besoin plus irritant avec les années, chez le voyageur arrivé au sommet de la colline. Le clavier est usé, mais le musicien a plus ardent le souffle sacré de l’inspiration ! Il rêve d’un instrument plus perfectionné, avec des cordes innombrables, une gamme complète où l’âme pourra rendre enfin la plénitude des harmonies qui chantent en elle. Le cri du vieillard mourant est celui du supplicié du Golgotha : Sitio ! Refuserez-vous, Seigneur, les ondes vives de vos fontaines, à ces cœurs altérés qui demandent de continuer là-haut le rêve commencé dans cette planète.

Savants qui cherchez l’élixir de l’éternelle vie, n’allez pas le trouver ! Pitié pour les affamés, pour les chercheurs d’infini, pour les désillusionnés qui demandent plus et mieux qu’ici bas.